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Libérons l'ENTV !

par Kamel Daoud

Libérons l'ENTV».C'est le slogan de rassemblement prévu aujourd'hui par le groupe Bezzzef pour mieux célébrer la journée mondiale de la liberté d'expression. Et c'est vrai. Chez nous, l'écrit est peut-être libre, comparé aux autres monarchies arabes, mais le son et l'image restent propriétés du Régime. L'ENTV est à libérer parce que c'est notre mur de Berlin qui sépare notre pays en deux : un peule filmé en biais, doublé de la voix et qui dit ce que ses lèvres ne prononcent pas, et un peuple forcé à regarder, guantanmisé, violé par la tête et réduit à une schizophrénie cathodique. Durant longtemps, avant de découvrir la parabole et le reste du monde, le meilleur spectacle de l'ENTV pour des Algériens était de regarder comment les interviewés jouaient le rôle de la fiction de l'interviewé et comment ils s'en sortent avec une langue nationale qui n'est pas la nôtre. «Nachkour Essouloutate el Mahalia et on demande des Imkaniyates, etc.».

 Depuis, l'homme n'est pas descendu du singe : on y toujours, pour cet appareil de propagande et de viol des foules, aux mêmes recettes : humour sur la goinfrerie, durant le ramadan, réduisant l'Algérien à une sorte d'affamé fourbe et tricheur ; JT avec le son de la présentatrice commentant des images insonorisées d'ambassadeurs reçus, de colloques de chahids convoqués, de ministres cachés sous des lunettes de soleil donnant des chiffres de chantiers, de documentaires low cost sur la sexualité des insectes, d'émissions avec des animateurs qui ne s'intéressent pas, explicitement, à leur invité et qui ennuient parce qu'ils s'ennuient ferme et à six film connus : Errissala, l'Inspecteur Tahar, Chroniques des années de braises, Dar Essbitar, Hasan Terro et un dernier. Le pire n'est cependant pas dans cet usage massif du mauvais goût et ce stalinisme de la pitrerie, mais dans la fonction politique de l'ENTV : la propagande.

 De tous les pays arabes, nous avons aujourd'hui le système audiovisuel le plus ridicule, le plus grossier, le moins éthique au monde et le plus méprisant envers ses cotisants. D'ailleurs pour le pouvoir, et encore plus pour le Bouteflikisme nostalgique, l'ENTV n'existe pas : il n'y a jamais eu que la RTA, caméras sur le dos, suivant au flair les courses inaugurales des hommes du pouvoir, interviewant des décolonisés soumis et rappelant, jusqu'au vomi, le devoir de remerciement de chaque nouveau-né aux libérateurs de ce pays et surtout à ceux qui ne sont pas encore morts. Bouteflika l'a bien dit : c'est nous qui payons mais la RTA est à lui. C'est lui qui s'y filme et s'y entend discourir, c'est lui qui y parle et quand d'autres prennent le micro c'est pour le remercier lui et ses Injazates. Et que ceux qui ne sont pas contents, pratiquent la harga cathodique, l'exil éditorial, par carte piratée, paraboles collectives et DVD contrefaits. D'ailleurs, mis à part pour le match au Soudan, jamais, depuis l'indépendance, les Algériens ne sont autant mobilisés que pour la parabole collective, premier boat people de tout un peuple décérébré. C'est pour ça qu' aujourd'hui, il faut arrêter de réduire la liberté d'expression à des journaux privés, avares de formation pour leurs employés, souvent négriers, parfois audacieux, rentiers ou révoltés, suceurs de sang ou de pub, censeurs ou constructeurs.

 Il faut se souvenir que la liberté vaut pour tous : imams, journalistes, femmes à Hassi Messaoud, avocats, anciens cadres, soufis ou conteurs d'histoires. Et pour commencer, il faut libérer l'ENTV : par la force, le bras, le sourire, la jambe, la dissidence, l'amour ou le refus. L'entreprise nous appartient à nous, c'est nous qui la payons pour nous informer et nous amuser et c'est donc c'est à nous de décider ce qu'elle doit faire avec notre argent et notre indépendance. Que celui qui veut une TV pour sa gloire, aille s'acheter un lecteur de DVD qui va lui répéter à l'infini le document céleste de ses Injazates et qu'il nous laisse le pays qui est à nous avec une TV qui doit être notre bouche et pas la langue de son maître.