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Colères citoyennes

par Mohamed Bensalah

Pour qui connaît l'Algérie, l'effervescence citoyenne qui secoue le pays est loin d'être une surprise. Les sonnettes d'alarme, maintes fois tirées, n'ont pas été prises au sérieux par les pouvoirs publics.

Encore une fois, les mêmes causes semblent produire les mêmes effets. Avec un chômage endémique qui avoisine les 20% (selon le FMI), une dégradation irréversible des conditions de vie, des hausses de prix qui frisent l'indécence, des inégalités flagrantes entre concitoyens, tous les scénarios étaient autorisés. Pour autant que l'on s'en souvienne, les colères citoyennes n'ont jamais connu de répit ces dernières années. Après les « diplômés-chômeurs» qui ont enflammé la wilaya de Tiaret en avril 2008, pour protester contre la présence d'un ministre aux obsèques de jeunes harraga, suivirent, un mois plus tard, les exactions des jeunes frondeurs de Gdyel qui hurlaient leur ras-le bol et leur mal vie. La protesta s'est propagée ensuite vers Ouargla, puis vers Chlef avant d'atteindre Oran où de véritables émeutes ont embrasé toute la ville en faisant plus de 300 blessés. Une jeunesse en constante ébullition. Pas moins de cent mille interventions de maintien de l'ordre ont été effectuées cette dernière année, et plus de neuf mille émeutes et troubles ont été recensés.

 2011 ne s'annonce guère sous de bons auspices, malgré le calme relatif qui s'instaure à nouveau. Mais, quoi qu'on en dise, la situation semble assez préoccupante et l'atmosphère des plus électrique. Finies les coups de colères habituelles. La contestation sociale a changé de forme. Spontanées et anarchiques, les manifestations en ce début d'année ont très rapidement tourné à l'émeute à travers la plupart des wilayate.

 Infiltrés parmi les manifestants excédés qui protestaient contre la précarité et la détérioration de leur quotidien, de véritables brigands ont commencé à brûler des pneus et à détruire les abribus avant de s'en prendre aux poteaux de signalisation qu'ils arrachaient et aux véhicules qu'ils croisaient. La violence incontrôlable a fini par prendre le dessus : rues et routes barrées, bâtiments publics en flammes, écoles et universités saccagées, magasins publics et privés dévalisés, voitures calcinées, bureaux et centres commerciaux pillés, bref un début d'anarchie généralisée ! L'ampleur de l'embrasement et les actes de vandalisme scandaleux et inexcusables, enregistrés ici et là, laissent pantois. Tout aussi déplorables sont les premières réactions des politiques qui, en guise de mea culpa, recherchent des coupables pour mieux se disculper. L'appel d'un ministre de la République a rappelé étrangement celui d'un autre leader politique qui n'a pas hésité à qualifier de « Chahut de gamins» la révolte des jeunes en 1988. Ces «innocents», façon de dire ces êtres infantiles, «grandis à une période où le pays vivait au rythme du sang et des larmes », manière de suggérer qu'ils sont habités par la violence, « doivent être orientés et assistés par tout le monde, à commencer par leurs familles », ce qui laisse supposer que les manifestations sont la résultante d'un déficit éducationnel « pour tirer des enseignements de l'Histoire du pays».

 D'autres leaders politiques, plus prolixes, ont tenté de masquer leurs échecs en se défaussant sur les pays étrangers ou sur les médias occidentaux, coupables à leurs yeux de tous les maux qui rongent notre société. Le comble du ridicule a été atteint à travers les propos malheureux du boss du FLN, qui lorgne déjà la présidentielle de? 2014, et qui demande aux jeunes de « s'exprimer de manière pacifique », lui qui sait mieux que quiconque que les libertés publiques ont été suspendues par décret et que l'état d'urgence bloque toute velléité de regroupements pacifiques.

Génération sacrifiée à l'autel de la bêtise

Pris de panique par la tournure des événements, le staff gouvernemental s'est réuni dans l'urgence pour prendre comme «mesures spectaculaires» la révision à la baisse les prix des produits de large consommation, et la suppression des exonérations et mesures fiscales, parafiscales et douanières. Les grossistes distributeurs et les organisations patronales pavoisent. Le message de la rue semble n'avoir pas été bien saisi. L'angoisse et la mal-vie des jeunes révoltés, qui ont investi la rue au péril de leur vie, ne disparaîtront pas comme par enchantement avec un café et une huile moins chers. L'arbre ne cachera pas longtemps la forêt. Réduites à une grogne passagère contre les augmentations de prix, les révoltes juvéniles risquent de s'amplifier et cela est regrettable, au moment où le front social en pleine ébullition (avec trois importants secteurs - santé, transport maritime et habitat - en effervescence) se trouve au bord de l'explosion.

 Le message de la rue est on ne peut plus clair. Les jeunes réclament du pouvoir plus de considération, de vérité, de paix et de justice sociale et, surtout, des réponses urgentes aux problèmes qui les taraudent, et qui font d'eux de véritables parias dans leur propre société. Est-il anormal que cette jeunesse talentueuse, pleine d'ambitions et de capacités réclame sa part de soleil, d'espace vital, d'air respirable, de liberté et d'espoir ? Pourquoi ne pas écouter ses SOS lancinants ? Si être subversif, c'est chercher à se faire entendre, à faire bouger les lignes, à exiger le respect et la considération, alors bien sûr notre jeunesse est subversive.

 Quelle lecture faire des événements actuels qui, s'ils perdurent, se transformeront en insurrection généralisée à même de paralyser tout le pays ? S'interroger encore une fois sur l'inconscience, voire l'incompétence ou la mégalomanie des politiques ne mènera à rien. Essayons de voir plus clair ! Premier constat : la soudaine flambée des prix des produits de première nécessité (sucre, huile, légumes?) que les subventions de l'Etat n'arrivent plus à contenir, n'a été qu'un facteur déclenchant, un détonateur. Second constat : les échos qui nous parviennent prouvent, à l'évidence, que nous n'avons pas à faire à une colère passagère et que les rancœurs longtemps accumulées ne se dissiperont pas comme par miracle. Troisième constat : le pays fait face à une absence de gouvernance où tout contre-pouvoir est suspect et à un déficit communicationnel flagrant difficile à endiguer.

 Cette nouvelle génération en colère, en proie au désespoir, et qui survit miraculeusement dans un pays qui se vante de posséder d'immenses réserves de change, et qui engrange des capitaux colossaux grâce à la hausse du cours des hydrocarbures, veut tout simplement comprendre. Comprendre pourquoi le pays va à vau-l'eau. Elle ne veut opter ni pour la harga, ni pour le suicide programmé face à un avenir délétère. Elle veut résister face aux rejets, au mépris et à la hogra, face au clientélisme, à l'absence de logements, à la mal-vie et au climat délétère. En franchissant la barrière psychologique de la peur, les jeunes qui se disent « morts-vivants » prouvent qu'ils recèlent un potentiel de résistance inégalé, contrairement aux aînés qui ont fini par baisser les bras et les têtes.

Ne pas confondre les symptômes et les causes

Comment agir sur les causes et non seulement atténuer les effets ? Dans un pays où l'on confond symptômes et causes, où l'absence d'Etat fait cruellement défaut, et où l'activité politique est cliniquement morte, l'espoir d'un redressement avec la même gent politique accrochée désespérément au pouvoir, reste mince. Alors que la cicatrice d'octobre 88 (plus de cinq cents morts et des milliers de blessés) est loin d'être cicatrisée, nous revoilà plongés dans un nouveau tourbillon sanglant. Les morts enregistrés, les milliers de blessés et d'incarcérés, prouvent que le divorce entre la classe politique et la population est bien consommé. Quel triste spectacle ! Si l'écho de la révolte est volontairement diminué, les risques de radicalisation sont certains. Les accrochages avec la police se poursuivront et la répression policière s'intensifiera. Cette logique implacable accroîtra les frustrations et décrédibilisera encore plus l'Etat !

 « Cela va exploser ! », répétaient à satiété les citoyens, quelques jours seulement avant que les rues ne s'enflamment. Sentant le vent tourner, les autorités avaient pris quelques mesures annonciatrices d'événements gravissimes. En augmentant substantiellement les salaires des policiers, avec même une rétroactivité de deux années, en procédant à l'achat d'équipements anti-émeutes, les autorités s'attendaient à ce que les frustrations sociales donnent lieu à divers types d'exactions. Leur silence aujourd'hui, tout autant que celui des médias gouvernementaux, est un facteur aggravant. Il ouvre toute grande la voie aux rumeurs fantasques et à la désinformation qui accentuent les inquiétudes et les peurs, et sèment la panique chez les citoyens.

 Le verrouillage médiatique systématique et le black-out sur l'information en temps de crises ou de conflits, sont un non-sens à l'heure d'Internet, des chaînes satellitaires et de Wikileaks. Autre anachronisme : l'assujettissement de l'information au pouvoir politique qui constitue un réel danger pour notre pays, tout autant que ce qui se passe, en toute impunité, au sommet de l'Etat : scandales à répétition dans les hautes sphères, corruption généralisée, transferts illicites d'énormes quantités de devises. Les richesses accumulées par les hauts fonctionnaires, les bureaucrates et les hommes d'affaires véreux responsables de l'inflation, constituent une offense pour une jeunesse bâillonnée et en manque de perspective. Ce ne sont pas les jeunes en colère qui menacent l'Algérie mais plutôt ceux qui ont tétanisé l'espoir, et qui se sont engagés dans une destruction systématique de la pensée, en squattant les secteurs les plus fragilisés, tels ceux de l'éducation et de l'enseignement.

 Nul ne peut, à l'heure actuelle, prédire l'avenir, tant les dysfonctionnements sont grands et tant les espoirs d'ouverture et de démocratisation demeurent faibles. L'espace de manœuvre des acteurs du changement est plus réduit que jamais, même si la façade démocratique a été sérieusement entachée et même si l'Etat autoritaire, déconnecté des réalités sociales, laisse apparaître, bien malgré lui, des signes flagrants d'essoufflement. Il faudrait bien, un jour ou l'autre, faire le constat du dévoiement préoccupant de la politique. Le silence des responsables autistes confine au cynisme. Il est plus que temps d'écarquiller les yeux, de prendre une douche glacée et de regarder la réalité en face.

 Des mesures d'urgence s'imposent. Un : en guise de volonté d'apaisement, répondre intelligemment à la fronde de la jeunesse en perte de confiance afin d'éviter, d'ouvrir la voie à des dérives politiques graves et à des dérapages périlleux. Deux : éviter de chercher des faux-semblants et de faire des promesses qui ne seront jamais tenues, et qui exacerberont encore plus les passions en faisant le lit des fanatismes. Trois : s'attaquer d'urgence aux problèmes de fond, et non seulement aux épiphénomènes. Quatre : mettre fin à la culture de la peur et revoir un système éducatif qui ne cesse de prouver son inefficacité qui entrave la créativité et produit une mentalité d'assisté. Cinq : il faut redonner de l'énergie, de l'espoir et le goût d'entreprendre en créant des emplois marchands et compétitifs en nombre suffisant. Six : il faut mettre fin à la corruption quasi généralisée en haut comme en bas de l'échelle et enfin, permettre aux citoyens de s'exprimer librement et donc, de peser sur les affaires politiques et sociales de la nation.

 Cette approche exige bien sûr du courage, de l'abnégation et une vision supérieure de l'intérêt du pays. L'Etat se grandirait en assumant ses responsabilités. On se prend à rêver à ce qu'aurait pu devenir l'Algérie s'elle avait eu des responsables politiques qu'elle mérite, des hommes et des femmes à même d'insuffler une dynamique de vie à la jeunesse.