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Gazoduc Nigeria-Maroc : le grand mirage énergétique africain

par Salah Lakoues

Il faut désormais cesser de traiter le gazoduc Nigeria-Maroc comme un projet sérieux d'industrialisation africaine. Derrière le vocabulaire de la coopération Sud-Sud se cache un montage géopolitique déséquilibré, économiquement irréaliste et énergétiquement dépassé. Ce projet n'est pas une solution pour l'Afrique : il est un symptôme des illusions qui freinent encore son émancipation stratégique.

Géopolitique : un projet de domination maquillé en coopération

Le gazoduc Nigeria–Maroc n'a jamais été pensé comme un outil d'intégration africaine. Il est conçu comme un instrument d'influence marocaine, visant à imposer un centre de gravité énergétique unique reliant l'Afrique de l'Ouest à l'Europe. Les pays traversés ne sont pas des partenaires égaux, mais des territoires de transit, privés de tout contrôle réel sur la chaîne de valeur.

Cette logique reproduit un schéma bien connu : la centralisation des flux, la captation des rentes et la dépendance politique. L'Afrique n'y gagne pas une souveraineté collective, mais une nouvelle hiérarchie interne, au profit d'un État qui cherche à se substituer aux anciennes puissances de contrôle.

Le verrou du Sahara occidental rend cette ambition irréalisable. Toute infrastructure stratégique traversant un territoire non autonome viole le droit international et expose ses financeurs à des risques juridiques majeurs.

Aucun investisseur rationnel n'engagera des dizaines de milliards de dollars dans un projet contesté sur le plan de la souveraineté. Ce n'est pas un détail diplomatique : c'est une ligne rouge structurelle.

Économie : une absurdité financière assumée

Avec un coût officiellement annoncé à plus de 25 milliards de dollars, le gazoduc Nigeria–Maroc relève de la démesure. Ce chiffre est trompeur : il ne tient ni compte de l'inflation, ni des coûts de sécurisation, ni de la maintenance sur 6 000 kilomètres, ni des instabilités politiques régionales. La facture réelle serait bien supérieure.

La durée de construction - plus de dix ans - condamne d'emblée toute logique de rentabilité. L'amortissement se compterait non en décennies, mais en un siècle, voire davantage. Dans un monde énergétique en mutation rapide, un tel horizon n'a aucun sens économique.

Plus grave encore : le projet est déjà court-circuité par la réalité régionale. Le Sénégal et la Mauritanie exploitent désormais leurs propres découvertes gazières. Ils disposent de gaz pour leur consommation intérieure et pour l'exportation directe sous forme de GNL. Pourquoi accepteraient-ils de dépendre d'un corridor long, coûteux et politiquement risqué, contrôlé par un acteur extérieur ? La réponse est simple : ils ne le feront pas.

Énergie : un projet obsolète avant même d'exister

Le gazoduc Nigeria–Maroc est un projet du passé lancé dans un monde qui n'existe plus. À l'horizon où il pourrait hypothétiquement entrer en service, le système énergétique africain sera dominé par des solutions plus rapides, moins chères et plus souveraines.

Les énergies renouvelables - solaire et éolien en tête - sont déjà plus compétitives que toute nouvelle infrastructure gazière lourde. Elles se déploient en quelques années, mobilisent des financements climatiques internationaux et ne nécessitent ni corridors géopolitiques ni arbitrages de souveraineté.

Parier aujourd'hui sur un mégagazoduc, c'est immobiliser des capitaux colossaux dans une technologie de transition au moment même où le monde s'en détourne. C'est un contresens stratégique, particulièrement pour un continent qui a besoin de solutions rapides, décentralisées et adaptées à ses réalités.

À l'opposé de cette fuite en avant, certains pays africains ont fait un choix plus lucide : utiliser le gaz existant comme levier temporaire, tout en investissant massivement dans le solaire. Cette stratégie, adoptée notamment par l'Algérie, combine sécurité énergétique, souveraineté et anticipation de l'après-gaz.

Positionnement idéologique

Cette tribune s'inscrit dans une lecture souverainiste africaine, non-alignée et post-néocoloniale des relations internationales.

Elle refuse :

La reconduction des logiques de rente et de transit héritées de l'ordre colonial,

La centralisation artificielle des ressources au profit de pôles d'influence régionaux,

La subordination des choix africains aux priorités énergétiques européennes ou aux stratégies de prestige.

Elle défend :

La souveraineté énergétique des États africains, fondée sur la maîtrise locale des ressources,

L'industrialisation endogène comme finalité première, et non l'exportation brute,

Le non-alignement stratégique dans un monde multipolaire, où l'Afrique choisit ses partenariats sans dépendance structurelle.

Dans cette perspective, l'énergie n'est pas un instrument d'influence géopolitique, mais un bien stratégique au service du développement, de la justice sociale et de la stabilité des nations.

L'Afrique n'a pas besoin de hubs imposés ni de mégaprojets vitrines. Elle a besoin de choix courageux, réalistes et souverains, capables de rompre avec les mirages pour construire une autonomie réelle.