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29 janvier : Sarkozy confronté à sa première vraie crise sociale

par Pierre Morville

Aujourd'hui, de nombreuses manifestations se dérouleront partout en France. Appelée par l'ensemble des syndicats, la grève sera largement suivie par le secteur public comme dans le privé.

Il plane en France comme un petit climat de « ras-le-bol ». Dans un pays qui adore les protestations, les manifestations, les pétitions, on vient de voir, fait nouveau, surgir un « Appel des appels », la fédéralisation de multiples démarches pétitionnaires en cours chez les chercheurs, les travailleurs sociaux, les journalistes, le personnel médical, les juges... La pétition des pétitions ! Cette innovation protestataire, typiquement française, s'est évidemment trouvé une cible commune : Nicolas Sarkozy !

Il est vrai que le Président de la République agace un nombre croissant de Français. Cela tient beaucoup à la personnalité du chef de l'Etat. Fort caractère, il entraîna d'emblée des réactions entières : on l'adorait ou on le détestait. Le problème pour Nicolas Sarkozy, c'est le nombre croissant d'anciens fans qui s'agacent, s'irritent, voire s'insurgent. Quand à ceux qui le détestaient...



La colère des magistrats

 

Caractéristique de cette mauvaise humeur générale, la grogne des personnels judiciaires. Les juges, procureurs ou simples greffiers sont par tradition des gens peu enclins à la contestation ou aux manifestations de mauvaise humeur. Par profession, ils défendent l'ordre et le respect de l'autorité. Or, depuis quelques mois, les tribunaux sont le théâtre de rassemblements ou de cortèges de magistrats qui, tous robes au vent, manifestent leur grande mauvaise humeur face aux errements de l'exécutif.

Dernier sujet de l'ire, le projet de Sarkozy de supprimer le juge d'instruction. Ce personnage, doté d'immenses pouvoirs, est au coeur de la justice française. Normalement, il instruit « à charge » et « à décharge ». En d'autres termes, il vérifie si les prévenus sont coupables ou non. Sur la base de son travail, les suspects passent ensuite à la moulinette du procureur, qui représentent l'Etat, garant de la société. Ils sont défendus par un avocat et leur sort est scellé par décision de trois juges du siège, qui pour l'essentiel suivent les recommandations du juge d'instruction.

Celui-ci est donc doté de pouvoirs importants, extravagants aux dires de certains juristes. Il arrive en effet que le juge se trompe et les conséquences sont alors terribles pour les justiciables. L'affaire d'Outreau est significative des risques et des dérapages de l'instruction. Dans le nord de la France, un réseau pédophile est découvert. Une quinzaine d'ignobles individus sont arrêtés et prestement jetés en prison. Pendant deux ans, ces pervers sont longuement interrogés par un jeune juge opiniâtre. Preuve de leur malignité, ces violeurs d'enfants, parmi lesquels on trouve un prêtre, refusent d'avouer et clament leur innocence. Ce qu'ils étaient en effet ! L'accusation reposait sur les affabulations d'une mère de famille désaxée et sur la crédulité d'un juge inexpérimenté. Au résultat, une quinzaine de vies brisées, des réputations jetées en pâture à une presse enragée, un suicide en prison. Bref, un gâchis hors de proportion qui entraîna la constitution d'une enquête parlementaire.

Dans les recommandations de cette commission, une limitation des pouvoirs excessifs du juge d'instruction. Quelques mois plus tard, Nicolas Sarkozy va beaucoup plus loin : il propose par un projet de loi la suppression pure et simple du juge d'instruction. Tollé général dans la magistrature, chez les avocats et les professeurs de droit.

Le juge d'instruction, certes imparfait, avait la vertu d'être indépendant du pouvoir politique, alors que le procureur est un simple fonctionnaire d'Etat, astreint à un devoir d'obéissance. Les juges d'instruction, aussi imparfaits soient-ils, ont fait surgir depuis vingt ans un certain nombre « d'affaires » politico-économiques, de corruption, de marchés publics truqués, de prises de bénéfices illicites qui étaient auparavant soigneusement couvertes. Mais il est vrai que le candidat Sarkozy avait promis une large « redéfinition » de la criminalité économique, à la grande satisfaction de ses amis patrons...

 

Crise de réformite aiguë

 

Cette révolte de notables de la magistrature est significative du ras-le-bol de professionnels devant l'omnipotence et l'omniprésence de l'actuel Président. Pas une semaine sans un sommet international, pas un jour sans une conférence de presse, un déplacement en province, un nouveau projet de loi. Nicolas Sarkozy a non seulement des idées sur tout, mais il tient énormément à ce que ses idées soient appliquées immédiatement. Autrement, il s'énerve !

De plus, les évènements changeant, les convictions du Président évoluent aussi vite. Hier hyper-libéral, aujourd'hui il loue l'intervention de l'Etat dans l'économie, appelant à une politique de nouvelle « civilisation ». Il accumule sans complexe des décisions législatives ou réglementaires qui restreignent les libertés individuelles. Elu sur la promesse du pouvoir d'achat des Français, - « travaillez plus pour gagner plus ! » - il ne se reconnaît aucune responsabilité dans la récession actuelle : « travaillez éventuellement beaucoup plus, si vous n'êtes pas au chômage, pour gagner beaucoup moins ». Mais cela n'y fait rien : « pendant les bombardements, les ventes continuent », pendant la récession, les réformes doivent s'accélérer. Qu'importe le contenu des réformes en question, c'est le mot magique de « réforme » qui est le plus important. Mais les Français sont las de ces « réformes » qui aggravent le plus souvent leur niveau de vie.

Dans le grand bataillon des déçus, les classes moyennes. Dans cette catégorie ambiguë et fourre-tout, on range des ouvriers qualifiés aux cadres supérieurs, en passant par l'essentiel des fonctionnaires. Ces différentes couches voient depuis une décennie leurs revenus baisser, leur carrière stagner, leurs économies fondre. Tous s'inquiètent pour l'avenir de leurs enfants, qui sera moins bon que leur sort actuel. La meilleure preuve ? Ces derniers restent bien après 18 ans dans la maison des parents, faute d'un travail ou d'un salaire suffisant pour acquérir leur propre logement, malgré des études universitaires de plus en plus longues.

Autres électeurs plus que désappointés, les couches populaires qui avaient été arasées par la crise depuis trente ans mais qui avaient majoritairement voté pour Sarkozy, malgré la précarisation durable de 5 à 7 millions de Français (SDF, chômeurs, travailleurs intérimaires...). Beaucoup ont cru à la promesse du candidat à la présidentielle d'une forte augmentation du pouvoir d'achat.

Nouveau phénomène, des franges de la moyenne et de la haute bourgeoisie, juges, médecins, professions libérales ne cachent plus leur agacement.

L'ensemble de ces catégories ont vu leur adrénaline monter à l'occasion de la crise financière. Les uns y ont perdu leurs économies, les autres craignent pour leur emploi et tous savent qu'ils devront payer la note de la folie des banquiers et des spéculateurs. Banquiers qui ont l'incroyable toupet de refuser de baisser leurs rémunérations magnifiques, alors que leurs établissements, ruinés par leur folie boursière, sont sauvés par l'argent public !

Des riches tout-puissants et immoraux, des pauvres de plus en plus pauvres et de plus en plus nombreux : la réalité actuelle est pire que la pire caricatures du capitalisme faite par un militant communiste dogmatique des années 60, décrivant la « baisse tendancielle du taux de profit » et l'inéluctable mort du capitalisme financier...

C'est dans ce contexte d'un climat social à hauts risques qu'intervient l'avis de grève nationale qui se déroule aujourd'hui à l'appel de tous les syndicats dans toutes les entreprises publiques et privées. Certes, aucun expert ne saura jamais prévoir quand surgit une vraie crise sociale. Mais les nuages noirs s'accumulent.

 

L'omniprésence de l'omnipotent Président

 

Il n'empêche. Nicolas Sarkozy a toujours raison, y compris et surtout contre tout le monde. CQFD. On a souvent l'impression que le Président vit entouré d'un océan de crétins qui ne comprennent pas l'ampleur de son génie. Et quand ça va vraiment mal, c'est que ses subordonnés sont incompétents. Ainsi, la crise judiciaire a entraîné la disgrâce de Rachida Dati, ministre de la Justice, qui vient de se voir révoquée comme une petite domestique.

Mais la stratégie du fusible atteint rapidement ses limites. Nicolas Sarkozy, pérorant et décidant de tout sur tout, se met dangereusement au premier plan de la scène. Et devant l'aggravation de la crise, les Français ne se satisferont pas du seul sacrifice des lampistes. Mais qu'importe, le train des « réformes » ne doit pas s'arrêter, il doit même s'accélérer. Chaque jour, des chantiers législatifs sont mis en branle, accouchant des textes imprécis pour beaucoup, peu ou inapplicables.

L'opposition tente de résister en appliquant notamment des tentatives maladroites de blocage de l'institution par surabondance d'amendements. Ah ! Mais, cela ne se passera pas comme ça ! Nicolas, qui bénéficie déjà d'une large majorité au Sénat, à l'Assemblée nationale et une omniprésence sur les télés et radios publiques comme dans les télévisions et radios « amies », ne va pas se laisser faire par quelques traîne-guêtres, députés socialistes, verts ou communistes. L'opposition parlementaire regimbe ? On n'a qu'à réduire son temps de parole ! Et rhan ! Aussitôt dit, aussitôt fait.

Mais le groupe socialiste, pour une fois réveillé, s'est senti insulté. Toute l'opposition est descendue devant la tribune du Président de l'Assemblée nationale, alternant des vibrantes Marseillaises et des quolibets réclamant le départ du Président de l'Assemblée, le tout avant de boycotter le noble hémicycle. Du jamais vu depuis 1947 !

Comme toujours dans ces cas-là, le président-éternel-candidat recule (un peu) en se déchargeant (beaucoup) sur les autres. Le coupable, c'est ce jeune paltoquet de Copé qui dirige le groupe UMP à l'Assemblée nationale. Le Président, le coeur sur la main, respecte, lui, la République, la Constitution et le Parlement. Jusqu'à la prochaine fois.

 

Un plan de sauvetage de l'économie incertain

 

Mais ce n'est pas grave. Demain, Nicolas Sarkozy aura une nouvelle idée : un sommet international sur la faim dans le monde ou une nouvelle loi réglementant le vol des hirondelles. L'important n'est-il pas que le Président puisse s'adresser chaque jour aux Français ?

N'accablons pas Nicolas Sarkozy. Dans l'avalanche de ses initiatives, il existe de bonnes choses, souvent, hélas, gâchées par une absence de suivi, notamment en matière de politique économique.

En octobre dernier, Nicolas Sarkozy, après l'exécutif américain et le gouvernement britannique, a rapidement compris l'importance du nécessaire sauvetage des banques. Onze milliards d'euros ont été rapidement débouclés et plus de 320 milliards sous forme de garanties ont été mis en caution. De même, le gouvernement français, rompant pragmatiquement avec son libéralisme musclé et son orthodoxie budgétaire, a promis 11 milliards d'euros d'aide à la trésorerie des entreprises, des aides directes à la filière automobile, à un secours financier couteux à Airbus Industries. La politique est donc uniquement axée sur une stratégie de l'offre (aides aux trésoreries des entreprises), au détriment d'une relance par la demande, par la consommation, par les salaires. Cela n'a pas été le choix de l'Allemagne : un plan supérieur de 50 milliards, tournés pour partie sur une politique de grands travaux et sur une baisse importante des impôts des particuliers. Londres, de son côté, a baissé la TVA pour augmenter le pouvoir d'achat des ménages, dans un plan dont l'enveloppe de 40 milliards est là encore supérieur à l'effort consenti par Paris.

Beaucoup restent sceptiques sur les effets à moyen terme de ces différents plans d'investissement publics (625 milliards d'euros pour les seuls Etats-Unis !), tant la bulle spéculative des banques mondiales est difficile à cerner précisément et tant les effets de la récession sont rapides et catastrophiques.

Le FMI prévoyait hier une croissance mondiale réduite en 2009 à 0,5%, avec une dépression aux Etats-Unis (-1,6% du PIB) et en Europe (-2% du PIB) ! En d'autres termes, alors que les plans de sauvetage adoptés par les pays développés restent très incertains sur ces résultats, le dispositif français est de surcroît inférieur à ses principaux homologues européens.