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Le site archéologique de Tipasa: Entre patrimoine mondial et national

par Mourad Betrouni

A sa 26ème session, tenue à Budapest, Hongrie, du 24 au 29 juin 2002, le Comité du patrimoine mondial (CPM) avait décidé d'inscrire le «site archéologique de Tipasa» sur la liste du patrimoine mondial en péril, après avoir exprimé «sa vive inquiétude face à une situation incompatible avec le maintien des valeurs universelles exceptionnelles du site, qui avaient justifié son inscription sur la Liste du patrimoine mondial», et demandé à l'Etat partie de «prendre des mesures immédiates de sauvegarde pour arrêter toute action en cours ou future susceptible de compromettre l'intégrité du site et de sa zone tampon» ((Décision 26 COM 23.2). Cette décision a été prise à la suite de rapports établis par des experts de l'ICOMOS, qui avaient fait état de menaces sur les valeurs constitutives du bien culturel d'intérêt mondial, dont :

- «Des dégradations naturelles dues à l'érosion du littoral, à la présence de sels marins et à la végétation qui couvre une partie des secteurs classés.

- Une détérioration des vestiges provoquée par des «actes de vandalisme», des «vols» et une fréquentation qui entraîne des dépôts d'ordure.

-Une urbanisation des abords du site qui, en l'absence de zone tampon définie, voit s'implanter des constructions sauvages et provoque des litiges d'ordre foncier.

-Un égout à ciel ouvert qui traverse le secteur est pour se jeter directement dans la mer, du fait de l'absence de réseaux d'assainissement.

-Des capacités trop faibles des services chargés de la conservation du site et les mauvaises conditions de conservation des dépôts archéologiques.

-Des techniques de restauration inadaptées».

Dans ce listing des menaces réelles ou potentielles, qui a été assumé par convention et éthique, il y a certains aspects qui relevaient de l'irrecevable, en l'absence de preuves. Les actes de «vandalisme et de vols» sont des assertions qui n'ont jamais été accompagnées de preuves et de vérifications. Les deux experts de l'UNESCO et de l'ICOMOS, Mrs Beshaouch et Mr Braun, dépêchés à Tipasa par le PCM pour vérifier toutes ces allégations, n'avaient observé dans leur rapport - je cite - «aucun graffiti sur les pierres des monuments, aucune trace de choc ou d'impact de projectiles ni aucune destruction qui puisse apparaître comme volontaire».

Quant aux constructions «illicites», à l'intérieur du site du patrimoine mondial, cela appelle la remarque suivante : ces constructions remontent à la période coloniale ; elles n'ont pas empêché l'inscription du site de Tipasa sur la Liste du patrimoine mondial. Les quelques extensions observées, au cours de la décennie terroriste, répondaient au souci de regroupement des familles de gardiens pour la défense et la protection du site de Tipasa. C'est grâce à cette action de vigilance citoyenne que le site de Tipasa - dix années durant - a été épargné de toute atteinte et agression. Le site sera retiré de la liste du péril en 2006 (Décision 30 COM 8C3), après que l'Algérie, Etat partie à la Convention du patrimoine mondial de 1972, ait apporté les réponses requises.

Dans la présente contribution, nous avons voulu, avec le recul nécessaire, revisiter le dossier de Tipasa, à la lumière des enseignements que l'on a pu tirer du long processus d'échanges et de négociation avec le CPM. L'Algérie ayant participé à toutes les sessions, entre 2002 et 2006, en sa qualité de membre observateur (1). Il est entendu que les sessions du CPM sont encadrées par les seuls instruments normatifs de l'UNESCO, en l'occurrence la Convention de 1972 sur le patrimoine mondial et ses Directives opérationnelles dites «les Orientations», qui engagent la responsabilité des Etats parties sur la santé des sites du patrimoine mondial.

A cette échelle de la responsabilité mondiale, incarnée par le CPM, le dossier de Tipasa, au-delà de son contenu juridique et technique, a été ouvert dans un contexte politique particulier (2002 à 2006), où les rapports de forces mondiaux et régionaux impactaient sur l'image des Etats, selon leur profil et leur position dans l'échiquier mondial. L'Algérie venait tout juste de sortir du spectre de la décennie noire et s'attelait à réaliser des réformes, parmi lesquelles la production, en 1998, d'une loi de protection du patrimoine culturel, en remplacement de l'ordonnance 67-281 relative aux fouilles et à la protection des sites et monuments historiques et naturels.

Cette loi avait la qualité d'avoir été adoptée par un parlement pluraliste, réalisant, sur le plan politique, une rupture avec un ordre ancien, par l'établissement d'une jonction entre le patrimoine culturel et la société. Ce n'est plus une loi des monuments et sites mais une loi du patrimoine culturel de la nation. Elle répondait à une commande politique et une attente sociale. Le patrimoine culturel étant, désormais, envisagé dans la perspective d'une production sociale et d'une construction collective qui, nécessairement, commandait de repenser tout le paysage juridique et institutionnel. C'est dans ce contexte de transition qu'il faut situer l'inscription du site emblématique de Tipasa sur la liste du patrimoine mondial en péril. A 70 km d'Alger, Tipasa, véritable vitrine de la capitale, est quotidiennement visitée par les délégations officielles du monde entier, qui en ressortent éblouies et émerveillées.

A une tout autre échelle, celle de la responsabilité nationale, la gestion du dossier Tipasa n'a pas été à la mesure des attentes voulues, pour en tirer les leçons et garantir davantage les intérêts nationaux. C'est l'objectif même de cette contribution, qui se veut être, d'abord, une cartographie des incohérences et des malentendus, qui ont marqué ce dossier, ensuite, un plaidoyer pour une conduite à tenir et des suggestions dans la perspective d'une articulation harmonieuse entre le droit interne (responsabilité nationale) et le droit international (responsabilité mondiale), en matière de protection, de sauvegarde et de valorisation du patrimoine.

Il est utile de citer, en guise de préambule, la conclusion de la Décision 26 COM 21 (b) 34, arrêtée par le CPM à sa 26e session, à Budapest, Hongrie, les 24-29 juin 2002, concernant le site de Tipasa (Algérie) : «Le Comité du patrimoine mondial : Décide d'inscrire le site archéologique de Tipasa sur la Liste du patrimoine mondial en péril». Nous insisterons, ici, sur le libellé «Site archéologique de Tipasa», qui constitue, en fait, la véritable pierre d'achoppement, la source des incohérences et des malentendus.

AU COMMENCEMENT ETAIENT LES «RUINES DE TIPASA»

L'expression «site archéologique de Tipasa», consacrée par l'usage, renvoie à l'idée d'un périmètre archéologique remarquable, aux limites intelligibles. Bien qu'il semble satisfaire notre perception, dans une lecture d'ensemble, ce libellé ne recouvre aucune signification juridique qui lui aurait conféré quelque légitimité.

La littérature coloniale usait jadis de l'expression «ruines de Tipasa», pour désigner les vestiges archéologiques qui affleuraient et ceux qui sortaient au-fur et à mesure du sous-sol, à l'issue des fouilles qui s'y pratiquaient. A la différence des sites archéologiques de Timgad ou de Djemila, dont les vestiges déterminent une trame, autorisant l'usage du mot «site», les «ruines de Tipasa» ne constituent pas une unité archéologique constitutive d'un site archéologique. Elles consistent en une addition de vestiges, dégagés par les fouilles successives.

Entre 1900 et 1950, sous le sceau de la protection des «ruines romaines de Tipasa», l'administration coloniale avait classé 04 vestiges en «monuments antiques», en vertu de la loi de 1887 sur les monuments antiques (2) et 04 entités spatiales en «monuments naturels», en application de la loi de 1930 sur les sites et monuments naturels (3).

- Les 04 Monuments antiques : - Restes du théâtre (1900) - Restes d'une basilique et d'un cimetière (1900) - Ruines d'un Prétoire (1900) - Sarcophages et fragments antiques (1900).

- Les 04 Monuments naturels :

- Place publique (1947) - Parcelles du littoral de Tipasa (1948) - Parcelles du terrain comprises entre la route du Phare et la mer (1950).

LES «RUINES DE TIPASA» DANS LE DROIT INTERNE (PATRIMOINE NATIONAL)

Après 1962, la liste des monuments antiques et naturels de Tipasa a été reprise, en l'état, dans l'ordonnance n°67-281 du 20 décembre 1967 relative aux fouilles et à la protection des sites et monuments historiques et naturels. Son article 23 disposait : «Sont considérés comme classés, tous les sites et monuments mentionnés sur la liste donnée en annexe de la présente ordonnance». Cette liste a été publiée au Journal officiel n°7 du 23 janvier 1968.

En 1998, la loi n°98-04 portant protection du patrimoine culturel - qui a succédé à l'ordonnance n°67-281 - a exclu de son champ d'application la catégorie des monuments et sites naturels. Son article 106, deuxième alinéa, dispose : «Sont exclus de l'inventaire général des biens culturels les sites naturels classés conformément à la loi relative à la protection de l'environnement susvisée». Les 04 monuments naturels de Tipasa sont, ainsi, soustraits du champ d'application de la loi sur le patrimoine culturel, qui ne couvrira, désormais, que les seuls monuments antiques. A quel destin seront voués les 04 monuments naturels ?

LE «SITE ARCHEOLOGIQUE DE TIPASA» DANS LE DROIT INTERNATIONAL (UNESCO)

La notion de «site archéologique de Tipasa» est apparue avec l'inscription du site de Tipasa sur la Liste du patrimoine mondial, sous le numéro d'identification 193, dans la catégorie des «biens en série», pour une surface évaluée à 52,16 ha. Ci-après le libellé de l'inscription : Ce «bien culturel en série est composé de trois sites : deux parcs archéologiques localisés à proximité de l'agglomération urbaine (village colonial) et le Mausolée royal de Maurétanie, sis sur le plateau du Sahel occidental d'Alger à 11 km au sud-est de Tipasa».

Il y a lieu de relever, dans cette identification du bien, l'introduction de nouvelles catégories de définition, inconnues dans le corpus juridique algérien : le «bien culturel en série» et les deux «parcs archéologiques». Nous ne sommes plus dans le paradigme des «Ruines romaines». L'approche spatiale et paysagère a succédé à l'approche monumentale, d'où l'entrechoc des perceptions.

L'inscription du site de Tipasa sur la Liste du patrimoine mondial a été établie sur la base des deux critères (iii) et (iv) (4). Le critère (iii) dispose : «Tipasa apporte un témoignage exceptionnel sur les civilisations puniques et romaines maintenant disparues» et le critère (iv) : «les vestiges architecturaux et archéologiques de Tipasa reflètent de manière très significative les contacts entre les civilisations indigènes et les vagues de colonisation punique et romaine entre le VIe siècle avant J-C. et le VIe siècle de notre ère». Etant entendu ici que la composante «Mausolée royal de Maurétanie» est jointe à la série pour assurer l'ancrage «indigène», dans une construction patrimoniale universelle.

A la date d'inscription sur la Liste du patrimoine mondial, en 1982, le site de Tipasa n'avait ni de déclaration de valeur universelle exceptionnelle (VUE), ni de zone tampon et encore moins de plan de gestion - qui n'étaient pas encore des exigences formelles. Ce n'est qu'en 2009, 17 ans après l'inscription, que les délimitations du bien et de la zone tampon ont été clarifiées et approuvées par le CPM (Décision 33 COM 8D, 2009). La déclaration de la valeur universelle exceptionnelle (VUE) a été adoptée, rétrospectivement, la même année (Décision 34 COM 8 E, 2009).

PATRIMOINE MONDIAL ET PATRIMOINE NATIONAL : QUELLES ARTICULATIONS ?

Les champs d'application du droit international (patrimoine mondial) et du droit interne (patrimoine national) ne sont pas superposables et ne répondent pas aux mêmes temporalités. Le patrimoine mondial use d'une nomenclature et d'un corps de procédures qui n'ont pas d'équivalent dans le dispositif juridique national, tels les notions de «bien culturel en série», de «zone tampon» et de «parcs archéologiques». Voir tableau ci-dessous :

Par ce retour sur les principales étapes de la gestion du dossier Tipasa, dans le contexte du patrimoine mondial en péril, nous avons voulu relever les incohérences et les contradictions dans les approches, selon que la responsabilité soit nationale (lois internes ou internationale (Convention UNESCO), et suggérer quelques mesures correctives, telles :

- réaliser un inventaire rétrospectif des biens classés pendant la période coloniale, dans la perspective d'une patrimonialisation nationale, conformément à la législation nationale ;

- introduire dans le corpus juridique national, les catégories de définition de la Convention de 1972, notamment les «biens culturels en série» et la «zone tampon».

- soumettre au classement national, en application de l'article 29 de la loi n°98-04, les trois sites archéologiques reconnus dans la Liste du patrimoine mondial, pour une harmonisation des champs d'intervention national et international.

Notes :

1. Délégation algérienne chargée du Dossier Tipasa su la Liste du péril : Feu Kamel Bougharba, Délégué permanent à l'UNESCO ; Mme Rachida Zadem et Mr Mourad Betrouni, Directeurs centraux au ministère de la culture.

2. loi du 30 mars 1887 sur la conservation des monuments historiques et objets d'art.

3. loi du 2 mai 1930 ayant pour objet de réorganiser la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque.

4. Paragraphe 77 des «Orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial».