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UN AUTRE TEMPS

par K. Selim

Cela aurait été trop beau et peu réaliste de voir les régimes arabes, tous non démocratiques dans leurs variantes royales ou républicaines, réagir à chaud à la révolution tunisienne. Celle-ci, alors même qu'elle n'a pas entamé sa transition et où le parti au pouvoir continue de jouer un rôle essentiel dans les tractations, leur pose déjà de graves problèmes. Et si le processus démocratique s'installe et s'enracine en Tunisie, elle leur en posera encore plus. Pour l'heure, la contamination est plus dans l'imaginaire des populations et dans les actes dramatiques d'immolation qui ont lieu en Algérie et, hier, en Egypte.

 Cela d'ailleurs fait partie du problème de tous les régimes. Un mouvement démocratique a permis le renversement d'un dictateur en Tunisie, pays arabe et musulman, avec qui la comparaison est évidente et légitime. Les opinions publiques ne peuvent plus être convaincues que la démocratie est réservée aux seuls Occidentaux. Plus personne ne peut leur faire croire qu'il faut, comme les pays européens, attendre trois cents ans pour avoir la démocratie. Les Tunisiens viennent d'emprunter un raccourci vertigineux dans l'histoire et ils essaient de conjuguer au présent de l'indicatif l'espérance de démocratie et d'Etat de droit. En réussissant à se débarrasser de leur tyran, ils ont inventé une voie et créé un formidable appel d'air dans le monde arabe qui ne peut que s'amplifier.

 Les Tunisiens viennent de changer la norme, ils perturbent de manière radicale tout le discours antidémocratique qu'il se drape de populisme ou de religiosité ou, plus insidieusement, de l'assertion d'une inaptitude congénitale ou culturelle à la démocratie. L'autoritarisme policier, le paternalisme, le quasi-parti unique qui a prévalu en Tunisie est en œuvre dans l'ensemble des pays arabes. En 23 jours de contestation, les Tunisiens ont balayé 23 ans de ce pouvoir qui semblait installé pour l'éternité et qui, suivant la nouvelle mode dirigeante arabe, s'apprêtait à organiser sa propre forme de transmission dynastique. Tout cela s'est effondré comme un château de cartes. Même si les tenants du régime RCD continuent à avoir la main sur le processus en cours, le retour en arrière vers le système autocratique à l'arabe est impossible. Il suffit de constater que des Tunisiens manifestent déjà contre la participation du parti au pouvoir au gouvernement d'union nationale pour saisir l'ampleur de la dynamique en cours. La population a eu un rôle majeur dans la chute de Ben Ali et plus aucun appareil n'est en mesure de la renvoyer chez elle.

 La Tunisie est sur un autre temps, celui du présent et celui de l'avenir. C'est en cela qu'elle sera un problème pour tous les régimes arabes. Ils sont dans le passé et ils voient les Tunisiens créer pour toutes les sociétés du monde arabe un futur réaliste et proche. Il est clair qu'ils n'ont pas la capacité subjective de percevoir que ce souffle libérateur est inéluctable. Les premières réactions sont de l'ordre du sécuritaire ou des gestes pour contrôler la hausse des prix. Les pouvoirs qui mettront en branle le changement sans attendre qu'il leur soit imposé seront ceux qui ont fait la meilleure évaluation. Le plus tôt sera le mieux. Car personne ne peut oublier que 23 jours de manifestations ont fait tomber 23 ans d'une dictature policière qui semblait avoir l'éternité devant elle.