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Recrutement dans l'éducation nationale: Entre exigences statutaires et impératifs de gestion

par Boudina Rachid*

Le débat relatif au recrutement des enseignants en Algérie ne peut être réduit à une opposition simpliste entre concours et contractualisation. Il renvoie, plus profondément, à la cohérence du cadre statutaire, à la lisibilité des choix administratifs et à la capacité de l'État à aligner formation, recrutement et gestion des carrières dans un secteur aussi stratégique que l'éducation nationale.

L'analyse qui suit est loin de procéder d'une posture polémique. Elle s'appuie sur l'expérience, l'observation des pratiques et la lecture attentive des textes régissant les corps enseignants. Son ambition est modeste : contribuer à une clarification nécessaire, dans l'espoir que le système gagne en cohérence et en crédibilité.

Le principe statutaire : le concours sur épreuves comme mode normal de recrutement

Les dispositions de la filière des corps enseignants relevant du statut particulier de l'éducation nationale sont explicites : le recrutement externe des enseignants s'effectue par voie de concours sur épreuves. Ce choix n'est pas fortuit. Il repose sur une logique éprouvée consistant à évaluer, de manière équilibrée, les connaissances disciplinaires, les aptitudes pédagogiques et la capacité à exercer un métier exigeant, au cœur du service public.

Le concours sur épreuves constitue ainsi la traduction opérationnelle du principe constitutionnel d'égal accès aux emplois publics. Il assure transparence, comparabilité des candidats et légitimité du recrutement. Toute dérogation à ce principe est récusable de droit. Aucune dérogation n'est permise sans modifier le décret exécutif 21-25 du 21 janvier 2025 portant statut particulier de l'éducation nationale. Autant dire que toute dérogation accordée en l'espèce est nulle de plein droit, qu'importe la motivation qui tendrait à la justifier.

La contractualisation : de l'exception à la pratique durable

Le recours au recrutement par voie contractuelle est prévu par les textes comme un mécanisme dérogatoire. Il vise des situations limitées : urgence ponctuelle, absence temporaire de titulaires, besoins exceptionnels. En ce sens, il constitue un outil utile, voire nécessaire, lorsque le concours ne peut matériellement répondre à un besoin immédiat.

Toutefois, lorsque la contractualisation devient massive, reconduite d'année en année et appliquée à des postes budgétaires permanents, elle change de nature. Elle cesse d'être une exception pour devenir un mode ordinaire de gestion des ressources humaines. Aussi, on a vu le ministère de l'éducation y recourir ces derniers temps, faisant fi et bravant le statut général de la fonction publique et le statut particulier applicable à son propre secteur, certainement sans penser à mal, mais qui au total a fini par faire douter les observateurs de la régularité de ces errements. Dès lors, l'argument de l'urgence, souvent invoqué pour justifier le recours massif aux contractuels, apparaît juridiquement fragile. Un besoin reconduit d'année en année cesse, par définition, d'être exceptionnel. Il devient structurel et appelle une réponse statutaire.

Ce glissement opère un premier détournement du dispositif statutaire : non par remise en cause formelle du concours, mais par sa marginalisation progressive. Le besoin n'étant ni imprévisible ni temporaire, l'argument de l'urgence perd sa portée juridique. Il aurait été plus plausible et plus conséquent que ce soient les centres de recherche sous tutelle du ministère de l'enseignement supérieur ou sous tutelle d'autres ministères, ayant vocation à faire de la recherche, de pouvoir recruter en CDI ou en CDD. Un recrutement qui doit être, pour tout dire, structuré, axé sur des compétences d'excellence avec des exigences spécifiques.

Le lancement d'un concours sur titre de grande ampleur : une inflexion qui ne rend pas justice au statut particulier

Certes le multi-concours portant sur plus de 40 000 postes budgétaires, destinés à la fois aux corps d'enseignement et à d'autres corps propres au secteur, constitue un signal fort par son ampleur. Il traduit une reconnaissance explicite du caractère structurel des besoins et marque une rupture avec une gestion exclusivement fondée sur la contractualisation. À ce titre, elle mérite d'être soulignée.

Le concours sur titre : une autre difficulté juridique

L'option retenue pour ce recrutement massif par la voie du concours sur titre, soulève par ailleurs une difficulté d'un autre ordre, qu'il convient d'aborder avec rigueur. Contrairement à une confusion fréquente, le concours sur titre ne se confond ni avec le recrutement sur titre, ni avec une procédure allégée de concours. Il s'agit d'une modalité spécifique de concours, juridiquement encadrée, qui ne peut être mise en œuvre que lorsque les statuts particuliers la prévoient expressément.

Or, lorsque ces statuts réservent le recrutement externe des enseignants au concours sur épreuves, le recours au concours sur titre ne relève pas d'une simple option administrative. Il constitue une requalification implicite du mode de recrutement, opérée par la pratique plutôt que par la norme.

Deux modalités, une même fragilisation du cadre statutaire

Ainsi, la contractualisation durable et le concours sur titre appliqué en dehors de son champ statutaire procèdent de logiques différentes mais produisent un effet convergent : l'affaiblissement du cadre juridique régissant l'accès au métier d'enseignant.

Dans le premier cas, le statut est contourné par substitution ; dans le second, il est neutralisé par interprétation extensive. Dans les deux hypothèses, la norme s'efface derrière des impératifs de gestion immédiate, au risque de brouiller durablement les repères institutionnels.

Le cas des ENS : une incohérence révélatrice

Cette fragilisation du dispositif statutaire apparaît avec une acuité particulière lorsqu'elle est confrontée à la situation des Écoles normales supérieures (ENS).

Conçues comme des établissements de formation spécialisée de haut niveau, les ENS ont pour vocation première de former des enseignants qualifiés, maîtrisant à la fois leur discipline, la didactique et les pratiques pédagogiques. Les élèves qui y sont admis acquièrent dès la troisième ou la quatrième année de formation, selon le cas, la qualité de fonctionnaire stagiaire (décret 79-220 du 10novembre 1979), impliquant une prise en charge statutaire à l'issue du cursus.

Or, cette articulation élémentaire entre formation et recrutement semble aujourd'hui largement défaillante.

Une coordination insuffisante entre formation et emploi

La faiblesse de la coordination entre le ministère de l'Éducation nationale et celui de l'Enseignement supérieur explique en grande partie cette situation. Les flux d'entrée et de sortie des ENS ne paraissent pas pleinement intégrés dans une planification globale des besoins en enseignants.

Il en résulte une situation paradoxale : les postes qui devraient prioritairement être réservés à des personnels déjà formés et statutairement engagés sont dispersés entre contractuels, concours externes de nature différente, opérations d'intégration périodiques et parfois régularisation de situations de fait.

Cette dispersion brouille la hiérarchie des voies d'accès au métier et fragilise la crédibilité même de la formation normalienne.

La banalisation du modèle normalien

À cette incohérence s'ajoute la création et le saupoudrage d'annexes ou de filières assimilées aux ENS au sein de plusieurs universités. Si l'objectif affiché est l'élargissement de l'offre de formation, l'effet induit est une banalisation progressive de la formation spécialisée.

À défaut de normaliens au sens plein du terme, le système risque de produire des diplômés dont le profil ne se distingue plus fondamentalement de celui des diplômés des facultés classiques. Ce glissement interroge la finalité même des ENS et l'esprit qui présidait à leur conception.

Une incohérence systémique

Pris isolément, chacun de ces dysfonctionnements pourrait être relativisé. Pris ensemble, ils révèlent une incohérence systémique : formation, recrutement et gestion des carrières évoluent selon des logiques parallèles, sans pilotage unifié.

Le ministère de l'éducation nationale investit dans la formation spécialisée, tout en adoptant des modalités de recrutement qui en neutralisent partiellement les effets. Cette dissociation affaiblit la lisibilité des parcours, le principe du mérite et, à terme, la confiance dans le système.

Conclusion : clarifier pour renforcer

La question du recrutement des enseignants ne saurait être traitée par des ajustements successifs. Elle appelle une clarification assumée.

Soit le concours sur épreuves demeure le mode normal de recrutement externe, et il convient alors de l'organiser régulièrement, de l'articuler clairement avec les ENS et de réserver effectivement les postes correspondants. Soit une évolution du modèle est envisagée, mais elle doit alors être juridiquement formalisée, débattue et assumée.

L'entre-deux actuel, fait de dérogations successives et de requalifications implicites, apparaît comme le plus fragile. Clarifier, ou amender le cadre statutaire, ce n'est pas rigidifier le système ; c'est au contraire lui redonner cohérence, lisibilité et légitimité. À ce prix seulement, l'école normale pourra regagner la confiance collective de ceux qui mettent tellement d'espoir d'être honoré et récompensé du titre de normalien avec ses pleins effets.

*Inspecteur en chef de la fonction publique retraité