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Le tunnel des réformes: où va l'Algérie?

par Kamal Guerroua

«Le moment le plus dangereux pour un mauvais gouvernement est d'ordinaire celui où il commence à se réformer» Alexis de Toqueville, écrivain français (1805-1859)

Où va l'Algérie? Cette question posée par feu président Mohammed Boudiaf, il y a plus de 50 ans demeure encore d'actualité aujourd'hui. Au lendemain du tonnerre détonateur du Jasmin de la Tunisie, du volcan éruptif de l'Égypte, des baïonnettes mutines de la Libye, de la répression féroce du régime baasiste de la Syrie, et de la tourmente yéménite, l'Algérie, à son tour mais à sa façon aussi, en a pris un sérieux ombrage.

Quel chemin emprunterait-elle? Se dirigerait-elle vers un autoritarisme plus renforcé ou irait-elle tout bonnement percuter de plein fouet l'onde du choc de l'insoumission citoyenne pour rejoindre ainsi le peloton des pays révoltés? Il semble clairement que le mot liberté n'a, malheureusement pas, jusqu'à l'heure présente, pu franchir le cerveau des élites gouvernantes de notre pays car une vue synoptique d'ensemble de ce train-train des dernières réformes initiées à partir du sérail algérien nous renseigne amplement sur le fossé qui va s'élargissant chaque jour davantage entre les cercles décideurs et les bas-fonds de la société. Bien que la carte géopolitique du Maghreb post-Ben Ali soit, si l'on ose dire, complètement remaniée, la frigidité du pouvoir algérien semble être toujours de marbre et la lame de fond du changement ne le touche que du petit revers de la main.

Dans cet esprit, le citoyen lambda que l'on rencontre dans la rue n'y croit rien. Ces réformes ne sont, à ses yeux, qu'une farce supplémentaire. Elles ne signifient pour lui qu'une rasade qui colore le verre et un oiseux verbiage dans les coulisses qu'il est difficile de mettre en rapport avec, par exemple, la déchéance de son pouvoir d'achat. En ce sens, les masses populaires cherchent des solutions concrètes qui pourraient les désembourber de la crise, ils ne croient plus en des termes euphémiquement grandiloquents et en des promesses répétitives sans lendemain, le jeune cherche du travail, le retraité espère percevoir ses arrérages à temps, l'enseignant essaie de dénicher un logement social et à être payé dans les normes. La manne financière permettrait dans le moment actuel à notre pays de garantir la stabilité sociale, chose qui n'a pas été faite. De plus, rien ne profile à l'horizon, ni justice distributive longuement mise à contribution par le régime par la voie de ce fameux «Etat-providence», ni la justice légaliste que miroite un État de droit qu'a promis le pluralisme démocratique depuis les années 90, l'on est, en quelque sorte, coincés dans un néant politique et social terrible.

Dans l'autre versant, le régime ne veut plus s'amender. Même si la contagion positive de la conscience citoyenne dans tout le périmètre arabo-musulman a rendu, en l'espace de quelques mois, l'idéal de la bonne gouvernance, une exigence politico-sociale indispensable pour la survie de tout système social arabe quel qu'il soit, les autorités politiques de notre pays font figurant d'un mal nécessaire extrêmement salvateur pour une société durement touchée par les affres du terrorisme sauvage, ce jeu maléfique en vaut vraiment la chandelle pour un régime décrépit qui ne fait, en vérité qu'attendre son heure venir. Néanmoins, l'exaspération des masses bat son plein, la crise politique et son corollaire sociale: chômage endémique, corruption boulimique et mauvaise distribution de la rente pétrolière ont endigué l'épanouissement moral et freiné le véritable décollage économique du pays. C'est pourquoi, le changement s'impose de lui-même à l'Algérie d'abord et à tous les pays arabes et africains qui lui sont limitrophes car, précisons-le bien, un décentrage stratégique du monde arabe semble s'opérer ces dernières années, ce n'est plus l'Égypte qui figure désormais en tête dans les préoccupations de l'agenda politique occidental mais bel et bien l'Algérie. Les équilibres de forces stratégiques dans les relations internationales ont mis au-devant de la scène notre pays en raison de son emplacement important à la devanture de l'Afrique et par rapport au monde arabe, ses richesses énergétiques, sa force militaire et plus particulièrement le bunker solide qu'il représente face à la montée fulgurante de l'islamisme politique. En effet, depuis pratiquement avril 99, date de l'arrivée du président Bouteflika aux affaires et plus particulièrement au lendemain du 11 septembre 2001, date fatidique des attentats anti-américains, l'Algérie a reconquis un espace diplomatique et une importance capitale qui n'étaient plus auparavant les siens. La synchronisation bien bénéfique entre son alignement sur les positions américaines en combattant le terrorisme «international» sous sa férule et la double stratégie bien entretenue par le pouvoir d'Alger consistant en une réconciliation nationale à l'intérieur du pays et une image d'éradicateur anti-terroriste implacable à l'extérieur lui a valu un retour en force sur le devant de la scène politique. Ces données ne sont pas du tout négligeables quand on envisage d'analyser le cas algérien car, faisant table rase de toute considération politique, l'effet cumulatif et concomitant des attentats de World Trade Center en 2001 et les massacres terroristes algériens antérieurs et subséquents ont joué plus en faveur de la consolidation du régime algérien presque agonisant de l'époque que pour réanimer une société totalement déchirée et clochardisée des suites de la terreur monstrueuse.

Tout au plus, le marasme collectif dans lequel s'est-elle enlisée jumelé aux effets pervers de la décennie noire a renforcé en retour la nomenclature gouvernante dans ses fondements autoritaires et répressifs. Ironie du sort, le capricieux chemin de traverse du printemps arabe a agi comme un facteur contrariant au détriment des décideurs algériens.

En effet, l'éclatement inattendu du chaudron libyen aurait jeté de l'huile sur la combustion dormante du feu qui gisait dans les replis cachés de la société algérienne. Celle-ci était déjà en période d'attentisme et de recul méditatif, les années de braise et de plomb ont été plus qu'une leçon historique qu'une prévision pour l'avenir. La peur hante toujours les esprits, et le scénario du chaos des années 90 est savamment distillé par la propagande intelligente aux plus hautes sphères de l'Etat via les médias lourds. Raison pour laquelle, les aiguilles du baromètre social oscillent lamentablement entre le rouge de la révolution et le bleu du pacifisme. Néanmoins, ces indices du dynamisme social ont présentement tendance à se fixer au niveau élémentaire de l'inertie et d'immobilisme.

La population algérienne est en quelque sorte prise dans l'étau du stand-by, elle révoque en doute les certitudes enracinées d'antan en son potentiel de métamorphose politique, craint fort la déformation de ses revendications sociales et le comble, elle a perdu presque totalement confiance dans le régime politique actuel. Toutefois, dans son imaginaire, la tache de la supercherie des réformes post-Octobre 88 ne s'en était jamais allée. L'on assiste donc, en toute logique cartésienne, à la rupture pure et simple de cette courroie de confiance entre la base sociale et le sommet politique. Ce qui a créé une terrible cacophonie, du reste peu compréhensible, dans ces étranges spasmes de la rue algérienne.

Le diagnostic tatillon du quotidien des masses de notre pays nous révèle en réalité l'envers de la médaille de cette chanson d'avant-gardisme démocratique fredonnée des années durant par les caciques du régime. Le modèle démocratique algérien, que l'on loue à grands fracas de manchette à chaque fois qu'une mésentente sociale ou un mécontentement populaire pointe leur nez à l'horizon et qui plus est, vu comme le meilleur au niveau arabe et tant porté aux nues par les démocraties occidentales, a prouvé actuellement ses limites.

Dans ce contexte, il n'est nullement exagéré de dire que comparer les syndromes arabes de despotisme est une tache vouée d'avance à l'échec car bien que les autoritarismes soient bien dissemblables à plus d'un égard, il n'en reste pas moins qu'ils visent un seul objectif: le musellement de la volonté populaire. Mais on imagine bien en même temps le degré de monstruosité effroyable des pouvoirs politiques autoritaires et leur volonté autant fâcheuse qu'inébranlable de néantisation et de cheptelisation des masses. Ni les syriens, ni les libyens, ni d'ailleurs les égyptiens ou les tunisiens n'ont pu échapper à cette règle macabre, les masses arabes n'ont jamais été estimées à leur juste valeur, l'on trouverait partout ce mépris et cette condescendance terribles du simple citoyen par les autorités politiques. Les régimes gérontocratiques et autoritaires jouent effectivement, du moins en apparence, dans la même cour des régressions automatiques du dictatorialisme avec leurs trombes d'archaïsmes odieux, on dirait un réflexe pavlovien grégaire gère instinctivement leur démarche autoritaire qui les projette étrangement dans la manipulation sociale et la lamentable fuite autant sur le plan social que politique.

Au cœur de graves crises que traversent les sociétés politiques, l'étape des réformes s'en adjuge la part du lion, d'autant plus que procéder à la remise en marche de ce qui présente des dysfonctionnements est en lui-même une nouvelle crise d'une autre ampleur mais non moins différente dans ses formes. Pour ce faire, les réformateurs bien décidés d'en finir avec le système social ou politique qu'ils prétendent réetalonner devraient déployer des trésors d'ingéniosité et de savoir-faire afin de pouvoir faire bouger le train des choses. Une vraie réforme ne pourrait s'opérer tous azimuts qu'à partir du moment où les simplifications à la hache coupante reculent devant l'objectivité et le pragmatisme positif. Toute réduction dépréciatrice de ces deux dimensions jetterait inéluctablement la machine de la réforme dans les sentiers battus de la routine morbide où l'on tomberait à pic sur une pensée politique négativiste à mille lieues de la substance profonde de la démarche de la réanimation sociale.

Or, dans le cas peu reluisant de la commission Ben Salah, le régime politique navigue à vue dans un océan de contradictions en se faisant, de prime abord, fort de véhiculer l'image d'un despotisme éclairé, tout en faisant au même temps de l'ombre à la société civile, véritable contre-pouvoir citoyen et également à l'opposition politique. Ces derniers sont les deux variables intrinsèquement liés à l'équation complexe de la réforme. Dépoussiérer les appareilsd'État de leurs scories et apories débilitants exige, bien entendu, une mise à plat sans nuances ni ambages de l'édifice sociétal en son ensemble car lesdites réformes ne devraient pas seulement être politiques mais également culturelle, morale, et sociale. Certes, le terrain politique est, on ne peut plus, le point de friction de toutes les orientations ayant trait au destin des réformes. Mais, il ne saurait en aucune manière être un point d'orgue face aux propositions de toutes sortes émanant de diverses tendances politique, sociale et culturelle. En ce sens, l'on serait amené à sortir de cette conception binaire, simpliste et manichéenne, «société-politique» pour pouvoir aller à la rencontre de la multiplicité intégrale de la somme de perceptions: «société-politique-culture et morale». A ce titre, il conviendrait de mettre en évidence, en première instance et dans la plus grande transparence au-devant des préoccupations du pouvoir la quintessence réelle de ces réformes: Qui sont-elles? D'où viennent-elles? Où vont-elles? Que puisse-on en espérer?

Ces questions-là nous éviteraient à coup sûr, la double contrainte corollaire et tributaire de tout rafistolage institutionnel ou social: l'hésitation et l'attentisme.

Les tables rondes et les débats contradictoires semblent à cet effet de nature à créer ce gisement d'alternatives, ce terreau fertile de propositions et cette plate-forme fructifère et combien nécessaire pour le défrichement de toutes les ambiguïtés et les malentendus d'où qu'ils viennent. La télévision nationale est inévitablement un moyen de sensibilisation et de réanimation de la conscience nationale, capable en la circonstance actuelle, de rapprocher tous les points de vue divergents en mettant, bien sûr, de côté ce parti pris dévergondé en faveur du régime en place. Il est des cas extrêmes où le maître mot de la réforme serait la transparence, rien que la transparence.

Car il faudrait bien savoir la provenance et l'objectif de ces réformes, pourquoi seraient-elles intervenues après le printemps arabe pas avant? Le changement ne saurait venir que de l'intérieur du pays et c'est cela que nos officiels peinent à comprendre attendant vainement la bénédiction occidentale pour toute démarche de refondation sociale. A ce niveau d'analyse et de perspectivisme social se devinent confusément les repères, les balises et le véritable fil conducteur d'une telle démarche d'envergure nationale. Pourquoi par exemple, le patron du (R.N.D) aurait refusé depuis longtemps l'ouverture des médias au privé et maintenant vient appuyer avec fortes doses de propositions à la commission de Ben Salah, le cas contraire? De même voit-on ce double-face concernant l'amendement de la constitution en ce qui concerne la limitation des mandats présidentiels, la manipulation et le double langage sont le propre des régimes despotiques, «le mensonge, dirait Hannah Arendt dans son ouvrage «Du mensonge à la violence», est plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le mensonge possède le grand avantage de savoir d'avance ce que le public souhaite entendre ou s'attend à entendre». En ce sens, la faillite de la classe politique algérienne n'est plus à démontrer dans la mesure où elle ne pourrait plus affronter les défis de sa société avant qu'il ait cette folie orgiaque pour les libertés, et cette pression populaire sans commune mesure dans l'histoire pour le changement. En dernière analyse, on ne pourrait que dire que tout régime politique qui veut pérenniser a besoin de rentrer en symbiose avec les segments sociaux de son environnement politique. Il s'agit en fait d'un travail en profondeur qui porterait à son envers les résidus réactionnaires au changement car on ne saurait jamais mettre en permanence les masses sous hypnose tant qu'il existe une conscience balbutiante dans la société civile. Ce qui fomenterait ipso facto troubles et désordres.

Canaliser le changement par les réformes est un travail bénéfique en lui-même à moins qu'il vienne sous le prisme de considérations qui vont expressément au-delà ou en deçà de la volonté populaire. Dans cette perspective, l'on saurait dire que le caractère évanescent et circonstanciel de la commission de Ben Salah au lieu de répondre aux problèmes préoccupants des algériens, avait ébauché le ton et les contours de cette question que connaît tout un chacun en Algérie «où va l'Algérie».