Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Arzew se souvient... De l’odieux massacre du 11 mars 1962

par Saddek Benkada*

La première et la dernière fois où fut publiquement commémoré ce triste événement remonte au 11 mars 2004, grâce à l’initiative de Hocine Mérabet, président de l’APC d’Arzew et de son adjoint Khalfaoui qui organisèrent, au siège de la mairie, une matinée commémorative lors de laquelle le Cheikh Iyadh Bouabdelli rappela les douloureux événements qu’avait connus la ville d’Arzew, le 11 mars 1962 durant laquelle plus d’une vingtaine de victimes innocentes, hommes, femmes et enfants furent massacrés par l’OAS et l’armée française.

Arzew important centre militaire

En dehors d’Oran, d’Arzew et Mers-el-Kébir étaient les centres de l’ouest algérien où la proportion des Européens était prédominante (soixante pour cent environ) ; mais également, les villes qui accueillaient de très importantes installations militaires des trois armes : armée de terre, marine et aviation.

Arzew petit port de pêche, mais également et surtout place forte militaire marquée notamment par la présence de nombreux centres à caractère stratégique : camp Franchet- d’Esperey, base aéronautique navale, le centre de repos dit «l’Ile d’Elbe»1 et principalement la présence au cœur de la ville du fameux Centre d’Instruction des Opérations Amphibies (C.I.O.A.)2 qui abritait également le sinistre Centre d’Instruction de Guerre de Contre-Guerilla et de Subversion (C.I.G.C.G.S).3

Le mois de mars 1962, la ville d’Arzew n’est pas épargnée

Tandis qu’Oran était mise à feu et à sang ; Arzew, à l’approche de la date fatidique de la signature des Accords d’Évian, et sous le choc du prétendu massacre par le FLN de Mme Ortéga et de ses deux enfants, le 1er mars à Mers-el-Kébir ; la population européenne d’Arzew chauffée à blanc par la propagande OAS, sentant que le rêve d’une Algérie française était en train de se dissiper irréversiblement comme le brouillard au lever du soleil, dans chaque geste, dans chaque parole certains Européens d’Arzew, plus particulièrement les jeunes mourraient d’envie d’en découdre avec les «Arabes» en recourant à la méthode des effroyables «ratonnades» qui ont fait leur preuve à Oran laissent présager le pire.

Préludes de sang

Alors que le Ramadhan tire à sa fin, le lundi 5 mars 1962/28 ramadhan1381, à quatre jours de l’Aïd Seghir, à midi ; un commando OAS se rend à une villa du quartier des Jardins où habitait Kerbouci Mnaouer, 52 ans, Conseiller général, dirigeant de l’OMA et responsable du Bureau de main-d’œuvre du port d’Arzew ainsi que Malki Miloud, 51 ans, garde champêtre qui se trouvait avec lui, et les abat. La population algérienne est sous le choc.

Que s’est-il passé durant cette fatidique journée du 11 mars 1962 ?

À partir de témoignages écrits et oraux nous avons essayé de reconstituer le drame dans ses différentes phases. Deux journaux relatèrent les «événements», L’Écho d’Oran et Le Monde. Sous le titre de «Incidents à Arzew»L’Écho d’Oran4 relate que l’agitation «a régné dans la petite ville depuis vendredi soir [9 mars]. Elle fut déclenchée à la suite d’un attentat FLN commis par deux terroristes dans un bar de la cité où ils lancèrent une grenade qui n’éclata pas. L’auteur de l’attentat et un complice furent poursuivis et malmenés par la foule.» ; quant au journal Le Monde5, il rapporte que «... Les incidents avaient commencé par un attentat FLN manqué dont les auteurs avaient été malmenés par la foule. Des manifestants européens avaient saccagé alors une vingtaine de magasins musulmans, à la suite de quoi des magasins européens situés près du quartier arabe avaient été incendiés.»

Le seul témoignage écrit par un Algérien de ce drame est celui que relate Touhami Derkaoui dans son livre.6 Il écrit à la page 126 «Un autre drame de cette époque, dont je me souviens avec encore plus d’amertume, est celui de l’affaire du jet de grenade au bar Schmitt à Arzew. Un dénommé Hanane Driss, et lors d’une visite chez son beau-frère au bain maure, fera la connaissance avec les trois djounouds, Bourguiba, Mussadek et Nadji. Pris de sympathie pour le jeune homme, Nadji lui fera cadeau d’une grenade vide comme souvenir. Le 9 mars 1962, à Arzew toujours, le jeune Driss consacrera d’abord sa journée à aider un parent à déménager son salon de coiffure vers son domicile. Passant devant le bar Schmit, Driss s’amusa alors à y jeter la «fausse grenade». Il sera poursuivi jusqu’au domicile où il sera arrêté en même temps que Isri Mustapha. Emmené à la base marine dans les locaux du 2ème Bureau, Driss sera torturé et exécuté. Deux autres membres de la famille Hamidèche, les dénommés Amar et Mustapha, parents de Driss, seront aux aussi arrêtés puis relâchés dans les champs, sans aucune explication ni procédure. L’occasion de ce «faux attentat» sera une aubaine et un prétexte pour les brigades de l’OAS qui mèneront une véritable opération punitive en assassinant, au lieu-dit «les jardins de la Guetna», une vingtaine d’Algériens innocents, Pour moi et pour ceux qui gardent en mémoire ce drame, la journée du 11 mars 1962 à Arzew est une journée de deuil.»

Un autre témoin que personne n’a eu la présence d’esprit de questionner pour nous donner la version des faits vue du côté européen c’est Germaine Ripoll, la seule Européenne qui est restée à Arzew jusqu’aux années 2000.7

Le déroulement du massacre

En ce dimanche printanier, du 11 mars 1962 correspondant au quatrième jour de l’Aïd Séghir 1381 ; civils et militaires européens se retrouvaient dans les bars de la ville ; notamment L’Escale et le Cappricio.

Hennane Driss, un jeune fidaï qui venait d’être intégré au réseau reçut de Nadji une grenade désamorcée comme cadeau de bienvenue. Le jeune fidaï inexpérimenté pensait avoir entre la main une vraie grenade. Voulant montrer son ardeur patriotique de néophyte, cible le bar L’Escale qui, à 8h30 accueille déjà ses premiers clients constitués principalement de militaires basés à Arzew ; notamment les Légionnaires, les marins du C.I.O.A. et les stagiaires du C.I.P.C.G.

Hennane Driss accompagné de deux autres camarades, arrivé, au niveau du bar, descendit de voiture et jeta l’engin à l’intérieur de l’établissement et prit la fuite à toute vitesse. La grenade désamorcée ne fit plus de peur que de mal. Les militaires présents, se lancent à sa poursuite et le rattrape au seuil de son domicile. Emmené à la base marine dans les locaux du Centre d’Instruction des Opérations Amphibies. Il sera torturé et exécuté, son corps ne fut jamais retrouvé.8

Deux autres membres de la famille Hammidèche, Amar et Mustapha, parents de Driss, seront aux aussi arrêtés puis relâchés.

Aussitôt la nouvelle de la tentative d’attentat se répandit comme une traînée de poudre parmi la population européenne. Celle-ci, à l’approche de la date fatidique de la signature des Accords d’Évian était déjà chauffée à blanc par la propagande OAS. Peu de temps après, un premier groupe de jeunes européens se forma et se mit à saccager les magasins appartenant à des Algériens; situés près de la Guethna, le quartier «arabe» d’Arzew.

Cependant, ce qu’il a lieu de noter, c’est que la réaction des Européens ne s’était pas limitée aux saccages ; mais, elle prit une toute autre tournure qui se transforma très vite en une vaste chasse à l’homme.

Des groupes d’Européens de tous âges composés d’éléments de l’OAS assistés par des militaires, équipés de véhicules blindés armés de mitrailleuses 12/7 ; commencent à parcourir la ville, tuant tout «Arabe» qui se trouvait sur leur chemin.

Cela a commencé par le quartier mixte des Chevriers où le premier Algérien rencontré fut Hamada Hadj abattu devant sa mère et ses sœurs, en continuant à semer la mort aux quartiers de Tourville et des Jardins, où ils abattent Belkébir Mohamed ; et après lui, Rebbouh Bekhada.

En l’espace de deux heures, de dix heures à midi, la ville d’Arzew a vécu une véritable Saint-Barthélemy qui s’est soldée par plus de 23 morts, tous «Arabes». Un véritable massacre du 8 Mai 1945 à l’échelle d’Arzew. 9

Le bilan des victimes algériennes de cette sinistre journée s’est soldé de 23 morts ; à savoir :
- RABAH Sayah, 14 ans et son frère Mohamed 6 ans,
- BENCHAA Ghali, 40 ans et son frère Amar, 24 ans
- METTAF Mohamed, 18 ans
- BENATIA Abdelkader, 29 ans
- Hacen BEN MEZIANE, 27 ans
- REBBOUH Bekhada, 18 ans
- MAANEH Ben Fakir Hamou, 32 ans et son épouse BENT MIMOUN Yamina, 28 ans
- BENCHALHI Mohamed, 38 ans
- BENKHEIRA Abdelkader
- CHOHRA Mohamed
- DJOULDEM Abdelkader
- ISRI Mustapha
- HAMADA Hadj, 19 ans
- BELKEBIR Mohamed, 58 ans
- HENNI Miloud
- BENHADDA Mohamed
- BENACHOUR Mohamed
- MOUALEK Abdallah
- CHENNAF Bouziane, 40 ans
- KHADIR Hadj
- Victime non identifiée, 23 ans environ

Conséquences de ces tueries

Ce qui venait de se passer à Arzew a provoqué une onde de choc qui s’était très vite propagée dans les villages situés sur la route d’Oran à Arzew ; notamment, Bir-el-Djir (Arcole), Hassi Bounif, et Sidi Chahmi, où les populations algériennes craignant de subir le même sort que leurs compatriotes d’Arzew se sont organisées en comités d’auto-défense munis de moyens hétéroclites ; ces comités que certains organes de presse avaient faussement attribué leurs créations à des émissaires FLN. Les plus importants heurts se sont déroulés à Sidi Chahmi, dans la nuit du 12 mars, quand vers 22 h, des cris stridents ont réveillé la population de Sidi-Chami : le quartier nord du village, entièrement occupé par des musulmans, venait soudainement d’être le théâtre d’une vive effervescence ; où six cents musulmans environ avaient envahi les rues ; ils étaient armés de barres de fer et de fourches.10

Il va sans dire que par ces tueries du mois de mars, l’OAS installe désormais à Arzew un climat de terreur sanglante qui touche non seulement les Algériens musulmans mais également les femmes européennes mariées avec des Algériens, comme c’est le cas de Mme Marie-Louise Bensouag11, 36 ans, abattue le 31 mai 1962 à 15h15, en plein centre de la ville.

Désormais, Arzew par les victimes sacrifiées de l’aveuglement meurtrier de l’OAS venait de payer sa dette de sang pour l’indépendance de l’Algérie.

*Ancien P/APC d’Oran - Socio-Historien - Chercheur associé au CRASC

Bibliographie :
DERKAOUI Touhami, Un moudjahid raconte : De la terre... à la guerre ou la vie d’un soldat «inconnu», Oran, Éd. Dar El Gharb, 2006,

Sources :
Journaux :
L’Echo d’Oran
Le Monde

Témoignages :
BOUKHARI Nacer
BENSOUAG Slimane
ZAOUMI Moussa, Mémoires d’un adolescent (Facebook)

Notes
1- Ancien Dépôt des convalescents de la Légion étrangère, destiné à recevoir pour se reposer les soldats convalescents des régiments de la Légion étrangère; notamment ceux du 5e R.E.I. (Régiment étranger d’infanterie).
2- C’est au C.I.O.A. commandé par André Patou , qu’ en 1952, le capitaine Robert Maloubier alias Bob Maloubier et le lieutenant de vaisseau Claude Riffaud, introduisent dans le programme d’instruction le cours de «nageurs de combat». Formés en unité, ces dernières s’installent un an après, en 1953, à la base aéronavale de Saint-Mandrier-sur-Mer, près de Toulon.
Le C.I.O.A. est actuellement le siège de l’entreprise Région Industrielle d’Arzew anciennement E.G.Z.I.A. (Entreprise de Gestion de la Zone Industrielle d’Arzew), relevant de Sonatrach.
3- Un deuxième centre de ce genre existait à Skikda où, lors des événements du 20 Août 1955, Paul Aussaresses y exerça ses sales besognes de tortionnaire et de tueur.
4- L’Écho d’Oran, Édition du Dim. 11, lundi 12, mardi 13 mars 1962.
5- Le Monde , 14 mars 1962, «Les dramatiques incidents d’Arzew auraient fait quinze morts».
6- DERKAOUI Touhami, Un moudjahid raconte : De la terre... à la guerre ou la vie d’un soldat «inconnu», Oran, Éd. Dar El Gharb, 2006, p. 126, 135
7- Germaine Ripoll, née en 1932 à Guessibah, commune de Sidi Benyebka (ex. Kléber), de père espagnol né à Sidi Benyebka. Elle était la propriétaire du restaurant bien connu «La Germainerie» , hérité de son père et qui portait le nom de «Cappricio». Elle, qui souhaitait mourir à Arzew, elle décède le 11 janvier 2023 à l’âge de 91 ans à Châteauneuf-du-Pape, commune du Vaucluse, en région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Elle n’a jamais fait mystère de ses opinions «Algérie française» et, reprochait même aux autorités algériennes de ne pas lui avoir octroyée la nationalité algérienne.
8- Selon la liste des chahids de la Wilaya d’Oran, il serait né le 16 octobre 1939 à Béthioua, fils de Khatir et de Khadidja bent Mohamed.
9- Je remercie vivement Monsieur BELKHEIR Djillali, Président de l’APC d’Arzew et son équipe qui nous ont permis de consulter le registre de décès de l’année 1962.
10- Le Monde, 15 mars 1962.
11- Epouse de BENSOUAG Ahmed, née Marie-Louise GOASDONE. Son fils, Sliman, âgé de 13 ans à l’époque dit que les passants avaient reconnu le tueur comme étant Scotto un ancien policier activiste OAS.