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Inspecteur Tahar contre Rambo

par Abed Charef

Une cargaison d'armes envoyée en Libye : la nouvelle est rassurante, car elle indique que l'Algérie a repris une autonomie de décision. Hélas, l'information est fausse.

Bruce Willis a été aperçu à Alger. Malgré sa discrétion, il n'a pu échapper à la vigilance des hittistes, planqués jour et nuit devant chaque mur de la ville. Il semble même que Bruce Willis était accompagné de Sylvester Stallone. La collaboration des deux super-héros ne sera pas de trop pour la délicate mission qu'ils devaient effectuer en Algérie : où ils devaient suivre les péripéties d'un mystérieux navire d'armes que l'Algérie s'apprêterait à livrer à la Libye. La mission des deux hommes était d'autant plus difficile qu'elle devait les mener à Bellara, près de Jijel, fief du plus célèbre enquêteur algérien, l'inspecteur Tahar. Les deux brillants hommes d'action, après avoir débarqué à Alger, se sont rendus à Béjaïa, en passant par Adekar, où ils auraient anéanti un maquis de l'AQMI. Ils ont ensuite longé la côte à bord d'un taxi clandestin pour se rendre à Jijel et, de là, à Bellara, pour fouiller le navire en question et tenter d'y trouver des indices prouvant qu'il a bien contenu des hebhab importés de Russie. De là, on se perd en hypothèses. Les spécialistes pensent qu'ils ont pris contact avec des contrebandiers de la région de Bir El-Ater, qui les auraient emmené en Libye où ils auraient récupéré les armes pour les offrir aux rebelles du Conseil National de Transition et éviter qu'elles ne tombent entre les mains des « colonnes infernales » du colonel Kadhafi. Selon toute vraisemblance, ils avaient rendez-vous à Tobrouk ou El-Alamein, point final de leur périple, avec le célèbre philosophe Botul. Un homme aussi prestigieux ne peut organiser des rencontres secrètes que dans des lieux aussi chargés d'histoire.

 L'intérêt de ce film de série B sera concentré sur quelques questions d'ordre pratique : comment Bruce Willis a-t-il trouvé un taxi pour suivre un trabendiste alors que personne ne réussit à trouver un taxi à Alger en moins d'une demi-heure ? En quelle langue il s'est adressé à un taxieur faisant la ligne Jijel/Tébessa, et comment a-t-il trouvé son chemin dans un pays où il n'y a ni plan ni carte, encore moins de GPS ? Pour le reste, l'histoire des armes algériennes destinées à la Libye semble relever du ridicule, s'il n'y avait cette agitation qui entoure la crise libyenne, avec notamment la présence des meilleurs propagandistes d'Europe auprès des opposants libyens. Ces spécialistes ont déjà inventé de très belles histoires depuis le début de la crise, comme la présence de mercenaires africains auprès de Kadhafi, la logistique que leur aurait fournie l'Algérie, ou encore l'utilisation d'avions Rafale pour tirer à la mitrailleuse sur la foule. Le Conseil National de Transition a parrainé toutes ces belles opérations de propagande, parrainées par un spécialiste en la matière, le militant sioniste Bernard Henry Lévy, que le pouvoir algérien avait courtisé un moment, dans les années 1990. Que vise cette nouvelle affaire des armes destinées à la Libye ? A paralyser l'Algérie. A lui interdire toute action et toute initiative dans la crise libyenne. En maintenant sur l'Algérie une pression constante, avec une rumeur régulièrement alimentée, les acteurs de la crise libyenne veulent maintenir le pays hors-jeu, dans une crise qui le concerne au premier chef, et qui risque même de déborder sur ses frontières.

Cette situation offre un véritable paradoxe. Des pays de l'OTAN, très éloignés, imposent leur point de vue et interviennent militairement en Libye.

Dans le même temps, des pays voisins, qui doivent supporter l'impact de la crise, et sont condamnés à vivre avec le pouvoir qui émergera à Tripoli, subissent une pression continue pour ne pas intervenir. Ils sont même interdits de défendre leurs propres intérêts ! En période normale, une crise en Libye devrait être résolue par l'Algérie et l'Egypte, avec l'accord de la Tunisie. Mais aujourd'hui, ces trois pays sont non seulement hors-jeu, non concernés par le règlement de la crise, mais même leur situation interne n'est pas entièrement sous leur contrôle.

M. Levy vient de leur interdire de nouveau le moindre rôle dans une éventuelle solution de la crise libyenne. Il leur interdit même d'accueillir éventuellement Maammar Kadhafi. Le départ du dirigeant libyen vers un pays voisin a été évoqué comme point de départ d'une solution à la crise, mais M. Lévy, qui semble parler au nom de Nicolas Sarkozy, a exclu cette hypothèse. Il dit ainsi aux dirigeants algériens qu'ils n'ont plus la possibilité de recevoir qui ils veulent, et qu'ils n'ont plus le droit au moindre rôle régional, y compris à leurs frontières.

Une telle arrogance révèle cruellement à quel point l'Algérie est devenue vulnérable. Mais elle peut aussi être salutaire. Car elle rappelle que si l'Algérie ne peut influer sur la situation en Libye, c'est à cause de sa fragilité interne. Vouloir jouer un rôle en Libye, c'est d'abord régler la crise algérienne sur des bases saines. Il sera alors possible non seulement de favoriser une solution raisonnable en Libye, mais de l'imposer. M. Lévy pourra alors être pris pour ce qu'il est : un clown travaillant pour des intérêts très éloignés de l'Algérie.