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PASSÉ PRÉSENT

par Belkacem Ahcene-Djaballah

Livres Nedjma. Roman de Kateb Yacine. Editions du Seuil, Paris 1956, puis avril 1996 (avec une préface de Gilles Carpentier), 275 pages, 980 dinars

De Constantine à Bône, de Bône à Constantine, avec un détour par Sétif... voyage une femme, Nedjma (fascinante «métisse» bel et bien née en Algérie, fille de la tribu par un père qu'elle ne connaît pas et fille d'une étrangère, née de l'adultère et du crime...) et nos héros avec, la suivant, la poursuivant, la devançant, l'attendant, l'espérant... et elle, insaisissable, s'offrant, échappant... Ils sont quatre jeunes hommes à la courtiser (Lakhdar, Mourad, Mustapha et Rachid), descendants de tribus berbères, dont celle des Keblout (la tribu de l'auteur), totalement dépossédée puis décimée par la violence coloniale. Ils errent à travers le pays (nord-est), servant comme manœuvres sur des chantiers...

Le dur labeur, le mauvais vin, la haschich, les femmes «faciles», les insultes racistes, le chômage, les marchands de sommeil, la prison et les coups... dans une patrie occupée, détournée et violée et pas tendre pour ses propres enfants. Une Algérie tragique. Une Algérie déjà (nous sommes en 1956) en guerre !

L'Auteur : Il n'est plus à présenter. Né à Constantine en 1929. Poète, romancier, journaliste, homme de théâtre, militant politique (il a participé aux grandes manifestations de Sétif en mai 1945 alors qu'il n'avait que 16 ans, encore lycéen... emprisonné durant quatre mois ). Grand voyageur. Grand défenseur de l'amazighité et de l'utilisation de l'arabe algérien. Auteur de plusieurs ouvrages et détenteur plusieurs prix et distinctions. Décédé en 1989 à l'âge de 60 ans... à peine.

Extraits : «Oui, oui, je vous comprends, j'approuve votre présence à la mosquée ; on ne peut pas rêver avec les mégères et les gosses, on ne peut pas être sublime au domicile conjugal, on a besoin de se prosterner avec des inconnus, de se subtiliser dans la solitude collective du temple ; mais vous commencez par la fin ; à peine savez-vous marcher qu'on vous retrouve agenouillés ; ni enfance ni adolescence : tout de suite, c'est le mariage, c'est la caserne, c'est le sermon à la mosquée, c'est le garage de la mort lente» (p 83), «Les Bônois ont le vin mauvais ; ils ont le coup de tête empoisonné, mais leur football est en décadence ; ils sont plein de contradictions ! Ils trichent aux cartes, et pleurent au cinéma. C'est l'influence raffinée de la Tunisie qui est cause de tout cela.» (p 87), «Ecrasante de près comme de loin, Constantine... cité d'attente et de menace, toujours tentée par la décadence, secouée de transes millénaires, lieu de résistance et de discorde ouvert aux quatre vents par où la terre tremble et se présente le conquérant et s'éternise la résistance» (p 164), «Deux villes me sont chères : la ville où je suis né... Et la ville où j?ai perdu la sommeil... Le même destin aura voulu que les deux villes aient leurs ruines près d'elles» (pp 185-186).

Avis : Sans commentaire. Surtout ne pas se décourager face au style katébien, à nul autre pareil... pas facile à suivre, très difficile à imiter. «Un texte fondamental de la littérature algérienne de langue française», dixit Tahar Djaout. Un français des «plus purs».

Citations : «Le recueillement et la sagesse, c'est bon pour les braves, ayant déjà livré combat» (p 82), «N'y a-t-il que le crime pour assassiner l'injustice ?» (p 91), «L'enterrement des vérités est la cause des calamités» (p 132), «Il est des cités comme des femmes fatales, les veuves polyandres dont le nom s'est perdu» (p 196)

La voyageuse. Roman de Ahmed Bakelli. Casbah Editions, Alger 2016, 253 pages, 800 dinars

C'est l'histoire (réelle ?) de Christine, l'épouse de Mathieu, un militaire, commandant, au début des années 1900, de l'annexe du territoire militaire de Ghardaïa. Française pure souche... et qui décide de rejoindre son mari.

D'abord un séjour à Alger avec la découverte d'un nouveau pays, mais pas encore réel, se limitant à de vieilles demoiselles vivant presque en vase clos. D'abord le long et harrassant voyage. Par train, par diligence puis... à pied. Alger-Djelfa-Laghouat... et la découverte de paysages nouveaux et, surtout des hommes qui y vivent.

La vie de garnison, malgré tous les avantages, tout particulièrement durant la période d' «adaptation» du pouvoir colonial dans la région du M'zab, n'est pas chose facile. C'est ce que raconte (par courrier, à ses nouvelles amies algéroises) Christine qui, peu à peu, découvre et s'imprègne des réalités du terrain car ne voulant nullement être «embrigadée». Bien plus que son époux. Bien plus que le caïd de service... Elle aura une très grande sympathie (et plus ?) pour Boudjemâ, le guide local mis à sa disposition, et à sa famille. Grâce à eux, elle arrivera même à connaître la vie familiale des habitants et elle se drapera dans le haïk en laine (le «Ahouli») qui va lui permettre de circuler dans les dédales des ruelles... retrouvant, dit-elle, une «certaine conscience de son individualité».

C'est donc la découverte de la vie (familiale et sociale ainsi qu'économique et commerciale) du M'zab de l'intérieur... Une cité cœxistant durablement sans autorité publique... il y a surtout des «espaces publics» organisés, bien huilés. La description des souks du Mzab, lieux de rencontres communautaires, est édifiante.

C'est, aussi, la découverte d'une certaine vie politique (abordée en interne avec prudence) et d'une critique (par Christine) du système colonial en place... avec des populations qui, tout en reconnaissant l'autorité, n'exprimaient aucune allégeance à l'occupant.

L'Auteur : Né en décembre 1944 à Atteuf (Ghardaia), Ahmed Ben Mohamed Bakelli est diplômé de philosophie de l'Université d'Alger. Multiples fonctions dans les secteurs étatique et privé... Désormais, il se consacre à l'écriture et à la traduction.

Extraits : «Appartenir à une cité est une conformation à un processus d'ancrage, que le temps se charge de consolider, par le développement d'us et de traditions communes à l'ensemble de ses habitants... La cité représente une finalité dynamique, à savoir : une mémoire collective quotidiennement fournie, donc une entreprise sans cesse perfectible, en vue de baliser son cheminement vers la constitution d'une conscience collective»» (p 35), «L'originalité de la cérémonie du méchoui réside dans le fait qu'elle permet, à l'homme, pour quelques instants, de simplifier son rapport à la nourriture présente devant lui» (p 104)

Avis : Récit plus que roman. Un peu ennuyeux, car parfois assez prudent, mais assez instructif pour ceux qui voudraient connaître un peu plus et beaucoup mieux les us et coutumes du Sud en général et le Mzab et ses habitants en particulier.

Citations : «A force d'étendre l'amour, nous risquons de le banaliser» (p 18), «La république, c'est le pouvoir du peuple ; donc, sa définition ne peut, en aucun cas, être définitive. Elle ne pourra que rester intimement liée à l'évolution du peuple» (p 89), «Il n'y a pas plus esseulé que celui auquel on obéit en tout» (p 93), «Le meilleur hommage qu'on puisse rendre à la générosité de son hôte est de manger aussi généreusement» (p 109).

Théorie d'Alger. Récit de Sébastien Lapaque. Editions Barzakh, Alger 2016 (et Editions Actes Sud, Paris), 107 pages, 500 dinars

Une phrase qui résume tout le récit : on n'occupait pas Alger, on était occupé par elle. C'est ce qui est arrivé ?par bonheur- à l'auteur qui nous raconte les pérégrinations algéroises d'un voyageur européen.

C'est mieux qu'un grand reportage. Une plongée émouvante et empathique dans l'univers visible ou parallèle d'une ville éblouissante... Alger la Blanche qui, malgré les critiques, reste toujours la plus belle, la plus attirante, la plus prenante.

A travers son voyage et ses rencontres dans les «entrailles» de la ville, surtout chez les «gens d'en bas», l'auteur a tout vu, tout entendu, tout enregistré, tout bu, tout mangé, tout capté... les battements et les cris jusqu'aux plus intimes, ceux de la rue et des ruelles cachées, des librairies, des marchés populaires, des petits restaurants et des bars, des stades, des supporters de clubs de foot, des taxis, des transports en commun, des cimetières, du passé lointain, ou récent... le tout avec sympathie pour ne pas dire avec amour et passion.Toute une «théorie» pour une seule ville... qui la mérite amplement.

L'Auteur : Né en 1971. Romancier, essayiste et critique au Figaro Littéraire. Il collabore également au Monde Diplomatique. Plusieurs œuvres dont un recueil, «Mythologie française» (1998) a reçu le prix Goncourt de la nouvelle.

Extraits : «Hélas, on naît toujours trop tard. Et le siècle dans lequel on paraît est toujours trop vieux. Il faut quelquefois une vie d'efforts pour réparer ce déséquilibre initial» (p 11), «Avant d'être un art, l'écriture était un artisanat , comme la boulangerie, l'ébenesterie, la verrerie :la concentration d'un ouvrier sur la matière.Un boulanger devait aimer la farine, un ébeniste le bois, un verrier le cristal, un écrivain les mots» (p 29), «De septembre 1943 et août 1944, Alger avait été la capitale de la France. Provisoire, si l'on veut, mais capitale quand même» (p 97)

Avis : Une très belle histoire d'«amour» d'un homme avec une ville, racontée avec une vérité plus qu'émouvante par un grand artisan de l'écriture.

Citations : « Sous ses airs sages, Alger la Blanche était une invitation à la griserie» (p 26), «C'est le défaut qui crée le remarquable» (p 47), «C'est toujours aux êtres les plus mauvais que la violence politique permet de se hisser au sommet, une fois que les idéalistes et les purs sont liquidés» (p 59)

PS : Lors du 9ème Festival du Théâtre arabe, organisé à Oran et Mostaganem, le public a eu droit à un chaud débat (qui s'est continué par voie de presse) animé par Sid Ali Ismail, critique égyptien, et Makhlouf Boukrouh sur la naissance du premier texte théâtral arabe : En Algérie, en 1847, avec Abraham Daninos (un juif d'Algérie)... ou au Liban en 1848, avec Maroun El Nakkache ?... Le premier est, assurément, «rejeté» par l'élite culturelle moyen-orientale qui arrive encore difficilement à accepter que d'autres régions «arabes» soient des précurseurs... Le critique égyptien en est même arrivé, face aux arguments du Dr Boukrouh, à parler de «rapprochement avec Israël». Du n'importe quoi qui montre seulement, hélas, le niveau du débat avec nos frères du Moyen Orient.