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«Berriane, c'est où?»

par Kamel Daoud

Qu'est-ce qui se passe à Berriane ? Deux versions : «C'est rien» ou «c'est dramatiquement n'im porte quoi». Le pire est que pour le reste de l'Algérie, cette question est précédée d'une autre, tout aussi tragique : «Où se trouve Berriane ? ». Pourquoi ? Parce que la déconnexion est totale entre le pays et ce morceau du pays. Là, c'est un pays qui essaye de se débrouiller un Président sans passer par son peuple, là-bas c'est un wali qu'on laisse se débrouiller pour isoler le problème. Résultat : on ne sait pas ce qui s'y passe. Réellement. Profondément. Totalement. On sait qu'il y a eu mort d'hommes, violence, clanisme, tapage et matraquage, régression et machette, mais c'est tout. On n'aura rien su de Ghaza s'il n'y avait pas eu El Jazeera. On ne sait rien de Berriane, parce qu'il n'y a pas El Jazeera. Pourtant, si on y réfléchit un peu, il y a tout : tout ce que l'Algérie est en train de se fabriquer comme suicide sous anesthésie : le Moyen-Âge mis à jour. La déconnexion algéro-algérienne entre Berriane et l'Algérie est cependant totale : le problème est d'abord résolu par l'isolement et la mise en quarantaine. Cette ville provoque un malaise à analyser parce qu'elle révèle l'impuissance : celui de pouvoir comprendre, celui de pouvoir. On sait que c'est grave parce qu'il y a ce mélange national entre misères, ethnies, races, religions, rites, vengeances, disqualification des institutions, mosquées, généalogies. On sait aussi que, quelque part, Berianne annonce un scénario national possible, on sait que cela peut être contagieux, on devine que c'est l'exemple d'une régression nationale très possible si on continue à plaider l'interdiction du rouge à lèvres pour provoquer les pluies, mais on reste impuissant puis on reprend la télécommande pour trouver le bon créneau pour sa bonne conscience. Pourtant, Berriane existe. Quelque chose s'y est déclenchée qu'on refuse de voir. On peut y aller et en revenir sans y entrer ni y parvenir. Résultat : on va laisser faire le temps et le wali local. Zerhouni, le ministre de l'Intérieur a lancé sa fatwa minimaliste attendue : « c'est une affaire de Mafia de quartiers » concluant que c'est une banale émeute de commune. Le ton est donc donné : dès que le ministre de l'Intérieur vous dit qu'un problème n'en est pas un, c'est qu'il en est un de très grave. Souvenez-vous du « délinquant » de Béni-Douala des derniers événements en Kabylie. Ce qu'il y faut, c'est peut-être un déplacement massif des médias, des intellectuels, des élites, de l'Etat, du régime et la moitié du peuple pour s'interposer et stopper la régression assassine.

C'est vital, c'est urgent, c'est important et ce n'est pas le cas. Cela ne se passe pas ainsi parce que les élites sont soit francophones, disqualifiées par le populisme, soit populistes, disqualifiées par le manque d'intelligence, soit religieuses populistes et donc, sans impact sur la paix avec propension pour la haine. Cela ne se passe pas ainsi, parce que les Bouteflikistes ont besoin de Bouteflika et pas de Berriane. Cela ne se passe pas ainsi, parce que le reste du peuple ne sait même pas si Berriane existe même s'il va y aboutir dans quelques années.

La déconnexion est absolue. Et c'est comme ceci qu'un pays crève : par morceau et jamais d'un seul coup et entièrement. Cela a commencé à Berriane, mais Berriane a commencé partout en Algérie et ce, depuis quelques décennies déjà.