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Mohamed El Faïz : Pour comprendre les révolutions arabes. Interviews posthumes

par Kmar Bendana

Voici un livre agréable à lire en arabe et en français, bien fait et qui propose une lecture des «révoltes arabes». Les écrits qui s'essayent à une réflexion sur ce qui traverse le sud de la Méditerranée depuis 2011 se multiplient mais celui-ci est loin d'être banal. Son auteur est marocain ; le Maroc resté en dehors de la vague des «révoltes» ne pouvait pas ne pas être secoué. Cet ouvrage constitue une réplique décalée dont l'intérêt réside précisément dans le fait qu'il émane d'un intellectuel qui s'interroge sur le sens d'une histoire en explosion, une histoire où il n'est pas plongé mais qui l'interpelle. De formation économiste, Mohamed El Faïz enseigne l'histoire économique à l'université de Marrakech. Auteur d'une thèse sur l'agronomie de la Mésopotamie antique (paru à Leiden en 1995), Il est spécialiste de l'histoire de l'hydraulique et de l'économie de développement. Il propose à travers cet ouvrage une réponse à la fois pédagogique et politique aux impasses et aux difficultés actuelles.

INSCRIPTION DANS L'ACTUEL

L'ouvrage part d'un choc : celui de voir le 11 février 2011 au Caire, les masses de délinquants et prisonniers libérés et lâchés place Et-tahrir, afin de noyer et d'effrayer les foules en révolte contre le régime de Moubarak. L'auteur éprouve face à ces images captées en Egypte un sentiment de rejet d'autant plus virulent que la Tunisie avait offert aux téléspectateurs du monde une sortie de régime encore «clean». En trois semaines, une conscience était devenue claire : les peuples arabes ne pouvaient plus accepter ce genre de traitement de la part des gouvernants.

La conclusion titrée «s'approprier le ?noyau valable' [an-nawat as-saliha] des cultures de l'islam» s'inspire de l'actualité tunisienne de l'année 2012. L'auteur assiste à l'épisode «jihadiste» (i.e l'attaque de l'ambassade américaine en septembre 2012) et remarque un graffiti à côté de la statue d'Ibn Khaldoun de l'avenue Bourguiba : «la ?ilmani la islami» [ni laïque ni islamiste]. Un message qu'il trouve plein d'enseignement dans la crispation qui s'installe sur la scène tunisienne.

Autre inscription dans l'actuel, celui de la méconnaissance des savants de l'islam et d'ailleurs. L'enseignant se demande : comment inciter les étudiants à aller vers cette littérature ancienne ? En faire aimer les auteurs ? Lutter contre la paresse de lire et dépoussiérer les écrits ? L'auteur choisit de valoriser le patrimoine savant, appelle à le faire en plusieurs langues (et pas seulement en arabe). Traduire et expliquer la valeur de la pensée politique, économique et culturelle représente une réponse en acte, une proposition d'avenir résumée dans la facture de l'ouvrage dont la mise en forme entend répondre à l'objectif, aujourd'hui essentiel, de transmettre aux générations futures un patrimoine savant peu fréquenté.

SIX CONVERSATIONS IMAGINAIRES

L'auteur compose six entretiens imaginaires, effectués avec des savants dont il estime que le savoir est aujourd'hui à revisiter, parce qu'encore plein d'enseignements. En enseignant expérimenté, il adopte une écriture «journalistique» nourrie d'une connaissance des œuvres, des contextes dans lesquelles elles ont été écrites et avertie sur la manière dont elles ont été lues et interprétées. Cette astuce d'écriture, savamment pédagogique savante est moins facile qu'elle n'en a l'air, d'autant que l'auteur conçoit une version bilingue (arabe et française) des six entretiens.

Le résultat est un livre savant et léger qui donne envie d'aller vers les œuvres. Initié pour répondre à des questions et des inquiétudes du présent, l'ouvrage retourne dans le passé à travers les regards d'intellectuels qui ont pensé et agi en leur temps, souvent dans l'ignorance ou l'indifférence de leurs contemporains.

Sur le ton de la conversation, l'auteur nous fait entrer dans l'univers de trois historiens : Ibn Khaldoun (1336-1406), Al Maqqari (1591-1631), historien de l'Andalousie et Al Maqrizi (1364-1442), un agronome Ibn al ?Awwam andalou du 12ème siècle, un économiste allemand Frédéric List (1789-1846), et l'ingénieur polytechnicien Ali Moubarak Bacha (1823-1893), bâtisseur de l'Egypte de Mohamed Ali. Tous ont développé à leur époque une conception de la connaissance de leur société, de son histoire, de ses difficultés et de ses ressources. Mais pour aucun, on n'a pu tout utiliser ni appliquer le savoir formulé. L'amnésie dont parle l'auteur est un effet du temps quasi naturel ; elle implique de revenir vers les œuvres, de les relire et de les réinterpréter, sans les traiter en reliques.

LECTURES DE L'HISTOIRE

Pour chaque auteur, le lecteur effectue des allers et retours avec le passé, celui du savant en question en pointant le contexte de la réception de son œuvre, celui des conditions de l'oubli et des raisons qui expliquent la non efficience. A la manière d'un journaliste du passé, Mohamed El Faïz, expose avec humour, les limites des compilations, des découvertes et des idées, en montrant la nécessité de comprendre ce à quoi elles ont servi. Les auteurs sont confrontés à leurs prédécesseurs et successeurs directs (Ibn al ?Awwam et la généalogie des savants agronomes du 10ème siècle), à ceux qui les découvrent (Ibn Khaldoun découvert par les orientalistes du 19ème siècle ou al Maqrizzi minoré par Gaston Wiet). Ils sont également mis en dialogue avec d'autres, venus bien plus tard et qui ont influé sur le cours de la pensée contemporaine (Amartya Sen, prix Nobel d'économie 1988). Les entretiens utilisent des notions modernes (ex : la sécurité alimentaire) pour des situations anciennes (la famine en Egypte, fin 14ème siècle) montrant non pas la permanence des situations mais analysant la persistance des conditions de gestion et des erreurs de conception (le libre échangisme effréné ou l'empêchement à développer les capacités à créer des richesses).

Dans une langue simple, chaque interviewé fait le tour de son œuvre sous la conduite pédagogue de l'interviewer. On comprend comment Ibn Khaldoun cumule les capacités du savoir critique avec l'exercice dans les rouages du pouvoir, comment al ?Awwam s'inscrit dans l'essor économique et culturel de l'Andalousie, comment List ne trouve pas sa place face aux idées conquérantes de Adam Smith et comment Ali Moubarak Bacha se heurte aux tentatives de bloquer les velléités d'émancipation technique et économique qu'il essaie de mettre en œuvre. Les six conversations traitent de l'histoire sous plusieurs angles et dans divers temps. On sort de leur lecture avec le sentiment qu'elle n'est pas linéaire, n'obéit pas aux volontés des savants, ni à leurs prouesses réflexives. Elle est le produit de rapports de force parfois entrevus mais jamais faciles à contrer.

Du Maroc où il n'y a pas eu de «révolution», nous vient la réplique d'un universitaire qui en appelle à revoir l'histoire et notamment celle des pays arabes et musulmans telle qu'elle a été lue par les intellectuels contemporains, pour comprendre ce qui les empêche aujourd'hui d'avancer. La recette qui consiste à relire ce qu'ont laissé les savants est une des voies à prendre. Un engagement et une façon de montrer que les événements historiques que nous vivons en préparent d'autres, notamment l'avènement d'une littérature savante qui pourra servir dans le futur?