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Les patrons algériens sont moins agents du changement que du statuquo

par Yazid Ferhat

Les opérateurs économiques privés algériens veulent-ils le changement ? Sont-ils des acteurs de la réforme ? Une chercheure change la question : les entrepreneurs privés algériens ont-ils intérêt au changement ?

Dans un récit en off hilarant, un patron algérien en vue ne tarissait pas de critiques ironiques sur ses confrères et la manière dont ils conçoivent leur rapport au pouvoir. «Ils encourageaient mes critiques publiques contre la politique du gouvernement et s'empressaient, derrière mon dos, pour faire savoir qu'ils ne sont pas d'accord. J'ai compris, ce sont de bons hommes d'affaires dans le cadre du système algérien, j'ai appris à me taire». Et de fait dans le patronat algérien, hormis quelques rares électrons libres et ceux qui par impératif de fonction sont à la tête d'organisations patronales, la règle est de rester discret. Les débats sont plus portés par des think-tank où des experts se font plus ou moins l'écho des soucis des entrepreneurs privés. De manière moins humoristique et plus studieuse, Amel Boubekeur, chercheure au Brookings Doha Center, à l'l'Ecole des Hautes études en sciences sociales et de l'Ecole normale supérieure de Paris, aborde le rapport «ambigu» du patronat algérien à la politique et au pouvoir. Dans une étude publiée dans The Journal of North African Studies (*) sur les Entrepreneurs algériens comme à la fois «agents du changement et moyens de préservation du système». Et d'emblée, le constat est fait d'une visibilité de plus en plus grande des acteurs économiques privés dans la sphère publique sans qu'une «idée chère» au partenariat euro-méditerranéen qui veut qu'une libéralisation économique suit inéluctablement le développement de l'entreprenariat privé. Dans une vision généreuse ou théorique, l'émergence d'hommes d'affaires politiquement influents devrait avoir une incidence en matière de gouvernance politique. Force est de constater à la lumière des deux dernières décennies en Algérie qu'il n'y a aucune confirmation que les «acteurs économiques politisés» vont défendre la réforme et changer peu à peu le régime monopolistique.

DES PRIVES POUR DIVERSIFIER L'ACTIONNARIAT DU REGIME

Pour elle, le vrai potentiel des entrepreneurs pour catalyser le changement en Algérie ne peut être perceptible dans le jeu politique de surface mais doit s'analyser à travers les «réseaux et les canaux par lesquels ils sont politisés». Dans un pays où contrairement au Maroc et la Tunisie, la notion «d'autoritarisme de marché ouvert» n'a jamais prévalu, la définition de «l'élite économique» est un exercice «catégoriquement politique», estime-t-elle. La question n'est donc pas de savoir comment les entrepreneurs privés algériens peuvent «réformer» ou «démocratiser» le système comme des prétendants extérieurs mais comment «ils adaptent leurs liens avec l'élite politique au pouvoir». Le but de cette relation est de «préserver le système qui les coopte» et de se présenter comme «agents de changements» afin de se prémunir des changements du cadre de l'économie algérienne. D'une manière générale la relation entre économie et politique en Algérie est passée d'un contrôle exclusif de l'Etat à un «système d'alliances opaques entre les entrepreneurs, les élites politiques et les officiers de l'armée». Et si le fonctionnement par cooptation a entravé les changements démocratiques dans le début des années 90, il a néanmoins le «cercle des acteurs» dans la redistribution des ressources nationales. Malgré leur caractère «clientéliste», l'autonomisation relative des entrepreneurs grâce à des alliances politiques traduit surtout le besoin du «régime à diversifier la structure de son actionnariat afin d'assurer sa pérennité». Avec le bémol que cette diversification de «l'actionnariat» n'implique pas sur le court terme la mise en œuvre d'une politique pluraliste. Mais le «clientélisme» et la proximité au pouvoir ont permet aux élites économiques privées de «comprendre les mécanismes du contrôle de la rente». Les entrepreneurs algériens peuvent difficilement devenir des «agents de la réforme» dans le système actuel de gestion de la rente. La chercheure doute même que les acteurs privés qui ont un peu leur habitude et leurs réseaux souhaitent un «processus décisionnel plus transparent et sain».

«ONT-ILS INTERET AU CHANGEMENT ?»

«Il faut se demander s'ils y ont un intérêt», souligne Amel Boubekeur en relevant qu'ils ont opté pour le statuquo politique en soutenant le troisième mandat du président Bouteflika. En réalité, dans un pays où la fusion entre la sphère politique et économique favorise une «redistribution par des canaux non institutionnels», les entrepreneurs sont très sensibles aux changements dans les échelons de l'Etat. Pourtant, l'auteure perçoit que le jeu formel et informel des alliances et les règles spécifiques de l'accumulation à l'algérienne ne semblent déjà plus fonctionner aussi bien que dans le passé. Et si aujourd'hui les acteurs économiques ont toujours un «intérêt à être cooptés dans le régime pour assurer leur prospérité et leur protection», ils pourraient, selon qu'ils bénéficient ou non du statuquo, faire des demandes de réformes. Non pas au nom de «l'aspiration abstraite pour l'ouverture démocratique» mais au nom de préoccupations de leur propre groupe. La sociologue estime toutefois que «si les élites politiques ne sont plus en mesure de maintenir leurs clients, on peut prédire l'avènement d'acteurs économiques qui exigent un accès garanti à la politique sans passer exclusivement par les réseaux de parrainage».

(*) Rolling either way ? Algerian entrepreneurs as both agents of change and means of preservation of the system - The Journal of North African Studies - Volume 18, Issue 3, 2013