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Les primaires, une catastrophe démocratique

par Sid Lakhdar Boumédiene*

On a souvent coutume de dire que l'impôt tue l'impôt, que trop d'explications noient la clarté et ainsi de suite. Il faut toujours se méfier de ce raccourci auquel on

peut donner tous les sens et leurs contraires. Mais il est un de ces adages que même le démocrate n'hésite pas à exprimer, lorsque l'appel au peuple trop fréquent peut tuer la démocratie représentative. C'est une position très paradoxale qu'il faut expliquer.

Laissons immédiatement de côté une certitude sur laquelle il n'est pas utile de s'attarder. Les élections fondent la démocratie mais elles ne sont pas la démocratie. Si le nombre de fois où les Algériens ont été appelés aux urnes avait crée le moindre début de démocratie, l'invention des grecs anciens rougirait de honte pour son archaïsme. Le bulletin dans l'urne est la condition essentielle de la démocratie mais en constitue une infime partie, la plus représentative donc la plus perverse pour celui qui veut en détourner le sens. Pourquoi les primaires sont-elles un biais pervers à la démocratie alors qu'elles renforcent la mainmise des citoyens sur le choix des candidatures dans l'élection du chef de l'État ?

Un cadre hors de la constitution

Dans la quasi-totalité des démocraties dans le monde, c'est le mode de représentation indirect qui est inscrit dans la constitution car le plus naturel pour synthétiser le choix de millions d'électeurs. Tocqueville avait si bien décrit cette démocratie représentative dans son célèbre livre sur l'Amérique, à l'époque de la genèse de la première constitution démocratique au monde. Le suffrage direct est si rare que n'importe quel étudiant en droit dans le monde n'est capable de citer de mémoire un autre exemple que celui de la Suisse, universellement présent sur toutes les copies. S'il ne faut pas confondre le suffrage direct pour l'élection des représentants et le referendum, ce dernier a néanmoins développé de graves dérives que nous constatons aujourd'hui avec le système des primaires.

Conformément au principe de la représentation indirecte, les partis politiques sont chargés «de concourir à l'expression du suffrage populaire » comme l'indique la constitution. C'est donc leur rôle de proposer des choix politiques et des hommes censés les incarner. Tout se passe comme si les primaires déléguaient au peuple le soin de se prononcer en se débarrassant d'une responsabilité attribuée par la constitution aux partis politiques. C'est déjà une première bizarrerie qui aurait du nous alerter. A première vue, c'est la manifestation d'un élan démocratique supplémentaire, plus abouti dans la transparence. On a souvent reproché aux partis politiques de monopoliser le système de représentation politique qu'il est difficile, à priori, de s'offusquer qu'ils fassent participer le peuple aux choix du programme et de celui qui portera le combat lors des prochaines élections présidentielles. Nous pourrions rétorquer par une formule expéditive comme « Alors, à quoi servent-ils s'ils ne concourent pas eux-mêmes à l'expression du suffrage populaire ? ». Ce serait suffisant mais cela ne satisferait pas le lecteur qui se demanderait pourquoi aurait-on peur du suffrage populaire, lui qui est la garantie d'une démocratie parfaite. Il faut donc aller plus loin dans l'argumentation.

L'urne remplacée par une télécommande

L'idée qu'il faille donner la parole au peuple ne souffre d'aucune critique en soi. L'interroger par référendum ou par des primaires est en effet très séduisant et rassure. Il n'en est pourtant rien si les corps intermédiaires ne remplissent pas leur rôle. A condition, bien entendu que ces corps intermédiaires fassent l'objet périodique de contrôle et de sanction lors d'élections libres. Mais laissons le principe général et allons au fond des choses. Le Président de la république française, au moment de son élection au mois de mai 2017, aura passé quatre filtres électoraux, soit deux lors des primaires et deux lors des véritables élections prévues par la constitution. Et c'est cette multiplication des appels au peuple qui entache la démocratie d'une dérive certaine. Le peuple a le droit de changer d'opinion, le droit de se fâcher tous les matins, de proférer des menaces électorales et mêmes de dire des mots crus (dans le cadre privé) à chaque intervention médiatique d'un homme politique. Mais toute autre chose devrait être son attitude lorsqu'il se retrouve dans un cadre très solennel de l'isoloir. Recourir d'une manière permanente au peuple, c'est tenter le diable du populisme et de la surenchère. Les régimes où sévit la dictature l'ont compris depuis très longtemps et peu de systèmes autoritaires ne se privent de la multiplication des élections. Les Algériens se sont déplacés aux urnes un nombre de fois qu'ils ne peuvent même plus compter. Il y a donc un danger à vouloir décrédibiliser une parole forte qui, lorsqu'elle s'exprime trop souvent, à n'importe quelle occasion, n'a plus plus la même portée, voire devient dangereuse par le trouble qu'elle crée. Les électeurs semblent se comporter avec ces primaires comme les téléspectateurs avec leur télécommande en zappant au rythme de la nouvelle structure des médias, des chaînes d'information en continu et de la multiplication des réseaux de communication. Tout est rapide, une parole en chasse une autre, une image une autre et ainsi de suite sans que la réflexion mûrisse avec son indispensable prise de distance.

Une prime aux extrêmes

Sept candidats à gauche et tout autant à droite. Les primaires de la gauche comme de la droite ont crée une situation inédite où les extrêmes pouvaient se libérer dans la parole sans avoir le sentiment de faire exploser la démocratie. Lorsqu'on demande à un électeur de droite ou de gauche de choisir son champion (ce qui est constitutionnellement le rôle des partis, rappelons-le), il a l'extraordinaire liberté de passer de l'un à l'autre sans qu'il ait le sentiment de commettre un acte irréfléchi. Passer d'un Juppé à un Fillon, d'un Hamon à un Valls et inversement, aussi rapidement que la prolifération des sondages, ne lui donne jamais l'impression de trahir ses idées puisqu'on le persuade du bien fondé de la compétition à l'intérieur d'une même famille politique. Mais en plus de ce zapping incohérent, se rajoute un autre phénomène, plus inquiétant pour la démocratie. Le premier tour d'une primaire, et dans une moindre mesure le second tour, a cette tendance à faire déplacer les plus convaincus dans les positions les plus extrêmes. On « se fait plaisir », « on rêve » et on vote pour celui qui a les propositions les plus folles, les moins réalistes. François Fillon s'est adressé à l'électorat le plus à droite, le plus libéral et le plus conservateur du point de vue sociétal. Quatre cent mille fonctionnaires en moins, une hausse de l'âge de départ à la retraite, la suppression des trente cinq heures et le non remboursement de certains frais médicaux, comment ne pas séduire cet électorat très conservateur ? A gauche, c'est le candidat le plus utopiste qui l'a emporté avec un programme qui ferait tomber en apoplexie les défenseurs de la rigueur budgétaire. Benoît Hamon a parlé à la frange la plus à gauche de son électorat, promettant mondes et merveilles avec un revenu universel qui coûtera près de quatre cent milliards au budget de l'État. Lorsqu'on sait le gouffre actuel de la dette publique, on imagine la déferlante des impôts qui attend ce pauvre peuple de gauche, écrasé d'impôts à chaque fois qu'il avait eu l'audace de rêver. Mais pire encore, une fois que les extrêmes se sont grisés et que les hommes politiques sortants ont été écartés, Hamon et Fillon se retrouveront face à un dilemme inextricable qui, à peine élus comme champions de leur camp, leur fait face pour leur rappeler la réalité.

Après la griserie, l'impasse

Le système des primaires renchérit la démesure et le populisme puisque les candidats doivent parler à leur camp. L'élection à deux tours fait que ces derniers sont déjà piégé dès le second tour car il se rendent compte qu'il faut s'adresser cette fois-ci, non plus seulement aux extrêmes convaincus par les propositions délirantes, mais à l'autre camp, celui du perdant et c'est une toute autre histoire. Alors on s'imagine la gymnastique qu'il faut opérer en aller-retours sur le fond des propositions lorsqu'il faut affronter une seconde fois une élection à deux tours face à un public différent puisqu'il s'élargit à l'ensemble du pays. François Fillon a connu cette mésaventure immédiatement après son élection au premier tour. Alors qu'Alain Juppé s'était adressé à un électorat plus large, Fillon s'était focalisé dans un discours qui ne s'adressait qu'à celui de son camp. Si Juppé a connu la déroute que l'on connaît, on se retrouve néanmoins avec un candidat vainqueur qui doit, soit se renier soit échouer à rassembler, ce qui est indispensable pour la victoire finale. Or, dès le lendemain du premier tour, François Fillon s'est aperçu que les mesures draconiennes qu'il avait proposées ne heurtaient pas seulement les couches populaires de la gauche mais également son propre électorat de droite. C'est le cas de la mise à plat de l'assurance maladie où il a du revenir en arrière, accréditant déjà l'idée qu'il n'a été courageux que l'instant d'une campagne électorale. La même mésaventure est arrivée à Benoît Hamon lorsqu'il a du avouer que le revenu universel serait enclenché par paliers progressifs, ce qui est perçu comme un premier recul significatif par rapport aux élans tribunitiens de sa campagne électorale. On imagine alors les dégâts de toutes ces manœuvres d'adaptation du programme en fonction de l'électorat visé lorsqu'il s'agit d'une élection à quatre tours, ce qui est le cas avec le rajout des primaires.

Mais ce n'est pas tout...

Au désordre des idées et de « décrédibilisation » du suffrage universel s'ajoute le dernier élément croustillant de l'affaire. Que se passe-t-il lorsqu'un candidat refuse obstinément les primaires et souhaite se présenter directement au suffrage organisé par la procédure constitutionnelle ? C'est exactement ce qui arrive puisque deux poids lourds dans les sondages ont refusé de participer aux primaires de la gauche, Mélenchon et Macron. Et nous nous retrouvons devant un cirque des plus dévastateurs pour la démocratie. Cela veut dire que le peuple de gauche a été mobilisé par millions, dont un million et demi qui s'est déplacé deux fois pour voter, afin d'élire un champion qui n'a aucune chance de parvenir au second tour de la présidentielle.

 Tout ce raffut à gauche n'aura en fait servi qu'à départager deux lignes politiques concurrentes au sein d'un parti socialiste mourant. Toute cette aventure électorale n'avait comme signification que l'organisation d'un vaste congrès du Parti socialiste qui n'a jamais pu trancher. Bernard Hamon a réussi à détrôner les ambitions de son rival pour mettre la main sur le parti. Et voilà comment la constitution se retrouve totalement détournée de son objectif.

La transparence totale des débats a des limites

L'autre drame désolant des primaires est l'obligation des candidats de se réunir une fois le combat terminé. Or, le système des primaires force les candidats à flatter les extrêmes. La conséquence est que les batailles et les mots sont durs et aucun ne laisse la moindre chance à l'autre par une quelconque bienveillance. Attaques, insultes et coups bas sont un exercice obligé, surtout lorsqu'on est dans une même famille politique.

Le résultat est celui d'étaler toutes les batailles fratricides et nauséabondes aux yeux du public qui reste peu convaincu lorsque, le premier tour passé, les candidats jurent leur alliance indéfectible pour la suite du combat. Tout cela n'est pas raisonnable et accentue le divorce entre les populations et le personnel politique. Comment peuvent-il prétendre être dans le même combat après les déchirements idéologiques et personnels qui ont été portés en spectacle ?

Bien entendu, les rivalités féroces entre les hommes politiques sont aussi anciennes que l'humanité. Lorsqu'il n'existait pas de primaires, les déchirements, complots et trahisons étaient affaire quotidienne en interne (et cela continue). Mais si l'humanité ne peut se transformer sur ce point, elle a mis des siècles à créer des règles et organiser des comportements où les conflits étaient gérés par des procédures internes, régulées et courtoises. C'est le rôle d'un parti politique d'organiser la bataille des ego avant qu'elle n'éclate outrageusement en public.

Ce serait de l'hypocrisie ? Non, pas forcément car toute transparence n'est pas toujours bonne pour la bonne marche d'une collectivité. Un couple est-il obligé d'étaler ses heurts en public pour ne pas être accusé d'hypocrisie ? Doit-on signifier constamment qu'on déteste où méprise quelqu'un d'une manière franche et publique ? Doit-on étaler ses divisions, ses sentiments et ses querelles à chaque débat ?

Assurément non, c'est le travail d'un parti politique de l'éviter autant que possible. Son rôle est de pouvoir transformer les ambitions personnelles et les frustrations en une compétition saine et productive. S'il n'y arrive pas, alors et seulement dans ce cas, le silence serait fautif car la proposition politique unifiée qu'il formulerait ne serait pas honnête. Et c'est justement ce qui s'est passé au parti socialiste qui n'a jamais résolu une division datant de près d'un siècle entre les tenants d'une ligne d'opposition dure et celle qui prône un socialisme de gouvernement, pragmatique et ouvert à la réalité du monde.

Pour ne pas avoir résolu ce problème grave en interne, la poignée de mains entre Valls et Hamon au soir de la victoire du second tour rend le geste indécent et insultant pour la démocratie. Si les deux gauches étaient « irréconciliables », selon les termes de Valls, il incombait au parti politique d'envisager la rupture avant d'organiser un simulacre de primaires devant mener à l'union forcée au second tour. Non seulement l'unité de ce parti est donc artificielle mais il doit subir un autre fléau plus général dont il faut maintenant rappeler l'existence.

Les primaires camouflent le vrai problème

En recourant aux primaires, les partis politiques tentent de camoufler le vrai défi qui leur fait face. En réalité, depuis longtemps déjà les systèmes de représentation sont en crise. Les partis politiques ne font guerre recette et les rares militants qui se comptent dans leur rang ne sont plus capables d'affronter la déperdition d'intérêt à leur égard. Que ce soit dans le milieu politique ou syndical, la crise des adhésions est devenue si aiguë qu'on en vient à envisager des mesures radicales et illusoires comme le vote obligatoire ou l'adhésion obligatoire à un syndicat. Les corps intermédiaires souffrent d'une dépopulation qui menace jusqu'à leur fonctionnement quotidien. De plus, l'histoire syndicale et politique en France a conduit à un émiettement qui aggrave le problème. Le recours aux primaires et au barnum médiatique ne sont que l'illusion d'un moment car on a bien vu que la forme traditionnelle des partis politiques laissait la place à des structures beaucoup plus éphémères et nouvelles. Ce sont des clubs qui prennent la place, des micro-partis, des mouvements associatifs, des regroupements par Internet et ainsi de suite. Le monde ancien de la prise de parole et de la représentation politique est bousculé par l'ère nouvelle des communications. Pourtant, plus que jamais l'intermédiation politique est le socle de la démocratie. Au lieu de créer des outils aussi dangereux que les primaires, le monde politique devrait s'interroger sur les nouvelles formes qu'ils doivent proposer aux jeunes publics. Au lieu de courir derrière une mode importée directement des États-Unis, sans aucune relation avec la tradition politique ancestrale de l'Europe, il faudrait proposer une alternative plus adaptée. Les partis politiques ne peuvent que se mordre les doigts d'avoir trempé dans les fausses polémiques, les détournements financiers, les mensonges et les tricheries en tout genre. Et plus que tout, ces partis doivent impérativement cesser de créer un monde où les intérêts personnels sont servis par des carrières, des cumuls de poste et des malversations qui deviennent insupportables pour le public.

 Les primaires sont devenues un exutoire de la colère et de la perte de confiance envers un personnel politique qui a tout fait pour se rendre impopulaire. Les primaires accentuent l'effet de rejet et dans cette affaire, c'est la démocratie qui est remise en cause. Elles doivent donc impérativement cesser ou proposer un mode de fonctionnement plus serein et cohérent avec les objectifs de la démocratie.

*Enseignant