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Quand l'eau manque et déborde à la fois, repenser nos territoires avant la rupture: Sécheresse, inondations, urbanisation : une crise structurelle
par El Habib Ben Amara* Et
si, face aux sécheresses et aux inondations, l'Algérie repensait l'eau non plus
comme une ressource à exploiter ou un danger à contenir, mais comme un capital
écologique et économique à sauvegarder et à développer ?
Le pays fait aujourd'hui face à un paradoxe de plus en plus visible : des sécheresses longues et récurrentes, des nappes phréatiques en déclin, et, à l'inverse, des pluies brutales qui provoquent des inondations meurtrières. En quelques heures, des quartiers entiers sont submergés à Alger, Béjaïa, Skikda ou Oran, tandis que quelques semaines plus tard, les restrictions d'eau potable se multiplient. Cette contradiction n'est pas seulement climatique : elle révèle une rupture profonde entre les territoires algériens et leurs cycles naturels de l'eau. Villes côtières : imperméabilisation et vulnérabilité Sur le littoral, où se concentre l'essentiel de la population et de l'activité économique, l'urbanisation rapide a profondément transformé les paysages. Les sols ont été scellés par le béton, les oueds canalisés ou enfouis, les plaines inondables occupées. Résultat : l'eau de pluie ne s'infiltre plus, ruisselle violemment vers l'aval, surcharge les réseaux d'assainissement et provoque des crues soudaines. Chaque épisode pluvieux intense agit comme un rappel brutal : nos villes se noient quand il pleut, et s'assèchent quand il fait sec. Dans le même temps, ces villes dépendent de barrages lointains, de transferts coûteux et, de plus en plus, du dessalement, énergivore et fragile. Une grande partie de l'eau de pluie, pourtant abondante lors des orages, est perdue en mer sans jamais être valorisée. Hauts Plateaux : érosion, ruissellement et agriculture sous pression Entre Tell et Sahara, les Hauts Plateaux constituent un espace clé, à la fois fragile et stratégique. Les précipitations y sont irrégulières, souvent violentes, et les sols, dégradés par le surpâturage et l'agriculture extensive, peinent à retenir l'eau. Le ruissellement emporte la terre fertile, alimente l'envasement des barrages et réduit la recharge des nappes. L'agriculture, grande consommatrice d'eau, y repose encore largement sur des pratiques peu adaptées aux conditions arides. Le pompage excessif des nappes accentue leur déclin, tandis que la productivité reste faible. Sans une transformation profonde des paysages agricoles, les Hauts Plateaux risquent de devenir un simple couloir de ruissellement entre les montagnes et la mer. Sahara : fragilité des oasis et illusion de l'abondance Plus au sud, le Sahara donne parfois l'illusion d'une abondance hydrique, portée par l'existence de vastes nappes fossiles. Mais cette eau, très faiblement renouvelable à l'échelle humaine, est aujourd'hui exploitée à un rythme qui compromet sa disponibilité future. Les palmeraies traditionnelles déclinent, les sols se salinisent, et les savoir-faire ancestraux - foggaras, seguias, gestion collective de l'eau - disparaissent progressivement. Là aussi, les pluies rares mais intenses provoquent des crues soudaines dans les oueds, destructrices pour les infrastructures et les habitations, avant que l'eau ne s'évapore ou ne s'échappe dans le désert sans recharger les sols. Le paysage éponge : une stratégie adaptée aux réalités algériennes Face à ces déséquilibres, le concept de paysage éponge offre une lecture cohérente et profondément adaptée au contexte algérien. Il propose de considérer l'ensemble du territoire - des toits d'Alger aux piémonts des Hauts Plateaux, des bassins versants telliens aux oasis sahariennes - comme un système vivant capable de ralentir, stocker, infiltrer et redistribuer l'eau. En ville, cela signifie des surfaces perméables, des parcs d'infiltration, la récupération systématique des eaux pluviales, la réouverture et la renaturation des oueds urbains. Dans les zones agricoles, cela implique haies, sols couverts, agroforesterie, banquettes, demi-lunes et cordons pierreux, capables de retenir l'eau et de régénérer les sols. Dans le Sahara, il s'agit de réhabiliter les oasis, de protéger les palmeraies, de moderniser sans dénaturer les systèmes traditionnels de gestion de l'eau et de capter chaque pluie, aussi rare soit-elle. Pris ensemble, ces éléments forment un système " respirant ", capable de limiter les inondations, de réduire l'érosion, de recharger les nappes peu profondes et de sécuriser des réserves d'eau utiles en période de sécheresse. Au-delà de la technique : une solidarité hydrologique nationale Le paysage éponge repose sur un principe fondamental : la solidarité territoriale. Ralentir l'eau sur les Hauts Plateaux, c'est réduire les crues sur le littoral. Restaurer les sols agricoles, c'est prolonger la vie des barrages. Protéger les oasis, c'est préserver des équilibres écologiques et sociaux essentiels. Les bénéfices dépassent largement la seule gestion de l'eau : villes plus fraîches face aux canicules, agriculture plus résiliente, biodiversité restaurée, réduction des dégâts matériels et meilleure adaptation aux chocs climatiques. Alors que le changement climatique accentue les extrêmes hydrologiques en Algérie, la question n'est plus de savoir si cette transition est souhaitable. Elle est devenue urgente. Reste à l'inscrire dans les politiques publiques : urbanisme, agriculture, gestion des oueds, lutte contre la désertification et gouvernance de l'eau. Autrement dit, apprendre à concevoir des territoires qui, au lieu de repousser l'eau ou de l'épuiser, savent enfin la retenir - et construire leur avenir avec elle. *Architecte urbaniste, vulgarisateur scientifique engagé dans la régénération du cycle de l'eau, et traducteur de The New Water Paradigm de Michal Kravèík et al. en français et en arabe. |
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