Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Quand l'Histoire exige des comptes la France face à son déni colonial

par Laala Bechetoula

  Le 21 décembre 2025 marque une date charnière dans la relation algéro-française. Ce jour-là, l'Assemblée populaire nationale examine une proposition de loi visant à criminaliser cent trente-deux années de colonisation française. Le texte, composé de vingt-sept articles, ne relève ni de l'émotion ni de la posture idéologique. Il s'agit d'une construction juridique méthodique qui pose frontalement une question que la France officielle s'efforce d'éviter depuis plus de six décennies : celle de la responsabilité historique.

Vingt-sept articles pour qualifier juridiquement ce que l'Histoire a déjà tranché moralement. Vingt-sept chefs d'accusation rappelant que la France, si prompte à se présenter comme la patrie universelle des droits de l'homme, demeure singulièrement mal à l'aise lorsqu'il s'agit d'examiner son propre passé colonial en Algérie autrement qu'à travers des formules prudentes, des rapports édulcorés et des gestes symboliques sans portée juridique.

Cette initiative algérienne intervient dans un climat de tension alimenté par des attaques répétées de certains médias français et de responsables politiques d'extrême droite à l'encontre de l'Algérie. À chaque prise de parole algérienne sur la mémoire coloniale, le même procès en intention est instruit : instrumentalisation du passé, ressentiment permanent, stratégie de diversion. La demande de justice devient une provocation, et l'exigence de vérité, une menace. Ce réflexe révèle moins une divergence historique qu'un malaise profond face à la remise en cause d'un récit longtemps tenu pour intangible.

Les faits, pourtant, sont établis. Le 14 juin 1830, l'armée française débarque à Sidi Fredj. Il ne s'agit ni d'un malentendu diplomatique ni d'une entreprise civilisatrice. L'opération vise la conquête d'un territoire souverain, reconnu comme tel par les puissances de l'époque, doté de ses institutions, de sa monnaie et de son organisation politique. Les prétextes avancés relèvent du répertoire classique des entreprises coloniales ; la réalité est celle d'une domination imposée par la force.

Ce qui s'ensuit constitue une longue séquence de violences structurelles : massacres de civils, enfumades, confiscations massives de terres, déplacements forcés de populations, destruction des structures sociales et culturelles. La colonisation ne fut pas une simple occupation, mais une entreprise de dépossession globale. Les résistants algériens furent pour beaucoup déportés jusqu'en Nouvelle-Calédonie, loin de leur terre et de leur mémoire, dans une logique d'anéantissement politique.

Parmi ces violences fondatrices, certaines demeurent encore largement marginalisées dans le récit officiel français. C'est le cas du génocide de Laghouat, survenu les 2 et 3 décembre 1852. Cette ville saharienne fut soumise à un bombardement massif, suivi de l'utilisation de gaz asphyxiants dans des espaces clos, provoquant l'extermination d'une part considérable de sa population civile. Les sources historiques concordent pour décrire une opération punitive d'une brutalité extrême menée contre une population majoritairement désarmée. Laghouat ne fut pas un épisode isolé, mais l'une des manifestations les plus explicites de la logique coloniale : terroriser pour soumettre, anéantir pour gouverner.

Les données démographiques confirment l'ampleur du traumatisme. Entre 1830 et 1875, la population algérienne passe d'environ trois millions à un peu plus de deux millions d'habitants. Un effondrement que de nombreux historiens qualifient aujourd'hui de catastrophe démographique majeure. Cette violence de masse, loin de s'interrompre avec la fin de la conquête, se prolonge sous d'autres formes au XXI” siècle.

La continuité de cette logique apparaît de manière tragique avec les essais nucléaires français dans le Sahara, menés entre 1960 et 1966. Là encore, les populations locales servent de variable négligeable dans une démonstration de puissance d'État. Les conséquences sanitaires et environnementales persistent, tandis que les cartes de dissémination radioactive demeurent partiellement classifiées. De Laghouat aux sites nucléaires sahariens, c'est une même conception de la vie colonisée qui transparaît : exposable, sacrifiable, effaçable.

En février 2017, une déclaration semblait pourtant annoncer un possible tournant. En visite à Alger, Emmanuel Macron, alors candidat à la présidence française, qualifie publiquement la colonisation de « crime ». L'affirmation est claire, assumée, prononcée devant témoins. Mais une fois élu, le discours change de registre. Les gestes deviennent symboliques, prudents, soigneusement calibrés. Le rapport Stora évite toute qualification juridique engageante. Les excuses restent implicites, jamais formalisées dans un cadre d'État à État.

Cette dissociation entre reconnaissance politique et responsabilité juridique permet à la France de reconnaître sans réparer, d'admettre sans assumer. C'est précisément ce verrou que la démarche algérienne de décembre 2025 entend faire sauter. En transformant la mémoire en droit, l'Algérie ne provoque pas : elle structure. Elle ne radicalise pas : elle formalise.

Le projet de loi algérien dresse une liste précise de crimes coloniaux, tous déclarés imprescriptibles, et exige des excuses officielles ainsi qu'une indemnisation globale et équitable. Il criminalise également l'apologie du colonialisme, considérant qu'aucune entreprise fondée sur la violence ne peut être célébrée sans insulter la mémoire des victimes.

La réaction française, marquée par des attaques répétées de certains médias et responsables politiques d'extrême droite, oscille entre minimisation et condescendance. La question centrale demeure pourtant simple : combien de temps une nation doit-elle attendre que l'ancien colonisateur reconnaisse pleinement ses crimes ?

Un crime demeure un crime, quels que soient le siècle et le vocabulaire employé pour le justifier. La réparation n'est ni une faveur ni un geste politique ponctuel. Elle est un principe fondamental de justice. Et l'Histoire, contrairement aux stratégies diplomatiques, finit toujours par exiger des comptes.