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Réflexions sur le vote

par Paris : Akram Belkaïd

Au XIXe siècle, les peuples européens ont longtemps lutté pour mettre fin à l'absolutisme monarchique et pour obtenir le droit de vote (essentiellement masculin à l'époque). L'ambition républicaine, ou celle d'une monarchie parlementaire, était adossée au principe du droit des électeurs à désigner leurs représentants grâce au bulletin glissé dans l'urne. Un peu plus tôt, à la fin du XVIIIe, les Américains avaient donné corps à cette idée en y ajoutant quelques dispositions destinées à empêcher le retour déguisé à l'absolutisme. C'est ce qui explique, du moins en théorie, pourquoi le président des Etats-Unis n'a pas tous les pouvoirs et qu'il doit compter avec le Congrès : « weak by design », délibérément faible de par la conception de son poste.

La revendication du vote pour tous fut aussi celle des mouvements nationalistes dans les pays colonisés. Le cas algérien en est un exemple. Avant même la création de l'Etoile nord-africaine (ENA), le vote fut considéré par les Jeunes Algériens comme un moment décisif dans la confrontation avec l'ordre colonial. Cela sera le cas jusqu'au déclenchement de la Guerre d'indépendance avec son cortège de scrutins annulés ou truqués. Ce fut le cas en 1948 quand le socialiste Marcel-Edmond Naegelen, alors gouverneur général d'Algérie, truqua les élections pour le deuxième collège (celui réservé aux indigènes) de l'Assemblée algérienne. Concernant la Guerre d'Algérie, on évoque souvent les massacres du printemps 1945 comme ayant été le catalyseur pour un passage à la lutte armée. On oublie trop souvent de parler de ces élections de 1948 qui démontrèrent que le lobby colonial n'entendait pas permettre aux Algériens de choisir leurs représentants.

En ce début de XXIe siècle beaucoup d'urnes ont été charriées par les flots électifs. Dans des pays du Sud comme l'Algérie, on vote dans des environnements politiques censés être pluralistes mais les résultats des scrutins sont sans surprise car le résultat est connu à l'avance. Les dictatures et les régimes autoritaristes ont su accompagner l'air du temps. Le temps du vote interdit ou du candidat unique est révolu. On organise des compétitions électorales avec tout ce qu'il faut comme atours démocratiques mais le jeu est truqué et les électeurs, comme les observateurs internationaux, le savent. Souvent, aussi, les principaux adversaires du président sortant sont empêchés de se présenter quand ils ne sont pas jetés en prison. On notera aussi qu'il existe des exceptions pour le pire comme pour le meilleur.

Pour le meilleur, la Tunisie est un pays où voter a désormais une signification. Bien sûr, la population ne voit pas venir les changements promis par la révolution de janvier 2011 et cela se traduit par une forte abstention. Il est évident aussi que le mécanisme électoral n'est pas (encore) parfait. Il n'empêche. L'électeur tunisien peut (doit) considérer que sa voix compte. Quant au pire, les exemples ne manquent pas. On pense notamment à certains pays d'Afrique subsaharienne, comme le Cameroun, où de scrutin présidentiel en scrutin présidentiel, de décennie en décennie, le résultat est toujours le même.On peut aussi évoquer les monarchies du Golfe qui sont, exception faite du Koweït, les seuls pays dans le monde où on ne vote pas (ou si peu et de manière erratique). Les seuls pays dans le monde, avec la Corée du nord, où on ne fait même pas semblant d'organiser des élections régulières. Même la Chine et son tout puissant parti communiste permettent, une fois tous les cinq ans, à 900 millions d'électeurs de désigner directement 2,5 millions de «représentants du peuple» aux «assemblées populaires» locales.

En Occident comme dans d'autres régions du monde (Asie, Amérique latine), le vote est un acquis et la vie politique s'organise autour des échéances électorales. Les batailles et les mobilisations du XIXe siècle y ont donc atteint leur objectif. Mais cela ne signifie pas que la situation est parfaite. Si l'on devait dresser un tableau listant les principaux problèmes qui enrayent l'expression démocratique lors d'une élection, on retrouverait un peu partout la mention de l'argent. L'exemple le plus frappant est celui des Etats-Unis où il est impossible de faire campagne sans dépenser des centaines de millions de dollars. Les législateurs américains ont renoncé à limiter les dépenses de campagne au nom de la liberté d'expression. Ce faisant, ils ont ouvert la voie à une ploutocratie qui ne dit pas son nom.

L'argent intervient aussi de manière indirecte. Le cas français l'illustre bien(on aurait pu aussi évoquer celui du Brésil). Certes, les dépenses de campagne sont limitées mais que dire quand une grande partie des médias est aux mains d'industriels et de milliardaires qui ont donc les moyens d'influer sur la campagne électorale ? Dans ces conditions, l'intégrité du vote est donc questionnée. La nécessité d'affranchir les compétitions électorales de l'influence de l'argent ne date pas d'hier mais cette question ne mobilise guère. A l'inverse, on voit se dessiner une nouvelle frontière, une sorte de revendication encore diffuse mais que l'on retrouve dans tous les mouvements qui s'organisent hors des partis traditionnels. Il s'agit de ce que l'on pourrait appeler le droit à l'électeur de corriger son vote. Autrement dit, le droit au « recall », celui de voter pour renvoyer l'élu qui ne donne pas satisfaction, qu'il soit maire, député ou président.

De cela, les élus où qu'ils soient n'en veulent pas et mettent en avant la nécessité d'aller au terme de leur mandat. Si l'on revient au cas français, il est intéressant de noter que des dirigeants, qui ne cessent d'expliquer que l'emploi garanti à vie constitue un anachronisme, refusent que leur soit appliquée la précarité professionnelle qu'ils imposent à d'autres. Cela changera tôt ou tard. Les crises politiques qui se dessinent pour le XXIe siècle déboucheront nécessairement sur la possibilité de renvoyer les élus défaillants.