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De l'emprise de l'administration sur le pouvoir politique: Point de vue d'un juriste

par Bachir Yelles Chaouche*

Le droit devient de plus en plus économique. Ainsi, les textes législatifs et réglementaires embrassent l'ensemble des activités économiques (banques, assurances, commerce, douanes, entreprises publiques économiques, fiscalité, foncier industriel, investissement, marchés publics...). Si, toutefois, l'économie et le droit sont régis par des logiques différentes et même souvent antagonistes, on assiste cependant et de plus en plus à l'emprise du droit et des logiques administratives sur la logique économique et même aux objectifs définis par le pouvoir politique.

Un exemple issu de l'actualité pourrait expliquer cette relation conflictuelle entre le droit et le pouvoir politique. Il s'agit de la colère du président de la République exprimée publiquement à l'encontre de l'administration accusée de dresser des obstacles bureaucratiques aux projets d'investissements. En effet, 915 projets achevés ont été recensés en souffrance au niveau de l'administration. Pour lever ces obstacles, le président de la République a dû charger le Médiateur de la République qui a libéré 867 projets (APS 15 juin 2022).

Cette situation interpelle le juriste. En effet, comment expliquer que le pouvoir politique (Président de la République, Parlement, Premier ministre...) qui conçoit les politiques économiques et sociales se trouve confronté à une administration conçue à l'origine uniquement comme instrument de mise en œuvre de cette politique ? Où se situe le problème ? Est-ce que c'est l'administration qui ne se conforme pas à la législation qui la régie ? Auquel cas, les agents responsables de ces défaillances doivent être relevés de leurs fonctions et le problème sera résolu. Ou bien le problème est plus complexe et qu'il pourrait éventuellement résider dans les textes mêmes qui régissent l'Administration ou plutôt dans le processus de fabrication de la norme juridique ?

Pour répondre à cette dernière interrogation, une hypothèse pourrait être avancée selon laquelle le problème réside justement dans les textes législatifs et réglementaires ou plus exactement dans le processus de fabrication de ces textes. Ce n'est certes pas l'unique raison, mais celle-ci a son importance. L'administration ne peut fonctionner que dans un cadre juridique précis confectionné par le pouvoir politique sous forme de lois et règlements. Se pose alors la question de savoir exactement qui fabrique la loi et comment ?

Selon la Constitution, le Parlement « élabore et vote la loi souverainement » (art. 114). Le champ de la loi est vaste, il s'étend à une trentaine de matières finances, industrie, droits... (art. 139 et 140). Mais est-ce que c'est le Parlement lui-même qui produit ces normes ? Pas du tout ! La loi devient de plus en plus technique et le Parlement ne dispose pas des compétences nécessaires, ni de l'information requise lui permettant d'élaborer un texte de loi. C'est le cas de la plupart des Parlements dans le monde.

Faute de moyens et de compétences, la fabrication de la loi est confiée à l'Exécutif1. C'est le Premier ministre qui dispose, selon les termes de l'article 143 de la Constitution, du pouvoir d'initiative de la loi qu'il exerce sous forme de projets de lois qu'il présente au Parlement pour débat et vote. L'origine de la loi revient, en pratique, essentiellement à l'Exécutif. La même question reste posée : est-ce que c'est le Premier ministre lui-même qui confectionne ce projet ? Pas du tout, il n'a ni le temps, ni la compétence. Il va confier, à son tour, cette mission au ministre techniquement compétent (en fonction de l'objet du texte). Encore la même question: est-ce que c'est le ministre lui-même qui confectionne ce projet ? La réponse est toujours négative. Il confie cette mission aux hauts fonctionnaires de son département ministériel (les technocrates).

On assiste, en définitive, à un déplacement du pouvoir normatif des organes politiques (Parlement, Premier ministre, Ministres) vers des organes techniques que sont les technocrates de l'Administration. Donc, c'est l'Administration en tant que « corps professionnalisé » qui est chargée réellement de l'élaboration des textes de lois et règlements en raison, notamment, de sa compétence hautement technique, composée de technocrates et de la stabilité de son personnel2. Certes, c'est le pouvoir politique qui fixe les objectifs d'un texte juridique et ses grandes lignes, mais sa formulation en termes juridiques et techniques est renvoyée aux hauts fonctionnaires de l'administration; ce qui va permettre à celle-ci d'avoir la main mise sur le processus de confection des normes juridiques et de leur mise en œuvre.

Les techniques de consolidation des pouvoirs de l'administration

Non satisfaite de sa capacité à maitriser le processus normatif (en amont), elle cherche à étendre son pouvoir à l'application de la norme (en aval). Pour ce faire, elle utilise au moins trois techniques.

1. La technique du renvoi au règlement

Dans les avant-projets de textes de lois qu'elle élabore, l'administration use de la technique du renvoi qui consiste à renvoyer au règlement les modalités d'application d'un certain nombre d'articles. L'expression souvent utilisée est la suivante : « Les modalités d'application du présent article seront fixées par voie réglementaire ». La voie réglementaire c'est le décret exécutif du Premier ministre ou l'arrêté ministériel. A titre d'exemple, la dernière loi sur l'investissement de 2022 qui compte 41 articles, 15 articles renvoient à des textes d'applications3. Et, comme pour la loi, l'élaboration de ces règlements va échouer entre les mains de la même administration. Autrement dit, cette administration qui a la charge d'élaborer les avant-projets de lois, s'assure par la même occasion la conception des textes d'application. Elle dispose ainsi de la maîtrise de l'ensemble du processus de fabrication de la norme. Certes, le Parlement vote la loi, et peut apporter quelques amendements, mais il lui est généralement difficile de remettre en cause un texte qui lui est proposé sous le sceau de la

technicité. Et pour schématiser, on dit souvent que « le pouvoir va à l'administration comme la rivière va à la mer ».

2. L'usage de concepts élastiques, vagues, en vue d'investir l'administration d'application d'un pouvoir discrétionnaire :

Lors de l'élaboration des avant-projets de lois ou de règlements, les rédacteurs des textes usent de notions élastiques, souples, vagues dont le contenu est incertain (intérêt général, ordre public, ....) dont l'objectif est de doter l'administration de l'application des textes d'un pouvoir discrétionnaire lui donnant une marge de liberté dans l'action. Il y a pouvoir discrétionnaire « toutes les fois qu'une autorité agit librement sans que la conduite à tenir lui soit dictée à l'avance par une règle de droit ». Ou encore, « lorsque, pour prendre une décision, elle dispose d'un pouvoir d'appréciation des faits en fonction duquel elle peut choisir entre plusieurs décisions... ». Le pouvoir discrétionnaire implique en définitive une liberté de décision sans contrôle d'un domaine que l'administration tente de confisquer au pouvoir politique. Cette liberté de décision ou d'agir se trouve renforcée par l'absence quasi-totale de contrôle. L'administration s'est alors aménagée un domaine réservé échappant à tout contrôle, d'où les tentations d'user et d'abuser de ce pouvoir discrétionnaire

Se pose alors la question de savoir où s'arrête le pouvoir discrétionnaire et où commence l'arbitraire, car le pouvoir discrétionnaire implique le flou dans l'application des textes, des incertitudes, des blocages qui sont très souvent dénoncées par les administrés et même par le pouvoir politique lui-même. Ce dernier estime parfois que sa politique économique ou sociale est neutralisée par une partie l'administration.

3. La tendance à s'affranchir des délais pour agir

L'administration répugne être enfermée dans des délais strictes pour agir. La législation dont elle a été à l'origine, fixe rarement des délais de rigueur. Quand ces délais sont fixés, ils ont un caractère seulement indicatif et ne constituent pas une obligation d'agir. L'absence d'agir, de répondre... constitue pour l'heure un acte normal de gestion n'entraînant aucune responsabilité pour la personne tenue d'agir. Ce n'est pas un acte fautif même s'il est dommageable; ce qui assure à l'administration une forme d'immunité pour ne pas dire d'impunité. Le délai de rigueur de six mois accordés récemment par le président de la République aux administrations en charge de l'économie pour passer au numérique constitue une réponse ferme à cette liberté de s'affranchir de tout délai pour agir.

Quelles solutions ?

Il ressort de ce qui précède que l'image d'une administration soumise et obéissante est une fiction juridique. L'administration est devenue « un phénomène social autonome » possédant une dynamique propre qui ne se laisse pas enfermer dans les tâches de stricte exécution que lui assigne le droit. La complexité des tâches de l'Etat a eu pour conséquence d'affaiblir le pouvoir politique qui se trouve contraint de se remettre au savoir-faire de l'administration. Celle-ci ne se limite plus à formuler des propositions au pouvoir politique, elle lui impose ses vues en s'appuyant sur l'argument technique ou scientifique. Conçue au départ comme un simple instrument d'exécution, l'administration devient un organe de conception. Et « de servante, elle devient maîtresse ».

Mon propos n'est pas de préconiser la suppression du rôle de l'administration dans la préparation des textes législatifs et réglementaires, ni de lui dénier le droit de disposer d'un pouvoir discrétionnaire. C'est un phénomène « aussi inéluctable qu'universel ». Mais ce qui est contestable, c'est sa tendance à abuser de son savoir-faire, en tendant à développer son emprise sur le pourvoir politique. Cette emprise s'exerce aussi bien en amont (l'élaboration des textes juridiques) qu'en aval (lors de leur mise en œuvre). C'est ce qui explique, à mon sens, l'incompréhension du Président de la République et son mécontentement à l'égard de cette institution. Cette situation s'explique notamment par l'absence de contrepoids face à cette administration qui tend de plus en plus à s'autonomiser par rapport au pouvoir politique encouragée en cela par la nature les textes en vigueur et par la faiblesse du contrôle externe (Parlement, Cour constitutionnelle, Cour des comptes, Justice...).

La Cour constitutionnelle est fortement interpelée à ce propos pour limiter l'usage abusif des renvois au règlement, et des formules ou expressions à contenu vague. En tant que régulateur de la fonction normative, la Cour ne semble pas avoir pris suffisamment conscience des effets négatifs de cette technique de confection des normes juridiques sur l'équilibre des pouvoirs et sur la qualité de la norme.

Quant à la justice administrative (tribunaux administratifs, tribunaux d'appel, Conseil d'Etat), elle devrait constituer un contrepoids face à une administration qui s'arroge de plus en plus de libertés sous le regard d'un juge très peu regardant sur ses dépassements. Or, le juge administratif n'a pas été suffisamment formé techniquement pour contrôler le fonctionnement des différentes administrations spécialisées. De plus, il n'a pas encore acquis la culture du contrepoids. Le juge doit s'impliquer pour resserrer son contrôle sur l'exercice de ce pouvoir discrétionnaire: il doit réduire le domaine des appréciations discrétionnaires en s'armant des techniques de contrôle utilisées ailleurs : l'erreur manifeste d'appréciation, le détournement du pouvoir, l'appréciation de proportionnalité, etc.

Conclusion

Pour essayer de parer à ces carences, la nouvelle loi sur l'investissement de 2022, par exemple, a institué auprès de la présidence de la République une Commission de recours, la Haute commission nationale des recours liés à l'investissement. Quelle que soit sa bonne volonté, cette institution ne peut, à elle seule, faire face à une administration aussi tentaculaire et omnipotente. Un engagement plus ferme des organes externes de contrôle (Cour constitutionnelle, Cour des comptes, Justice administrative) s'avère de plus en plus indispensable.

*Professeur de Droit public  - Faculté de Droit et des Sciences politiques  - Université d'Oran2 Mohamed BenAhmed

Notes :

1 - « L'initiative des lois appartient concurremment au Premier ministre, aux députés et aux membres du Conseil de la Nation » (art. 143 Constitution).

2 - La relation Gouvernement-administration en droit constitutionnel, in Revue IDARA, Vol. 10, n° 01, 2000, p. 83-91.

3 - Elle est suivie de 9 textes réglementaires : 01 décret présidentiel, 07 décrets exécutifs et 01 arrêté ministériel.