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De retour d'un voyage au Kazakhstan : Pourquoi donc François Hollande fait-il escale à Moscou ?

par A. Benelhadj

Les présidents russe et français se sont rencontrés samedi 06 décembre après-midi à l'aéroport moscovite de Vnoukovo lors d'une visite imprévue de F. Hollande.

On peut s'interroger sur ce brusque changement de programme et sur la ou les causes de ce détour si promptement précipité. Ecoutons les communiqués à son issue :

Le président français, qui s'exprimait à l'issue d'une rencontre avec Vladimir Poutine, a dit espérer que «le cessez-le-feu qui sera proclamé demain ou après-demain puisse être effectif, c'est-à-dire pleinement, entièrement respecté». Dans une déclaration diffusée par des télévisions françaises, il a également demandé «qu'il y ait des échanges de prisonniers (...) un dialogue politique entre Ukrainiens dans le cadre de l'intégrité territoriale de l'Ukraine» et «qu'il puisse y avoir le respect des frontières, notamment entre l'Ukraine et la Russie». «Je voulais avec le président Poutine envoyer un message qui est celui de la désescalade et aujourd'hui elle est possible», a dit François Hollande.

Le président russe a pour sa part déclaré que la Russie soutenait l'intégrité territoriale de l'Ukraine et qu'il espérait un cessez-le-feu rapide dans l'est du pays. (Reuters le S. 06/12/2014 à 17h23)

On peut douter que les présidents français et russe aient pu organiser à la va-vite une rencontre entre deux vols à Moscou rien que pour délivrer ces plates banalités, dignes des sirupeuses bulles d'un nonce apostolique, que les protagonistes de cette crise s'échangent depuis février dernier.

 Privés de réponses et d'informations, il nous reste des questions.

1- Les Français ont-ils pris seuls cette initiative ?

2- Est-ce sur les conseils (intéressés) des autorités du Kazakhstan que le président français a jugé utile de venir à Moscou ? Après tout Astana ? engagé dans un «pacte orientale» avec son voisin - souffre tout autant que Moscou des sanctions occidentales.

3- Mistral perdant.

Paris veut donner une dimension stratégique et décisive à ce détour moscovite. La communication élyséenne a tenu à le faire savoir.

Généralement, c'est lorsqu'elles n'ont plus de politique étrangère et de prise sur les réalités que les Maisons Mineures et Etats décatis donnent de l'emphase et du lustre aux rencontres internationales. Nous en savons quelque chose. Mais ne s'agirait-il pas plus modestement d'une tentative de règlement à l'amiable de la livraison des Mistral à la Russie. Les autorités françaises font face à un dilemme en cette affaire : leur engagement commercial est ferme et leur position dilatoire n'est pas tenable indéfiniment. D'un autre côté Paris est sous la pression (cynique) de Washington et de quelques ex-pays de l'est anti-russes enragés, tels les pays du Pacte de Vilnius ?

4- L'«ami américain» en a-t-il été préalablement informé et son aval sollicité ? On le présume.

5- Est-ce Washington qui en a eu l'idée et qui se cache derrière le pantin français, le «petit télégraphiste» de l'OTAN ? Obama, architecte d'une tactique de «Leading From Behind» (que les Républicains lui reprochent à tort) est devenu maître dans l'art de manipuler avec adresse ses «caniches» européens et proche-orientaux.

6- Mme Merkel a-t-elle été consultée ? Ou délibérément marginalisée ? Par exemple :

- Pour lui rendre la monnaie de sa pièce (l'Allemagne a réuni cet été tous les dirigeants des Balkans occidentaux -Albanie, Bosnie-Herzégovine, Croatie, Kosovo, Macédoine, Monténégro, Serbie, Slovénie- à se réunir à Berlin pour parler des relations de ces nations avec l'Union européenne. Le choix même d'organiser ce forum dans la capitale fédérale et non pas à Bruxelles représentait un symbole fort de la volonté de l'Allemagne de prendre les choses en main sans passer par «la case UE».

Même Washington peut trouver intérêt à ce que Paris tente de remettre l'Allemagne à sa place et modère ses illusions d'émancipation? De plus, fragiliser la pierre de touche de la construction européenne et de l'Euroland complète le travail de sape de la «Perfide Albion» et des tenant (nombreux) de l'Atlantisme. Au grand dam des gaullistes qui se compteraient aujourd'hui comme en juin 1940, sur les doigts d'une main?

- Pour ajouter une pièce au dossier épineux de la gestion du déficit et de la dette française et ainsi peser sur la Commission et la BCE afin de leur faire admettre le principe des Eurobonds et un QE à l'Européenne ?

7- La rencontre a eu lieu singulièrement à l'aéroport moscovite de Vnoukovo.

- Est-ce parce que F. Hollande ne voulait pas lui donner une importance dont V. Poutine aurait pu s'en prévaloir pour réduire l'isolement dans lequel l'Occident voudrait le confiner (la visite de F. Hollande est la première d'un dirigeant occidental en Russie depuis le début de la crise ukrainienne).

- Ou bien le président russe voulait-il limiter les prétentions de Paris qui cherche à se donner un rôle et une dimension qu'il ne possède plus depuis longtemps. Et, plus sérieusement, n'a plus ni la volonté, ni les moyens (politiques, militaires, économiques et financiers) de s'en pourvoir.

Poutine a identifié les joueurs et ce qui est vraiment en jeu.

Il sait très bien qui tient réellement le manche en cette affaire : Washington globalement et Berlin localement sont les véritables interlocuteurs de Moscou. La France n'est plus dédié qu'aux seconds rôles. En particulier depuis qu'à contre-courant elle a placé ses forces armées ? appelons un chat un chat : sa souveraineté ? sous commandement américain. Précisément à un moment historique où la tradition française aurait appelé à la dissolution de l'OTAN et à la constitution d'une défense autonome européenne.

Le voyage impromptu de F. Hollande a sans doute participé à la préparation, prévu mardi prochain, de la relance du Protocole de Minsk négocié en septembre dernier, mais très vite compromis par un cessez-le-feu qui n'a jamais véritablement été respecté par Kiev et ses rebelles de l'Est.

Mais l'Ukraine n'est qu'une province d'un échiquier infiniment plus vaste et plus complexe. Et la France est rentrée dans le rang avec le titre glorieux de pion de luxe doté d'un coefficient dont la cote a beaucoup baissé depuis la fin des années 1960 et irrésistiblement dépréciée après la chute du Mur de Berlin.