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«Gilets jaunes» : Retour vers le futur

par Djamel Labidi

En France, la crise économique et sociale s'est transformée en crise politique. Le mouvement des «Gilets jaunes» réclame désormais la démocratie directe, ce vieux rêve de l'humanité, ou du moins une transformation profonde du vieux système de la démocratie parlementaire qui a longtemps géré la démocratie occidentale.

Où l'on reparle de la Révolution de 1789

Toutes les révolutions se ressemblent, se répètent, ou plus exactement chacune concentre toutes les autres. Mais elles se répètent, avant d'innover à leur tour, comme tout grand artiste assimile l'art qui l'a précédé avant d'y apporter sa touche personnelle.

Le mouvement des gilets jaunes amorce-t-il, annonce-t-il une révolution en France. Il est évidemment bien trop tôt pour le dire. Mais il en a bien des allures. Ici la référence, est la Révolution française de 1789. Tout y est: Macron est Louis XVI, il est d'abord accueilli avec plein d'espoir suite au désastre du règne de Louis XV qui avait lancé le fameux «après moi, le déluge», et ,comme lui, il est ensuite vilipendé. Brigitte Macron est soupçonnée d'avoir l'insouciance et la légèreté de Marie Antoinette, comme elle probablement innocente, mais victime expiatoire prédestinée à la cruauté de l'Histoire. La «taxe Carbone» sur le carburant rappelle l'impôt sur le sel: la gabelle. Les privilèges de la Haute administration, des ministres, des managers, des élus sont dénoncés comme l'étaient ceux des nobles. On veut marcher sur le palais de l'Élysée comme on avait marché naguère sur le château de Versailles. On tient des réunions devant «La salle du jeu de paume» et les «Sans-culottes» sont aujourd'hui les «Gilets jaunes «

Certes chaque peuple fait son Histoire à partir de sa mémoire, de sa culture. Mais ici il ne s'agit pas seulement de cela. Le mouvement des gilets jaunes se présente comme un mouvement à la fois démocratique et national, et c'est donc tout naturellement qu'il pense sa filiation avec la révolution nationale française. Tout se passe comme si le peuple français voulait achever, refaire, parfaire la révolution de 1789. Le fait de brandir le drapeau français est vécu alors avec un sentiment de légitimité et comme un programme qui pourrait, dans ce cas, être alors bien différent des visions nationalistes chauvines. Au fur et à mesure de l'évolution de la crise française, un enjeu va émerger de plus en plus clairement, de plus en plus consciemment pour les protagonistes, celui de la capacité de chacun des camps à montrer la meilleure voie pour unir la nation, la rassembler.

Ce qui frappe chez les «Gilets jaunes», c'est leur réalisme. Aucune utopie, aucune illusion genre «le Grand soir». Ils n'ont pas un discours égalitariste. Comme ils disent, ils «ne réclament pas la lune», ils réclament «une vie décente» et que «chacun puisse vivre de son travail». Certains d'entre eux disent que «ce n'est pas une révolution mais une évolution». Lorsque sur les plateaux de télévision , on leur demande, par inquiétude ou pour leur tendre un piège, s'ils ne sont pas un mouvement insurrectionnel, si leur mouvement n'est pas «une révolution contre les riches», contre le pouvoir en place, ils répondent simplement que, «pour l'intérêt de la nation, il ne faut pas que l'Etat soit celui des riches mais celui de tous les Français», et que «ce sont les inégalités criantes qui sont un danger pour la stabilité de la nation». Bref, ils relient les questions de la démocratie sociale et de la démocratie politique à la question nationale. Ils expriment que l'une ne va pas sans l'autre. Et que ce sont ces inégalités énormes qui fracturent la nation. Aussi bien dans la forme et dans le fond, on peut noter chez eux ce souci du «vivre ensemble» qui est au fond, l'essence même de l'idéal national. Dans la forme, à travers leur préoccupation permanente d'unité de leurs rangs, de fraternité, le scrupule affiché par chacun de ne pas prétendre représenter le mouvement, leur volonté exprimée de tenir compte des positions diverses, et donc ce souci de veiller à l'unité nationale.

La nature même du mouvement, sa composition sociale: ouvriers, paysans, employés, commerçants, cadres, patrons de petites et moyennes entreprises, retraités, chômeurs, c'est à dire les 3/4 des français, explique et en même temps qu'il impose ce besoin d'unité .

La volonté des «Gilets jaunes» d'éloigner les partis politiques de leur mouvement répond donc à une volonté de le protéger. Aussi lorsque Jean-Luc Mélenchon désigne bruyamment le riche comme l'ennemi et semble concentrer le mouvement dans une lutte classe contre classe, le leader de «la France insoumise» risque bien, à travers ce contre sens social, de limiter la puissance démocratique du mouvement en l'amputant d'une partie de ses forces sociales, si d'aventure une telle vision prédominait. Son fidèle compagnon de lutte Alexis Corbière, par son ton calme et son style rassembleur, semble avoir bien mieux compris la nature de ce mouvement et les potentialités qu'il recèle. Il fait remarquer que toute force qui essaierait de le récupérer en serait rejetée.

Ceci s'applique aussi à Marie le Pen et son parti. Ils soutiennent le mouvement. Mais ils ont essayé en même temps, quant à eux, mais sans grand écho jusqu'à présent, d'y introduire les thèmes de la lutte contre l'immigration et l'Islamisme.

Où l'on ne parle plus du voile et de l'immigration

On peut en effet observer que, pendant plusieurs semaines de naissance et de développement du mouvement, ces thèmes de l'immigration et de l'Islamisme avaient disparu du discours politique ambiant et des médias. A tel point que le ministre de l'Intérieur français, Christophe Castaner avait pu regretter, dans un aveu, à propos des violences parisiennes, que le «Renseignement» avait jusqu'à présent concerné l'Islamisme, ce qui avait fait négliger la surveillance des mouvements extrémistes français».

Plus d'affrontements véhéments, sur les médias français, sur le foulard, le tchador, le voile, l'invasion des immigrés, la radicalisation, le hallal.Comme si cela n'avait jamais existé! Ces thèmes n'auraient-ils donc servi que de diversion, de facteurs de division des Français pour détourner leur attention de la grave crise politique, économique et sociale qu'ils vivent depuis des décennies. Ainsi, en avril 2016, le premier ministre Manuel Vals pouvait clairement déclarer « Bien sûr, il y a l'économie et le chômage, mais l'essentiel c'est la bataille culturelle et identitaire» (Colloque «L'Islamisme et la récupération populiste en Europe», Lundi 4 Avril 2016, Paris.)

Pour leur part les gilets jaunes n'ont jamais fait référence à ces thèmes. Humanisme, valeurs de tolérance et de fraternité portées par le mouvement, ou désir de rester unis ? Il aura suffi de l'attentat de Strasbourg pour que ces thèmes repartent de plus belles sur les médias et avec eux les tentatives d'occultation et de division du mouvement. Mais ils n'ont pas apparemment jusqu'à présent atteint leur but, celui de faire sortir le mouvement de l'actualité, qu'il a réoccupé d'ailleurs dés le Samedi suivant l'attentat.

L'attention portée par les autorités françaises, et à leur suite des médias, à l'évolution du nombre de «manifestants» et à chercher des signes d'essoufflement semble indiquer qu'ils en cernent difficilement les formes inédites. En effet, plutôt que des manifestants, les gilets jaunes apparaissent comme des volontaires mobilisés à tour de rôle dans des actions menées sur tout le territoire français avec l'appui de la population. Le nombre importe relativement alors peu, ce qui compte étant la constance et la durée. Un peu comme une «guérilla», mais toute pacifique et conviviale, les opérations des «Gilets jaunes» mobilisent ainsi des effectifs considérables des forces de l'ordre, ce qui est pour l'Etat un effort difficile à soutenir longtemps, d'autant plus qu'existe le risque d'une convergence entre les revendications sociales des «Gilets jaunes» et celles des forces de police. Il faut y ajouter les milliers d'interpellation et de gardes de vue sur tout le territoire français, les moyens d'intimidation utilisés comme ceux de photographier et de filmer de façon ostentatoire les manifestants. Tout cela laisse le sentiment d'une répression de masse malgré les références à l'Etat de droit et au droit constitutionnel de manifester.

C'est dans ce contexte qu'intervient le 10 décembre l'allocution du Président de la République française. Elle a eu certes une influence mais n'atteint pas l'effet recherché. Elle n'a convaincu que ceux qui étaient prêts à l'être. Elle a semblé à beaucoup relever plus de l'attitude d'un chef d'entreprise négociant des augmentations de salaire avec ses salariés lors d'une grève que d'une vision globale des rapports entre l'Etat et la société dans une crise nationale de cette profondeur. De plus, la véracité des mesures annoncées est vite mise en doute. La crise de confiance n'a fait que s'aggraver.

En définitive, tout cela n'a fait que mettre au premier plan, de plus en plus, la revendication politique principale du mouvement des «Gilets jaunes»: la refondation de la démocratie française.

La démocratie directe

Désormais, quelles que soient les réponses données aux revendications sociales du mouvement, il semble bien qu'elles n'en épuiseront pas le contenu politique dont l'essence est la question démocratique. Et cette revendication démocratique parait devoir demeurer qu'elle soit atteinte immédiatement ou à plus ou moins long terme.

La démocratie directe est-elle une utopie ?

Elle se pratiquait sur l'Agora à Athènes, sur le Forum à Rome et ce n'est pas un hasard que ces mots ont été repris sur l'Internet pour nommer les espaces de débat. Elle se pratiquait aussi chez les premiers musulmans à Médine, dans la Djemaa berbère, dans la «Palabre» africaine.

La constitution des nations sur de vastes étendues, les distances à parcourir, la difficulté des moyens de communications amène naturellement les premières démocraties modernes, en Occident, à un système représentatif de délégations de pouvoir à des députés.

Mais aujourd'hui, avec les nouveaux moyens des technologies de l'information et de la communication, ce rêve d'une démocratie directe peut ne plus être une utopie. Il en a les moyens matériels. Ce n'est donc pas par hasard qu'il ressurgit au temps de l'Internet, des réseaux sociaux et des chaines d'information continue. La façon dont le mouvement des «Gilets jaunes» a été déclenché puis géré sur l'Internet en est d'ailleurs une preuve concrète. C'est au fond l'une des utilisations sociales, disons même une des applications, qui pourrait être l'une des plus judicieuses de l'Internet. Elle en découle pourrait-on dire naturellement.

Il semble bien que la démocratie parlementaire s'essouffle aujourd'hui un peu partout, et en premier lieu en Occident où elle a été créée. On reproche, aux parlementaires, d'avoir peu à peu détournés, confisquer le pouvoir qui leur était donné, de s'être déconnectés de la réalité sociale, d'avoir acquis des privilèges, de s'être mis au dessus du peuple. On accuse les partis, toutes tendances confondues, de s'être constitués en classe politique. On ne veut plus d'élus qu'on ne voit que le temps des élections et qui disparaissent durant les années de leur mandat, pour n'obéir qu'à leurs partis et non à leurs électeurs. La mesure prise en 1871 par la commune de Paris prend une jeunesse nouvelle, celle de pouvoir révoquer les élus, à tous les niveaux et à tout moment. On veut vérifier leur fidélité au mandat donné par les citoyens, et qu'ils votent les lois après avoir consulté leurs électeurs. «Le referendum d'inspiration citoyenne « (en abrégé RIC) est devenu actuellement la principale demande politique des «Gilets jaunes».

La critique démocratique est globale. Elle n'épargne pas les corps intermédiaires, les partis, les syndicats à qui sont fait les mêmes reproches. Dans les partis de gauche, les syndicats ouvriers où,» les apparatchiks», «la bureaucratie» ont confisqué, là aussi, peu à peu, le pouvoir, les rangs se sont clairsemés et leur influence dans la société a décru. Avec le recul, on peut estimer que l'effondrement des pays socialistes et des partis qui les dirigeaient, est du en grande partie à ces raisons et qu'il anticipait déjà ce mouvement démocratique mondial.

L'ancien monde et le nouveau

Le dernier grand mouvement social en France date de mai 68. 60 ans après, il a pris «un coup de vieux» et ses protagonistes semblent faire partie eux aussi de l' «Ancien monde», pour reprendre la formule du Président Macron. Sur les plateaux de télévision deux anciennes gloires de ce mouvement, Daniel Cohn-Bendit et Romain Goupil, raillent le nombre des «Gilets jaunes» qu'ils disent sans comparaison avec les masses de mai 1968 et s'étonnent qu'on leur donne tant d'importance. Malgré un style qui se veut anticonformiste et libertaire, mais qui fait désormais date, ces deux héros de mai 1968, révèlent leur peu de sympathie pour un mouvement pourtant populaire.

Le mouvement des gilets jaunes tranche en effet avec la révolution sociétale et la libéralisation des mœurs qui semble surtout avoir été la préoccupation de la gauche progressiste et socialiste occidentale depuis 1968. Il renoue avec la tradition des luttes populaires démocratiques et sociales. Entre l'»Ancien monde» et «le Nouveau monde», le clivage politique essentiel semble devoir se situer désormais entre les défenseurs de la démocratie parlementaire, certains disent «représentative» (ce qui est une tautologie) et les partisans d'une démocratie directe ou tendant vers elle. Ainsi les partis et les syndicats traditionnels de la gauche française eux-mêmes, déclarent s'inquiéter de cette atmosphère hostile aux élus. Le Secrétaire national du PCF s'inquiète d'un retour à l'anarchosyndicalisme. Le président Emmanuel Macron réunit d'ailleurs le 10 décembre l'ensemble des corps intermédiaires, après avoir longtemps ignorés ceux ci.

L'arrivée sans crier gare des «Gilets jaunes» sur la scène française perturbe profondément le système médiatique français et des habitudes prises depuis des décennies. Ce «chamboulement» démocratique concerne aussi la forme. Les «Gilets jaunes» parlent vrai. . Ils respectent en général l'interlocuteur comme la déontologie et le modérateur sur les forums de discussion internet l'exigent .Leur discours n'est pas «formaté». Il est celui de représentants populaires mais il est aussi moderne, très influencé par l'Internet: concis, sans verbiage. Les «Gilets jaunes» sur les medias font souvent des propositions claires, simples à des problèmes sociaux, économiques, ou financiers comme celui des impôts, ou sur le fonctionnement des institutions. Face à eux, les experts restent alors souvent sans voix. Les habitués des médias, éditorialistes, commentateurs, intellectuels médiatisés, paraissent du coup déstabilisés voire subjugués.

Les «Gilets jaunes» font donc souffler donc un vent frais sur les plateaux de télévision. Les chaines de télé, notamment d'information, essayent de s'adapter rapidement à cette nouvelle situation. Pas un plateau sérieux sans «Gilet jaune». Sans eux, pas d'audimat. Tout le plateau se tourne vers eux, les questionne: «Que vont-ils faire?», «Quelles mesures du gouvernement pourrait les satisfaire et arrêter leur mouvement» etc...

On fait son mea-culpa. On fait désormais preuve d'humilité: «On n'a pas vu venir», «Le discours des élites était inaudible», «On a fait preuve d'arrogance»?

Il suffira, cependant, de l'impression, un moment, d'un reflux du mouvement des «Gilets jaunes», après l'allocution du Président Macron et l'attentat de Strasbourg, pour que cette arrogance pointe de nouveau le nez.

«L'ancien monde» ne compte pas évidemment se rendre aussi facilement. Mais ce vent démocratique semble devoir toucher tous les pays, les anciennes démocraties comme les nouvelles. Le 20eme siècle avait été celui des révolutions socialistes ou s'en réclamant. Elles ont reflué. La soif de justice sociale avait, en quelque sorte, étouffée celle de liberté.

C'est comme si le mouvement démocratique de notre temps voulait tirer les leçons du siècle passé ,et se livrer à une nouvelle synthèse. En renouant avec la devise de la révolution française, «Liberté, égalité, fraternité», les «Gilets jaunes» indiqueraient alors ce projet d'une nouvelle synthèse, celle qui mènerait vers la fraternité, vers l'humain, comme ils le disent souvent. Si c'est là leur projet, ce serait, alors, un retour de la nation française à ses sources, celle de la révolution de 1789, mais un retour vers le futur.