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Convertibilité des monnaies africaines : l'ère de l'inaction est révolue: Un tournant vers la souveraineté économique d'avenir
par Rédha Tir* En
Afrique, l'émancipation économique se heurte à une réalité méconnue : la
non-convertibilité des monnaies nationales. Ce verrou invisible freine les
ambitions industrielles, bride les politiques publiques et fragilise
l'intégration régionale. Cette analyse en explore les racines, les impasses et
les alternatives. Penser la monnaie autrement devient un impératif stratégique.
La souveraineté économique n'est pas une abstraction pour les États africains. C'est un terrain de lutte. Une ligne de front. Et pourtant, au cœur de cette bataille, une singularité demeure : la non-convertibilité persistante des monnaies nationales. Longtemps reléguée aux marges des débats, cette question agit comme un révélateur silencieux. Elle dit la dépendance. Elle murmure l'asymétrie. Et elle éclaire, avec une précision parfois cruelle, les angles morts des politiques de développement. Cetteréflexion, à contre-courant des lectures technocratiques, cherche à réinterroger cette réalité. Elle puise dans des approches critiques, revisite des expériences historiques - de l'Écosse des Lumières à la Chine contemporaine - et convoque des voix du Sud global. Le projet est clair : penser autrement les conditions d'uneconvertibilité plus élargie voire totale, à moyen et long terme, à l'échelle des Communautés économiques régionales (CER), sans feindre d'ignorer la complexité du moment. Dans un continent traversé par des dynamiques de recomposition économique, d'aspirations démocratiques et de revendications de souveraineté, la monnaie reste l'un des angles morts du débat stratégique. Elle y est pourtant centrale. Non seulement comme outil technique de régulation, mais comme matrice d'autonomie, d'investissement, de projection collective. Or, dans la majorité des pays africains, les monnaies nationales demeurent non convertibles à l'international - une caractéristique souvent présentée comme secondaire, voire anecdotique, alors qu'elle structure en profondeur les marges de manœuvre des États et des communautés régionales. Cette réflexion prend le parti de traiter cette non-convertibilité non comme un simple fait monétaire, mais comme un phénomène politique, historique et géoéconomique. Elle postule que l'impossibilité d'échanger librement une monnaie hors de son territoire d'émission n'est pas neutre : elle conditionne l'accès aux marchés, bride les politiques publiques, fragilise la projection industrielle, et contraint les États à négocier leur souveraineté sous contrainte permanente. Pour penser ces blocages, encore faut-il sortir des schémas classiques. C'est ce que propose une série d'approches critiques récentes - la Modern Money Theory (Ehnts, 2024), les travaux sur la souveraineté monétaire en contexte postcolonial (Gadha, Kaboub, Sylla, 2021), les analyses sur la hiérarchie monétaire internationale (Eich, 2022), ou encore les réflexions sur la gouvernance régionale et les infrastructures monétaires alternatives (IMI, 2018 ; Handbook of Digital Currency, 2024). Ce papier mobilise ces apports, non pour les juxtaposer, mais pour nourrir une relecture analytique et stratégique du verrou de la non-convertibilité en Afrique. Notre approche s'organise en sept temps. Après avoir retracé les origines historiques et institutionnelles de la non-convertibilité (I), nous analysons ses effets directs sur la fragmentation productive (II), la dépendance systémique (III), Convertibilité totale : un horizon à construire avec lucidité (IV), Coûts cachés de la convertibilité forcée(V),les limites de la souveraineté monétaire formelle (VI) et les potentialités offertes par la régionalisation monétaire (VII). L'ensemble converge vers une conclusion sans concession : tant que les CER ne réinvestissent pas la monnaie comme levier de transformation collective, la souveraineté restera partielle, fragile, réversible. I. Origines et mécanismes de la non-convertibilité totale monétaire La non-convertibilité totale des monnaies africaines n'est ni accidentelle ni transitoire. Elle est le fruit d'une architecture historique, façonnée à la fois par l'héritage colonial et les prescriptions orthodoxes post-indépendance. Selon Dirk Ehnts (Modern Money Theory, 2024), un État souverain qui émet sa propre monnaie et taxe dans cette même unité détient théoriquement une autonomie budgétaire complète. Pourtant, cette logique reste largement inopérante dans les CER, où les banques centrales sont contraintes par des régimes de change rigides, une dette en devises, et l'obsession d'une stabilité nominale héritée des critères de Maastricht. L'histoire institutionnelle l'atteste : nombre de dispositifs actuels - contrôles des changes, parités fixes ou semi-fixes, gestion administrée des devises - sont des reliquats d'un ordre monétaire postcolonial qui n'a jamais été remis à plat. Dans leur étude sur les régimes monétaires émergents, Ferrari-Filho et de Paula (2023) montrent que l'imposition de cibles d'inflation et la dépendance aux institutions financières internationales ont contraint les politiques monétaires africaines à la défensive. Loin d'être des outils de développement, les banques centrales ont été réduites à des instances de conformité. Plus encore, l'absence d'un marché régional intégré de règlement et de compensation transforme la monnaie nationale en dispositif captif. Comme le souligne l'International Monetary Institute (2018), une monnaie non convertible, sans corridor d'échange formalisé, devient un instrument à usage interne, incapable d'accompagner la densification des échanges régionaux ou l'intégration productive. Ainsi se referme le piège : les États africains n'ont pas seulement perdu leur convertibilité - ils ont perdu la fonction internationale de leur monnaie. Pendant des décennies, la question de la convertibilité des devises africaines est restée en marge des grandes priorités économiques du continent. Pourtant, dans un contexte marqué par une volonté croissante d'émancipation financière, cette problématique s'impose désormais comme un axe essentiel de souveraineté. L'heure n'est plus à la résignation : l'inaction monétaire ne peut plus être temporisée sur un continent qui aspire à se projeter sur la scène économique mondiale avec ses propres instruments. La convertibilité intra-africaine des monnaies représente bien plus qu'un enjeu technique : elle constitue un catalyseur décisif pour l'autonomie économique continentale, un préalable à la mise en œuvre effective de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), et un vecteur de confiance pour les investisseurs et les opérateurs africains. II. Frein économique et fragmentation productive Les effets de la non-convertibilité se manifestent moins dans les grands équilibres que dans la microéconomie quotidienne : retards d'approvisionnement, blocages des chaînes de valeur, fragilisation du tissu industriel. L'accès restreint aux devises provoque une hiérarchisation implicite des acteurs économiques. Comme l'écrit Paul-Jacques Lehmann dans The Future of the Euro Currency (2019), lorsqu'une monnaie n'est pas convertible, elle cesse d'être un instrument d'intégration - elle devient une frontière. Ce cloisonnement pousse les opérateurs économiques à se replier sur des circuits parallèles, où les devises fortes - souvent le dollar ou l'euro - deviennent la seule référence de valeur. Le secteur informel prospère, mais au prix d'une marginalisation fiscale et institutionnelle. Les entreprises locales, quant à elles, doivent composer avec une double contrainte : une monnaie qui n'est pas reconnue à l'extérieur et un accès limité aux mécanismes de couverture. Laurent L. Jacque, dans International Corporate Finance (2020), montre que l'absence d'instruments dérivés de change dans les économies non convertibles empêche la projection stratégique des entreprises, notamment dans les secteurs industriels et agricoles à forte valeur ajoutée. Dans ce contexte, les critiques à l'égard de certaines politiques monétaires africaines se sont multipliées dans les sommets et rapports internationaux récents. L'inefficacité est pointée du doigt, le risque systémique évoqué sans détour ; on stigmatise ces États susceptibles de devenir des «passagers clandestins» du système mondial, bénéficiant d'une indulgence qu'aucune réforme sérieuse ne viendrait justifier. Pourtant, malgré l'ampleur de cette pression, les résultats concrets peinent à émerger. Ainsi, en 2023, la Banque mondiale rappelait que, bien que le FMI ait formulé de nombreuses recommandations en matière de correction des distorsions de change, les progrès demeuraient «limités» dans plusieurs pays présentant des écarts marqués. Non plus désignés individuellement, ces États relèvent aujourd'hui des principales Communautés Économiques Régionales : dans la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), la Communauté de développement de l'Afrique australe (SADC) ou encore l'Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD). Enfin, les données du Handbook of Digital Currency (2024) soulignent que les systèmes de double conversion - monnaie locale vers devise, puis vers partenaire régional - entraînent des coûts de transaction exorbitants, pénalisant la compétitivité des économies africaines. III. Hiérarchie monétaire et dépendance externe accrue Ce qui frappe d'abord, c'est l'asymétrie. Une asymétrie qui n'a rien d'accidentel. Les monnaies africaines, malgré leur usage légitime à l'échelle nationale, restent enfermées dans un statut subalterne sur les marchés mondiaux. Et cela ne tient pas à leur « qualité » intrinsèque. Cela tient à leur position dans une hiérarchie monétaire mondiale dont les règles échappent aux pays du Sud. Stefan Eich, dans The Currency of Politics (2022), défend l'idée que la monnaie ne peut être comprise qu'en lien avec le pouvoir politique qui l'émet. En Afrique, le problème est moins l'absence de monnaies nationales que l'absence d'un ancrage souverain partagé et crédible. Les institutions monétaires y ont souvent été réduites à des relais de stabilité nominale, façonnées sous influence, bridées par le legs des ajustements structurels. L'International Monetary Institute (2018) note que sans mécanismes régionaux de règlement, les monnaies africaines sont condamnées à la marginalité. Chaque transaction régionale passe par une devise tierce - dollar, euro, yuan - renforçant la dépendance et creusant le déficit d'autonomie. Résultat : la convertibilité reste un privilège exogène, non une fonction maîtrisée. Et pourtant, la Chine a montré qu'une autre voie est possible. En misant sur ses propres infrastructures de paiement, en négociant des accords de swap, en limitant l'exposition aux marchés spéculatifs, elle a lentement gravi les échelons. Non sans tension. Non sans contradictions. Mais avec une direction claire. PierpaoloBenigno (MonetaryEconomics and Policy, 2025) rappelle que ce qui fonde la crédibilité d'une monnaie, ce n'est pas tant son ouverture que la cohérence entre son mandat, ses institutions et sa vision politique. En fin de compte, la dépendance monétaire africaine n'est pas une fatalité. Elle est la conséquence d'un agencement - ou d'un refus d'agencement. La réversibilité est possible. Mais elle suppose de politiser à nouveau la monnaie, de la sortir de l'ombre des marchés pour la remettre au centre du projet collectif. IV. Convertibilité totale : un horizon à construire avec lucidité Longtemps perçue comme un saut risqué dans l'inconnu, la convertibilité totale mérite aujourd'hui d'être pensée autrement : non plus comme un dogme imposé de l'extérieur, mais comme un chantier politique africain, à conduire avec stratégie. Il ne s'agit pas d'une option à refuser en bloc, mais d'un horizon à construire pas à pas. Les bouleversements récents de l'ordre économique mondial, tels que les tarifs protectionnistes massifs annoncés par Donald Trump - qualifiés de « déclaration d'indépendance économique » - nous rappellent une chose essentielle : la monnaie, comme les barrières douanières, est d'abord un instrument de souveraineté. L'objectif américain est clair : reprendre la maîtrise des flux. Pourquoi l'Afrique ne pourrait-elle pas, elle aussi, poser les conditions d'une ouverture fondée sur ses priorités ? Ferrari-Filho et De Paula (2023), souvent mobilisés pour critiquer les effets de la libéralisation financière, insistent pourtant sur un point fondamental : le problème n'est pas l'ouverture, mais l'absence de pilotage. Une convertibilité bien pensée - adossée à des institutions régionales solides, à des mécanismes d'ajustement, à des garde-fous fiscaux - peut renforcer la capacité d'investissement, stabiliser la demande extérieure, et offrir aux économies africaines un levier de projection commerciale et monétaire. Ce que propose PierpaoloBenigno (2025), c'est un chemin de convertibilité graduée : à mesure que la structure productive monte en gamme, que les échanges intra-régionaux s'intensifient, que les systèmes de paiement deviennent interopérables, on peut élargir les degrés de convertibilité. C'est une architecture stratégique, pas un saut dans le vide. Et surtout, il faut une volonté politique. Car comme le rappelle Stefan Eich (2022), la monnaie est aussi un symbole. Elle dit quelque chose du pouvoir que l'on accepte ou que l'on revendique. Une convertibilité totale décidée depuis l'Afrique, au service des populations, ancrée dans les objectifs des Communautés économiques régionales, ce n'est pas une soumission. C'est une réappropriation. En somme, il ne s'agit ni de rejeter, ni de copier. Il s'agit d'imaginer. D'inventer un modèle africain de convertibilité, capable de renforcer l'intégration régionale sans se livrer aux chocs spéculatifs. Un modèle qui soit à la fois ambitieux, prudent et fondé sur un socle de confiance collective. V-Coûts cachés de la convertibilité forcée La convertibilité est souvent présentée comme un horizon désirable, un signe de maturité monétaire. Mais convertibilité forcée peut aussi signifier fragilité choisie. Car ouvrir sa monnaie sans dispositifs de protection adaptés revient à exposer son économie à des forces qui lui échappent totalement.Ferrari-Filho et De Paula (2023) ont montré que nombre de pays émergents ont subi de plein fouet les conséquences d'une libéralisation prématurée : attaques spéculatives, effondrement des réserves, plans d'austérité en cascade. En Afrique, cette menace est latente. Le maintien d'un taux de change prétendument stable pousse les banques centrales à accumuler des réserves coûteuses, gelant des ressources précieuses qui pourraient financer l'investissement productif.PierpaoloBenigno, dans ses travaux récents, décrit une « politique monétaire de précaution» : au lieu d'orienter la croissance, elle anticipe la crise. Quant à Eich (2022), il critique la soumission croissante des politiques monétaires aux notations souveraines, qui transforment la logique du crédit public en norme de discipline budgétaire, souvent au détriment de la souveraineté. Les enseignements de l'euro, relus par Paul-Jacques Lehmann (2019), sont également éclairants : une monnaie unifiée, sans mécanismes de solidarité ni budget commun, accroît les divergences plutôt qu'elle ne les résorbe. Pour l'Afrique, le danger serait de calquer ce modèle sans en tirer les leçons. Mieux vaut construire une convertibilité sélective, à géométrie variable, adossée à un projet politique régional, qu'imposer une ouverture brutale dictée par l'extérieur. Dans une situation d'équilibre précaire, disposer de réserves de change solides et nouer des lignes de soutien externe avant même d'amorcer la réforme n'est pas un luxe, mais une nécessité. Cela rassurera les marchés et permettra aux États d'amortir les turbulences initiales. Reste une dimension que trop de programmes oublient ou minimisent : celle du tissu social. Car au moment où les prix de l'énergie et des denrées grimperont sous l'effet de la dévaluation, il faudra protéger ceux qui ne peuvent absorber ce choc. Transferts monétaires ciblés, subventions transitoires sur des biens essentiels : ces mesures, loin d'être accessoires, seront la condition même du maintien de la cohésion autour du projet de réforme. Toutefois, la technique et la compassion ne suffisent pas si la structure de pouvoir qui profite des distorsions reste intacte. Lutter contre la corruption, défaire les réseaux de rente qui s'étaient habitués à tirer profit des écarts de change, c'est attaquer la réforme à sa racine politique. Ce ne sera pas sans résistances ; il faudra expliquer, dénoncer, et parfois affronter. Ce combat politique sera aussi décisif que les ajustements monétaires eux-mêmes. VI. Souveraineté monétaire : formes illusoires, conditions concrètes Dirk Ehnts rappelle que la création monétaire ne suffit pas à garantir la souveraineté : elle doit être adossée à des institutions capables de guider la dépense publique, d'ancrer la fiscalité, et de stabiliser les anticipations. Or, dans nombre de CER, les banques centrales ne sont que des gardiennes d'équilibres externes. Les travaux de Ferrari-Filho et les contributions de Gadha et al. (2021) appellent à lier souveraineté monétaire à souveraineté budgétaire, industrielle et sociale. Une monnaie ne peut être outil d'émancipation si elle n'est pas gouvernée démocratiquement. Les réformes monétaires exigées sur le continent africain s'inscrivent rarement dans une dynamique purement désintéressée. Sous l'apparente neutralité des diagnostics internationaux, se profile une volonté de préserver avant tout la stabilité du système financier mondial. Le Fonds monétaire international (FMI) cherche principalement à éviter que les États concernés ne deviennent des débiteurs chroniques, contraints de solliciter sans fin des plans de sauvetage. La Banque mondiale, quant à elle, vise à garantir que ses financements ne soient pas dilués par des régimes de change artificiels et inefficaces. De leur côté, le Groupe d'action financière (GAFI) et les grandes puissances du G7 s'emploient à contenir la prolifération de zones monétaires opaques, susceptibles de faciliter les flux financiers illicites et de déstabiliser l'architecture globale. Ce relatif immobilisme ne résulte pas d'une simple inertie administrative. Il est profondément lié à la résistance d'intérêts enracinés localement, pour qui la stabilité du système existant prime sur toute ouverture risquée. Les gouvernements africains, pris dans l'étau des exigences internationales et des équilibres politiques internes, avancent souvent à contretemps : pressés de réformer, mais réticents à précipiter des changements lourds de conséquences. De cette tension naît un double langage presque institutionnalisé. Devant les instances internationales, l'engagement à moderniser les régimes de change est proclamé avec emphase. Mais, une fois l'attention internationale dissipée, les mesures attendues sont retardées, vidées de leur substance ou renvoyées aux calendes grecques. Ce jeu subtil d'annonce sans exécution traduit moins un cynisme qu'une gestion prudente des contradictions nationales. Reste que, au-delà de ces tactiques d'évitement, la tendance globale se durcit. La tolérance envers les régimes de non-convertibilité prolongée s'amenuise à grande vitesse. L'époque où un État pouvait entretenir durablement un marché noir tout en sollicitant l'assistance internationale touche à sa fin. L'alternative devient de plus en plus nette : soit les États procèdent à une intégration effective de leurs monnaies dans l'économie mondiale, soit ils devront assumer les coûts croissants de l'isolement - désengagement des investisseurs, raréfaction de l'aide extérieure, et risque accru de sanctions financières.Pour les membres des Communautés économiques régionales africaines, l'heure n'est plus aux demi-mesures. La recomposition de l'ordre monétaire mondial ne leur laisse d'autre choix que de repenser, en profondeur, leur position dans le système global. Il ne s'agit plus de débattre abstraitement de la souveraineté monétaire. Il s'agit d'en constater les contours réels, les limites concrètes, les possibles refondations. La non-convertibilité totale des monnaies africaines, loin d'être une simple caractéristique technique, cristallise une forme de souveraineté entravée - une souveraineté proclamée, mais non exercée.Ce constat n'est pas nouveau, mais il devient insoutenable. Insoutenable au regard des aspirations de développement des sociétés africaines. Insoutenable face aux urgences économiques, sociales, climatiques. Et insoutenable politiquement, tant les rapports de force actuels rappellent brutalement que la monnaie est une arme - ou une faiblesse. VII. Repenser la souveraineté par la régionalisation monétaire Paul-Jacques Lehmann (2019) l'a montré : sans convergence budgétaire, la monnaie unique produit des inégalités. L'IMI (2018) propose une autre voie : une interopérabilité monétaire régionale adossée à des fonds de stabilisation. Le Handbook of Digital Currency (2024) suggère de mobiliser les technologies pour créer des infrastructures souveraines. Eich (2022) insiste, lui, sur l'importance d'une gouvernance monétaire démocratique et participative. Une union monétaire sans participation citoyenne n'est qu'un cartel de technocrates. De nombreux travaux, souvent discrets mais essentiels, convergent sur un point : l'unification des taux de change pourrait représenter une bouffée d'oxygène pour l'activité économique. Contrairement à certaines craintes agitées à la légère, cette transition ne débouche pas nécessairement sur une flambée inflationniste. À une condition toutefois, que la théorie seule ne saurait garantir : que l'unification soit accompagnée de politiques cohérentes - rigueur budgétaire, pilotage monétaire crédible, ancrage macroéconomique solide. L'expérience de plusieurs États, souvent reléguée en notes de bas de page dans les rapports, est pourtant éclairante. Là où l'unification a été menée avec détermination, le marché a, après un moment d'ajustement, absorbé le choc. Très vite, un taux de change libéré mais stable a mieux contenu les poussées inflationnistes que l'ancien système de double marché, avec son ballet incessant entre taux officiel et taux parallèle. En d'autres termes, c'est souvent la coexistence artificielle de deux réalités monétaires qui alimente l'instabilité, bien plus que l'exposition contrôlée à la loi de l'offre et de la demande. Autoriser les acteurs économiques à transiger à un « taux d'équilibre de marché » revient, en définitive, à une forme de reconnaissance pragmatique. Reconnaître ce que le terrain impose déjà dans les faits : que l'économie vit selon ses propres règles, que la rareté des devises ne disparaît pas sous l'effet d'un décret, et que l'écart entre le marché officiel et le marché noir n'est jamais qu'un symptôme d'une réalité plus profonde. En refermant cet écart, on ne règle pas tout, mais on peut mettre fin à l'une des causes majeures de la pénurie chronique de devises, ce fléau silencieux qui paralyse les économies et fragilise les souverainetés. Dans ce processus exigeant, les institutions régionales africaines devront cesser de jouer un rôle d'accompagnement discret pour assumer une responsabilité stratégique. Il leur reviendra d'encourager l'harmonisation des politiques de change, de renforcer les outils panafricains comme le PAPSS (Le Système panafricain de paiement et de règlement), et surtout d'envisager des mécanismes communs de stabilisation pour appuyer les transitions les plus vulnérables. À plus long terme, l'émergence de monnaies communes régionales pourrait offrir un ancrage supplémentaire, permettant aux petites économies de gagner en résilience en mutualisant leurs forces. Mais le succès de cette transition ne pourra pas reposer uniquement sur les épaules africaines. Il faudra aussi une redéfinition des alliances extérieures. Les partenaires internationaux, s'ils veulent réellement accompagner le mouvement, devront adapter leurs conditionnalités : ne pas seulement financer, mais exiger des transformations structurelles réelles ; ne pas seulement soutenir, mais transférer savoir-faire et innovations financières pour consolider la légalité des flux. Ce sera aussi à eux d'ouvrir leurs marchés aux économies africaines en réforme, de stimuler l'investissement privé, et d'encourager un cycle vertueux entre crédibilité monétaire et dynamique commerciale. Conclusion : pour une souveraineté monétaire vivante Transformer les monnaies africaines en instruments pleinement convertibles suppose d'abord une prise de responsabilité sans réserve de la part des autorités nationales. Ce n'est pas qu'une affaire de technique : c'est un acte de souveraineté. Pour engager cette mutation, les gouvernements devront unifier et libéraliser sans tarder leurs marchés de change, renonçant définitivement aux systèmes à taux multiples qui, trop longtemps, ont alimenté les déséquilibres. Le choc de confiance passera par une annonce nette, sans faux-fuyants, laissant le marché refléter enfin les réalités économiques. Mais derrière cet impératif de clarté, il y a une exigence plus rude encore : garantir la stabilité dans la transition. La discipline budgétaire, une politique monétaire crédible, l'autonomie renforcée des banques centrales et une communication transparente seront les piliers d'une réforme durable. Car un nouveau taux de change, laissé aux vents sans cap, pourrait aussi bien précipiter l'instabilité qu'engendrer la confiance. La littérature critique contemporaine converge sur ce point : la monnaie n'est pas un outil neutre, mais un instrument de pouvoir collectif. Dirk Ehnts, PierpaoloBenigno, Stefan Eich, ou encore les auteurs du volume dirigé par Gadha et Kaboub, tous insistent sur le fait que penser la monnaie, c'est penser l'État, le contrat social, la redistribution, la temporalité du développement. Il faudra rester vigilant : la réforme ne s'arrête pas au jour de l'unification du taux. Les premières années seront cruciales. Un accompagnement technique soutenu, des audits réguliers, un soutien discret mais réel aux institutions nationales seront indispensables pour éviter que les vieilles habitudes ne reprennent leurs droits. Ce n'est qu'en conjuguant volonté politique, solidarité régionale, et appui international intelligent que l'Afrique pourra transformer une fragilité ancienne en levier d'émancipation économique. Mais cette possibilité, réelle, ne se donnera pas d'elle-même. Elle devra être conquise. Refuser la convertibilité forcée ne signifie pas se refermer. Cela signifie choisir les termes de l'ouverture. Définir le périmètre de la souveraineté. Instituer des médiations régionales, des mécanismes de solidarité, des instruments monétaires à visée stratégique. Cela signifie, aussi, construire une légitimité populaire autour des choix monétaires - et ne plus les abandonner aux seuls technocrates ou investisseurs. La souveraineté économique de l'Afrique passe nécessairement par la maîtrise de ses leviers monétaires, condition essentielle à la fluidité des échanges intra-continentaux, internationale et à la résilience financière. L'ère de l'inaction est révolue : la convertibilité des monnaies africaines doit désormais s'imposer comme une priorité stratégique, au service d'un développement inclusif et durable. Elle est la clé de marchés intégrés, de chaînes de valeur renforcées et d'un positionnement africain affirmé dans la nouvelle économie mondiale - dans une logique de consolidation de la souveraineté d'avenir, de puissance économique et d'intégration stratégique. En somme, l'objectif d'une Afrique du XXIe siècle fondée sur la souveraineté, la puissance économique et l'intégration stratégique ne saurait être atteint sans une lecture lucide des ruptures actuelles et des défis historiques. Le contexte, marqué par la remise en cause du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et par l'émergence de formes d'inéligibilité à la souveraineté, impose aux décideurs africains une réinvention profonde des modèles économiques et politiques. Les solutions ne peuvent s'inscrire dans une simple imitation des schémas extérieurs : il s'agit désormais de dépasser le protectionnisme trumpien pour repenser l'industrialisation africaine à l'échelle d'un monde globalisé et fragmenté, en renforçant la convertibilité des monnaies africaines. Cette orientation engage l'Afrique dans un tournant vers la souveraineté économique d'avenir, seule capable de garantir sa place dans l'ordre mondial de demain. Cette réflexion ne prétend pas clore le débat. Elle propose un déplacement. Une invitation à penser l'avenir monétaire africain non pas dans les marges du système mondial, mais depuis un centre reconstruit : celui de la décision collective, de l'autonomie concertée, de la transformation pensée depuis l'Afrique.Car au fond, il ne s'agit pas seulement de convertir une monnaie. Il s'agit de reconvertir un horizon - sous peine de devoir, une fois de plus, aller à Canossa. *Pr.Expert-Consultant International - Ancien président du Conseil National Économique, Social et Environnemental (CNESE)-Algérie |
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