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L'Europe en très grands débats (2ème partie): l'UE tiraillée entre l'Ouest, l'Est et le Sud

par Pierre Morville

Si l'UE veut acquérir une influence mondiale, elle doit d'abord participer au développement de ses voisins les plus proches, eux-mêmes touchés durement par la crise, comme le manifestent les tensions actuelles sur les ressources alimentaires dans le Maghreb.

L'incohérence est d'abord dans la maison Europe. «L'Europe, entendons les chefs d'Etat et de gouvernement concernés, a ces dix dernières années commis trois erreurs majeures. La première a été d'élargir l'Union sans avoir changé profondément ses institutions. La seconde a été d'écarter l'idée d'un noyau dur (d'un premier cercle, d'un pôle central...) qui aurait permis d'harmoniser la fiscalité, de coordonner les politiques, de porter des projets industriels, écologiques, éducatifs, d'aller plus vite et d'entraîner l'ensemble. Enfin, et c'est là, la faute la plus grave : avoir imaginé une monnaie unique avec une banque centrale indépendante ? c'était la condition ? sans autorité politique, sans convergence fiscale, sans surveillance effective des politiques budgétaires, sans gouvernance dans la stratégie de change, sans solidarité financière automatique. Bref, d'avoir laissé une monnaie sans défense face aux marchés.» Ce jugement est celui de François Hollande, europhile convaincu, longtemps proche de Jacques Delors. L'ancien 1er secrétaire du Parti socialiste s'est lui aussi lancé dans la course des «primaires» qui doivent désigner le futur candidat du PS à l'élection présidentielle de 2012.

 Longtemps distancé dans la course à la désignation par Martine Aubry, Ségolène Royale (son ex-compagne) et Dominique Strauss-Kahn, ce bûcheur, pragmatique à l'humour ravageur, réduit chaque jour l'écart en peaufinant un vrai programme d'action pour la gauche. Hollande pourrait bien créer la 1ère surprise de cette élection française.

Des ruptures nécessaires mais difficiles

Pour parer la catastrophe, «c'est l'Euro, lui-même, qui entraînera l'Europe dans sa propre crise», François Hollande préconise trois ruptures urgentes et majeures : «D'abord la définition d'une stratégie de redressement des finances publiques des pays de la zone euro. Plutôt que de fixer des objectifs irréalistes financièrement, insupportables socialement et intenables économiquement, il convient d'étaler dans le temps le retour à l'équilibre. Deuxième rupture nécessaire : l'autorisation donnée à l'Union européenne de pouvoir lever des emprunts. Elle est aujourd'hui la seule entité souveraine à s'interdire de le faire. Ces bons du Trésor permettront de mutualiser une partie des dettes souveraines des Etats membres, d'alléger les charges d'intérêts, d'imposer un rapport de force face aux marchés tout en veillant à l'assainissement budgétaire des Etats membres.» Enfin, dernière rupture: l'augmentation du budget de l'Europe cantonné à 1% des dépenses budgétaires nationales jusqu'à 2020.

 François Hollande le sait bien, l'Europe est loin d'être prête à de telles «ruptures». L'Europe politique est nébuleuse et la crise économique renforce les calculs et les replis nationaux. Sur le plan de la doctrine économique et ce, malgré l'effondrement catastrophique d'un capitalisme financier et spéculatif, les élites étatiques des Etats-membres et de la Commission européenne continuent à radoter un discours très idéologique, vieux fond de soupe alliant un libéralisme exacerbé et une rigueur budgétaire et sociale qui écarte tout espoir de reprise de la croissance. Bien pire, la remontée sensible de l'inflation laisse craindre aux économistes le glissement possible de la déflation actuelle (très faible croissance, faible inflation) à une stagflation (très faible croissance, forte inflation). «Pourquoi l'Europe serait-elle la seule région du Monde où le libre-échange et la libre concurrence seraient érigés en dogme ?» s'interroge à son tour et tardivement Eric Besson, ex-socialiste qui a troqué son poste de ministre «l'Identité nationale» pour devenir le ministre de l'Industrie de Nicolas Sarkozy.

 Fait nouveau, les pays émergents à forte croissance, au 1er rang desquels la Chine, l'Inde et la Russie, rachètent massivement des entreprises industrielles européennes. Au point qu'Antonio Tajani, le Commissaire européen à l'Industrie, exhorte l'Union européenne à protéger ses secteurs stratégiques et à se doter «d'une autorité chargée d'examiner les investissements étrangers en Europe» à l'égal du très protectionniste « comité chargé des investissements étrangers aux Etats-Unis» (CFIUS). Appel resté vain, bien évidemment.

L'Europe doit en priorité favoriser le développement de ses voisins

Divisée sur la politique à suivre, l'Europe peut-elle espérer une voie de sortie dans la coopération internationale ? La France ayant hérité de la présidence tournante du G20 et du G8, Nicolas Sarkozy s'est rendu à Washington pour présenter à Barack Obama un plan ambitieux pour (qu'enfin !) l'on dessine «une économie mondiale du XXIème siècle». L'ordre du jour proposé est chargé : pour le G 20, rien moins que la réforme du système financier international confronté à l'instabilité monétaire et des mesures limitant la spéculation sur les denrées alimentaires. Côté G8 qui se tiendra courant mai à Deauville, la «croissance verte» (développement durable), la coopération avec l'Afrique, la régulation de l'Internet. On ne peut que saluer le volontarisme du président français mais, hélas, celui-ci a été accueilli poliment mais avec une moue très dubitative par les Américains. Les Etats-Unis sont très rétifs à tout aménagement du système monétaire où ils voient une remise en cause du dollar comme monnaie pivot, et une critique voilée à leurs gigantesques déficits budgétaires et commerciaux.

 Dans les faits, les Etats-Unis se satisfont sans trop de difficultés de la création d'un duopole avec la Chine, leur principal banquier, d'un dollar et d'un yuan sous-cotés qui favorisent les exportations des deux pays, et le fonctionnement à plein régime de la planche-à-billet vert qui stimule la croissance US, au prix certes d'un regain d'inflation interne mais surtout au risque d'une exportation de la récession chez ses principaux partenaires européens.

 1er PIB mondial mais nain politique, l'Union européenne peine à se hisser à un rôle de puissance mondiale. Elle peut être confrontée à un duo sino-américain mais également devoir affronter un mode multipolaire aux intérêts contradictoires. «La crise mondiale favorise la cristallisation d'ensembles régionaux ? ou de grands pays - qui se définissent par quelques caractères homogènes : langue, religion, population, mode de vie, mais aussi tendances politiques, ressources énergétiques ou capacités économiques. C'est vrai du Moyen-Orient et de la Russie, réservoirs de gaz et de pétrole, du Brésil fournisseur de soja et de viande, de l'Afrique productrice de matières premières diverses. Ces quatre ou cinq pays ou ensembles régionaux détiennent en réalité une partie importante, voire essentielle, des matières premières mondiales, sans lesquelles il serait vain de tenter d'envisager la poursuite du développement sous quelque forme qu'on l'envisage. Trois ensembles-puissances et quatre ou cinq ensembles-réservoirs, telle pourrait se dessiner une recomposition du monde au XXIème siècle. Sur de tels critères, ce serait l'affrontement assuré à plus ou moins long terme» pointe Eric de la Maisonneuve, le président de la Société de stratégie.

 D'où sa proposition d'une aide au développement régional accéléré dans les zones concomitantes à l'Europe. Historiquement, on peut constater en effet un tropisme des principaux pays européens vis-à-vis de leur environnement régional. Pour l'Angleterre, c'était l'Ouest, l'Atlantique, des relations privilégiées avec les USA. L'Allemagne est davantage tournée vers l'Europe de l'Est et la Russie. La France est traditionnellement tournée vers les Sud, Maghreb, Machrek, Afrique sub-saharienne. Si cette répartition est très schématique, elle reste néanmoins opératoire au regard des choix d'investissements et d'échanges extérieurs pour chacun de ces pays.

 L'idée que l'Europe a tout intérêt à mener des politiques de codéveloppement, dans une logique de «gagnant-gagnant», était à l'origine du projet de Sarkozy de «l'Union pour la Méditerranée». Mais celui-ci a dans un 1er temps échoué. La crise économique a coupé les importants moyens budgétaires nécessaires. L'Allemagne, la Grande-Bretagne mais également l'Italie et l'Espagne ont regardé avec suspicion un projet qui paraissait trop franco-français. Et les pays du sud de la Méditerranée, peut-être à raison, n'y ont pas beaucoup cru. Il n'empêche, l'un des moyens les plus sûrs pour l'Europe, d'exercer une influence mondiale, est d'abord de participer à l'enrichissement et à la croissance de la demande de son environnement régional, à l'est et au sud, en priorité. Il faut remettre en place l'Union pour la Méditerranée !

La crise mondiale touche tout le monde !

Les récents événements qui secouent l'Algérie et la Tunisie doivent être analysés également sous cet angle, sans bien sûr faire l'économie des transformations démocratiques nécessaires (en urgence, en Tunisie !) ou la réduction des incuries bureaucratiques. Car la crise ouverte à l'automne 2008 touche par cercles concentriques un très grand nombre de pays et la pénurie alimentaire est bien un phénomène mondial. Quatre-vingts pays environ sont aujourd'hui en situation de déficit alimentaire et de ce fait confrontés à d'importantes difficultés sociales.

 Comme la crise alimentaire 2008, «le déficit de produits vitaux est hélas en large partie dû à des mouvements purement spéculatifs. En 2008 déjà, les stocks existants permettaient de couvrir les déficits des uns avec les surplus des autres. Mais une réaction de panique s'est emparée des marchés. Elle a été le fait des traders et des gouvernements qui ont imposé des restrictions aux exportations, ce qui a accéléré le mouvement», note Olivier De Schutter, rapporteur spécial de l'ONU sur le droit à l'alimentation. En 2009, des informations sur les incendies en Russie, la canicule en Ukraine, d'une pluviométrie trop forte en Amérique du Nord ont incité certains opérateurs de marché de spéculer et de ne pas vendre tout de suite, alors que les acheteurs cherchent à acheter autant que possible. D'où une montée vertigineuse des prix. A ce phénomène s'ajoute l'augmentation de la production de biocarburant. Les stocks mondiaux de céréales seront en 2011 de 427 millions de tonnes, contre 489,8 en 2009. Cette perte de près de 63 millions de tonnes est imputable pour plus des deux tiers aux Etats-Unis et à l'Union européenne. Le différentiel est imputable à la diversification des productions de céréales vers les agrocarburants...

 Les solutions ? Parcellaires, insuffisantes ou à ce jour, réalisables à long terme. Les pays africains s'étaient ainsi engagés à consacrer à leur agriculture 10% de leur PIB. Peu l'ont tenu. Autre mesure inappliquée, la décision dite «de Marrakech» qui accompagnait les accords de création de l'OMC, prévoit lorsque la balance des paiements d'un Etat est déficitaire en raison d'une brutale hausse des prix des denrées alimentaires, que cet Etat bénéficie d'une assistance temporaire.

Il faut également pour lisser les prix, encourager la reconstitution de stocks alimentaires, gérés au plan régional avec plusieurs pays sur le modèle de la «banque centrale du riz» qui existe en Asie. Les Etats-Unis souhaitent également limiter le nombre de positions à terme qu'un investisseur institutionnel peut détenir sur une seule matière première. En clair, Goldman Sachs ou Deutsche Bank ne pourraient détenir, seuls, qu'un certain nombre de positions sur le maïs ou sur le blé, de manière à ce que leurs ordres d'achat n'influencent pas, à eux seuls, le prix des matières premières à la hausse comme à la baisse. Un programme mondial d'urgence s'impose.