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Le peuple des cimetières

par Moncef Wafi

Et si tous ceux qui ont été tués, pour une raison ou  une autre, reve naient, dans un mois, demander pourquoi et exiger réparation ? La liste des mécontents post-mortem serait aussi longue que celle des demandeurs d'un toit social et aussi hétéroclite que celle des victimes de l'Administration. Numéro de matricule sur le revers du pyjama, acte de décès dans une main et un dossier de recours sous le bras, ils défileront dans les rues de l'indépendance pour aller protester et faire comme tous, les cortèges de la colère. Un défilé de morts-vivants tout droit sorti des fils gores de série B, traînant les pieds, se balançant comme des automates en criant justice. Les matraques resteront dans leur fourreau faute de manifestants en chair à bastonner et aucun cordon de sécurité ne serait capable d'empêcher des esprits de vagabonder en direction, fusse-t-elle de la présidence. Parmi la foule des insurgés, des têtes de mort connues et d'autres anonymes, battant la cadence, semant l'effroi parmi les étages supérieurs de l'Algérie, mais tous ont en commun ce décès prématuré, ce poignard toujours planté entre les deux omoplates, alors que leurs noms n'étaient même pas cochés sur le registre de Azraïn. Les boutiques baisseront rideaux, les rues se videront et les mosquées retrouveront leurs clients et le peuple priera pour le salut de son âme. Pendant ce temps, les actionnaires de l'Algérie d'en haut se feront délivrer des passeports « spécial hadj », pour parer à toute éventualité. Dehors, le cortège funèbre continuera à sillonner les rues. Certains reconnaîtront Amirouche, le livre de Saïd Sadi ouvert dans son dos. A ses côtés, Abane Ramdane, son avis de décès publié dans El Moudjahid. Boudiaf reconnaissable parmi des millions, marche en tête des révoltés des cimetières. Un V brandi en l'air, il n'a toujours pas trouvé de réponse à son fameux « Où va l'Algérie ? ». Un peu plus en retrait, quelques ministres morts tragiquement, qui sur les routes de l'indépendance, qui poignardés dans le cœur. Des grades envoyés prématurément à une éternelle retraite. Des qamis, tapis de prière sous le bras, et des prostituées lapidées à coups de fetwa. Beaucoup de suicidés, facilement identifiables à cause de la corde au cou, sont également là pour crier justice et demander que les responsables de leur trépas soient déférés devant les tribunaux. Des femmes et des enfants de tout âge suivent, tête basse la procession. Ils ont fait le voyage des lointains cimetières de Relizane, Raïs et Bentelha pour savoir. Simplement savoir. L'odeur du poisson était également présente, annonçant le passage des harraga, tombés dans le champ d'honneur en pleine Méditerranée. La foule grandissait à chaque minute, et à chaque minute des banderoles apparaissaient au-dessus des crânes. Les revendications sont sociales, politiques, religieuses, appelant tout bonnement à ce que justice soit rendue dans ce monde, avant l'autre.