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Organiser la paix au Moyen-Orient

par Chris Patten *

LONDRES – Dans la célèbre pièce de théâtre de Bertolt Brecht intitulée «Mère Courage et ses enfants», véritable plaidoyer contre la guerre, l’un des personnages a pour réplique : «Connaissez-vous la principale difficulté lorsqu’il s’agit de paix ? Le manque d’organisation. »

Cette pièce a pour toile de fonds la guerre de Trente Ans, qui dévasta l’Europe au cours de la première moitié du XVIIe siècle, avant de prendre fin en 1648 grâce aux traités de Westphalie. Cette guerre débuta autour d’un conflit religieux entre protestants et catholiques, pour rapidement se changer en affrontement à long terme entre des États rivaux et dynasties ennemies, opposant principalement d’un côté les Habsbourg et le Saint-Empire romain germanique, au camp français adverse du cardinal de Richelieu.

Certains assimilent naturellement le conflit actuel entre chiites et sunnites, qui consume nombre de régions de Mésopotamie et d’Asie occidentale, à cette guerre du passé qui entraîna la mort à grande échelle, provoquant épidémies, destruction économique, et tourmente sociale, notamment selon une démarche de chasse aux sorcières.

Une entente pour la paix avait pourtant été conclue un demi-siècle en amont de l’explosion du conflit – dans le cadre d’un effort d’organisation de la paix. L’empereur Charles V élabora la Paix d’Augsbourg en 1555, fondée sur un compromis selon lequel les États souverains pourraient respectivement choisir la version du christianisme qu’ils entendaient adopter. C’est seulement lorsque ce traité vola en éclats que les massacres débutèrent.

Ainsi, peut-on considérer qu’il existait une «paix organisée» antérieurement aux sanglantes agitations actuelles d’Irak, de Syrie et d’ailleurs ? La réponse à cette question dépend du degré de rétrospection adopté.

Lorsque l’Empire ottoman s’effondra, les puissances occidentales entreprirent un projet d’autoglorification consistant à redessiner la cartographie de la région, à y mettre en place un certain nombre de régimes, à créer des dépendances, tout en établissant des sphères d’influence et en sécurisant l’accès à des approvisionnements pétroliers de plus en plus significatifs. Puis s’instaura une tendance persistante consistant à juger le comportement des États du Maghreb et du Levant en fonction de leur propension à créer des problèmes diplomatiques (ou autres) autour de l’attitude d’Israël à l’égard de la Palestine, ainsi que des revendications de cette dernière en direction d’une indépendance durable. Plusieurs interventions furent également ouvertement menées, qu’il s’agisse de l’opération secrète de remplacement du Premier ministre iranien démocratiquement élu Mohammad Mossadegh, ou encore d’une intervention militaire plus récente en Irak, qui coûta la vie à plus de 250 000 Irakiens.

Les puissances occidentales se révèlent toutefois réticentes à faire face aux réalités sous-jacentes de la région, pourtant mises en évidence dans un rapport de 2002 du Programme des Nations Unies pour le développement. Les experts et responsables politiques arabes à l’origine de ce rapport ont attiré l’attention sur les liens entre gouvernance autoritaire, fragilité économique, importance du chômage, et caractère excessivement confessionnel des politiques. Plus les régimes politiques de la région se sont fait dictatoriaux, plus la jeunesse – privée à la fois d’emploi et de liberté d’expression – s’est tournée vers cette perversion de la foi que constitue un islam extrémiste et violent.

Ainsi nous retrouvons-nous aujourd’hui confrontés à une réponse à la fois évidente et inappropriée à la question «Comment s’agirait-il de procéder ?», réponse qui équivaut désormais à celle d’un fermier irlandais auquel le voyageur aurait demandé son chemin : «Ce qui est sûr, c’est que je ne m’orienterais pas dans cette direction-là.»

Hélas, ne s’agit-il pas là d’une véritable réponse, bien qu’elle puisse constituer une riposte utile à tous ceux qui – comme l’ancien vice-président américain Dick Cheney – préconisent un replay de l’histoire récente. Niant la réalité, les néoconservateurs américains et britanniques semblent croire que les événements récents justifieraient leur point de vue selon lequel le choix de la guerre en Irak aurait été un succès si l’effort de guerre avait été plus soutenu.

Les néoconservateurs n’ont cependant pas totalement tort. Comme l’a expliqué à juste titre l’ancienne Secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice, les États-Unis ont trop longtemps privilégié «la stabilité au détriment de la démocratie,» pour finalement n’atteindre «ni l’une, ni l’autre.»

Il y a là un puissant argument nous encourageant à ne pas abandonner l’engagement à long terme en faveur du type de valeurs pluralistes que promeuvent – entre autres – les auteurs du rapport de 2002. L’Occident s’est montré inconstant dans l’application de ces principes, s’efforçant ici et là de les imposer par la force (avec des conséquences désastreuses), et échouant à utiliser efficacement les financements et mécanismes destinés à appuyer ces principes. Songez par exemple aux piètres résultats des accords de commerce et de coopération conclus par l’Union européenne autour de la Méditerranée.

Il incombe à l’Occident d’exploiter l’ensemble de ses ressources diplomatiques, afin de promouvoir une compréhension mutuelle véritable entre l’Iran et l’Arabie Saoudite, principaux soutiens respectifs des luttes armées chiite et sunnite. Aucun des deux pays n’a le moindre intérêt à voir sa propre région s’enflammer. Il appartient à chacun d’amorcer la restauration des relations qu’il entretient avec l’autre, perspective (récemment en recul) qui apparaissait comme une possibilité réelle pas plus tard qu’au mois de mai.

Avec l’aide de l’Amérique et de la Turquie, il s’agirait pour l’Irak de suivre la direction d’un État fédéral, qui reconnaisse les aspirations des Kurdes, des sunnites et des chiites. En Syrie, bien que le président Bachar el-Assad demeure aux fonctions, il est loin d’occuper le pouvoir. Malgré l’apparente victoire de son armée, les combats continuent. En l’état actuel des choses, le seul véritable dénouement semble faire écho à la formule de l’historien romain Tacite – «Leurs ravages ont fait un désert, et ils appellent cela la paix.»

Elle est bien loin la période à laquelle les acteurs étrangers auraient pu considérer la possibilité d’une intervention militaire efficace. En revanche, avec l’appui du Conseil de sécurité des Nations Unies, il serait nécessaire de développer et de concentrer davantage les efforts humanitaires de la communauté internationale, afin de soulager autant que possible les quelque 11 millions de réfugiés syriens qui en ont besoin.

Enfin, nous ne saurions ignorer la toxicité persis-tante d’un conflit israélo-palestinien non résolu, qui continue d’alimenter l’extrémisme politique, et qui soulève de sérieuses questions quant à l’attachement de l’Occident aux droits de l’homme.

Les pays extérieurs à la région doivent endosser une responsabilité supplémentaire : il leur faut dissuader les jeunes garçons de rejoindre la guerre civile islamique. Il y a là une difficulté propre à mon pays lui-même, au sein duquel il semble que nous ayons relativement échoué à inculquer à certaines communautés la compréhension et l’acceptation des valeurs qui conduisirent bien souvent autrefois les parents de ces jeunes gens à s’installer au Royaume-Uni.

L’agenda d’une paix véritable et durable s’avère chargé et complexe. Un certain nombre de plans doivent être élaborés, dont la mise en œuvre nécessitera plusieurs années. Si nous ne nous y attelons pas dès aujourd’hui, les flammes ne cesseront de s’étendre – attisées par la politique et la religion – et alors les murs de la ville de Ninive ne seront pas les seuls à brûler.

Traduit de l’anglais par Martin Morel

* Dernier gouverneur britannique de Hong Kong, et ancien Commissaire aux affaires étrangères de l’UE, est chancelier de l’Université d’Oxford.