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Pour une autre compréhension du néo-libéralisme : De la machine cognitive aktoufienne à la « machine à broyer l'humain »

par Mohamed Bachir Amokrane*

«Est-il nécessaire de rappeler combien le travail est central dans la signification pour l'homme dans son monde ? Des rapports entre les hommes ? De l'homme pour lui-même ? On le voit bien : le débat philosophique est ici inévitable, alors même qu'au nom d'un économisme omnipotent et tout-puissant, reniant ses origines, on évacue ce débat comme inutile et même néfaste. »

Omar Aktouf

(In Le travail industriel contre l'homme ?)

«Vous savez, avec moi, c'est à «l'occidentale» que ça marche...» Ce que veut dire «à l'occidentale» ? «Ça veut dire pas de familiarités avec l'employé». «C'est juste Service-service ! »... Même «bonjour», une fois de temps en temps, sinon c'est l'escalade !... En priorité, je m'occupe des machines, c'est ma première grande tâche, ensuite les hommes. Il faut savoir les gérer. On les a dans les mains en étant strict, faut les serrer ; rien laisser passer...»

Un contremaitre algérien

(Ibidem)

Nous poursuivons notre exploration de l'œuvre du docteur Omar Aktouf, pour tenter de cerner l'étendue d'une pensée, répétons-le, aux trésors innombrables. Nous ferons ici quelque peu la lumière sur la dimension historiographique ? qui vient jouxter les dimensions ethnographique, humaniste, philosophique? dont on a déjà fait mention- dans l'univers aktoufien. C'est là une dimension « insécable » de celles, plurielles, sur lesquelles nous reviendrons, qui d'un côté, explicite l'aspect « machine à broyer l'humain » ayant accompagné l'industrialisation de l'Occident dès le 18ème siècle et le soi-disant « progrès » pour l'humanité qu'on y accole jusqu'à présent. Et d'un autre côté, met en lumière les fondements qui feront que l'œuvre aktoufienne va s'orienter vers des chemins de plus en plus marqués par le radicalisme et la critique. Nous considérons que c'est là un ouvrage princeps, et fondateur. Ceci dans le sens où il jette, déjà, et sans doute à l'insu de l'auteur lui-même, les « fondations » qui donneront éclairages et pistes aux écrits subséquents. Il est absolument primordial que le lecteur suive, et surtout appréhende, l'ampleur de ce que l'effort (de véritable « pionnier » en la matière) fait pour « vivre » en « ethnologue », le management « du côté de ceux qui le subissent » : les employés de base. Nous tenterons, dans le présent texte, de donner une idée de l'immensité des perspectives d'analyse que confère cette audacieuse approche méthodologique. Ce que nous fera vivre une partie de l'expérience ethnographique de notre auteur, à travers son premier livre, au titre déjà aussi énigmatique que prometteur : « Le travail industriel contre l'homme ? ». Et ce qui nous amènera à mieux saisir la portée des innovations théoriques apportées dans les ouvrages suivants.

A la découverte de l'humain dans son environnement

L'appréhension de l'homme dans son environnement organisationnel doit partir de la certitude que tout ce qui y a trait revêt un très haut degré de complexité. Les éléments qui concourent à la construction et à la tentative de compréhension du « fait humain » sont par essence inextricables : elles relèvent, comme le dit notre auteur, de phénomènes de multiples « enchevêtrements des déterminismes ». Cela relève bien plus des théories du chaos que de la simpliste « causalité linéaire » caractéristique de la pensée positiviste-fonctionnaliste qui domine tout le main stream en matière d'économie-gestion. Ce qui nécessite une pensée complexe qui perçoit et parfois, ne fait qu'entrevoir des interactions, entre ces stimuli internes et externes qui forgent le phénomène humain. Il serait alors erroné de traiter ce sujet intuitivement ou de manière superficielle, au lieu de se baser sur des recherches et études conduites par « un sujet » sur des sujets. Autrement que par les seuls discours et témoignages de managers trop souvent magnifiés et gonflés par les business schools et les médias. Voire plébiscités-enviés par les employés eux-mêmes qui, pourtant, en sont souvent les victimes, les inputs sources de surtravail et de profits. Il convient dès lors de questionner la pratique de « l'économie-management », idéalement à partir d'innombrables disciplines scientifiques aptes à rendre compte des non moins innombrables enchevêtrements de déterminismes en cause. Nous avions affirmé dans un article précédent que « la science se venge », nous pouvons désormais rajouter, avec les apports aktoufiens, qu'elle est extrêmement rancunière, qui nous montre que nous subissons les effets d'un passé lointain sur un présent qui, faute d'analyses adéquates, ne sait plus rien sur les causes qui l'ont fait naitre. Traversant l'histoire et bravant les traditionnels interdits méthodologiques, dogmatiques et épistémologiques, en convoquant hardiment histoire, philosophie, ethnologie, linguistique, psychanalyse? ; l'œuvre du Dr Omar Aktouf déconstruit, reconstruit, réinterroge et renouvelle radicalement les règles qui font le management dominant. Elle perfectionne, par ailleurs ? ce que nous creuserons dans un prochain texte, l'art de pénétrer dans les arcanes du néo-libéralisme de détruire nombre de principes absurdes liés au dogme du « Dieu marché ». Elle édifie, d'une main de génie, les règles d'un nouveau rapport entre l'homme et l'organisation. Elle défie les limites d'une « économie-management » au goût de la convoitise et des égoïsmes individuels ou mêmes chauvins-nationaux. Ce premier livre invite déjà à penser un management pour tous avec un mot d'ordre fondateur, titanesque de conséquences : «l'économie-management c'est l'humain par et pour l'humain, en pleine harmonie avec son environnement ». Voilà le filon par lequel Aktouf nous fait traverser la phase qui inaugure l'ère dite de la modernité : celle de la Révolution industrielle? ou de la machine à broyer l'humain.

L'histoire de la plus-value ou la naissance de la machine à broyer l'humain

Disons d'emblée que, pour parvenir à être si original et novateur dans un domaine où règnent à l'infini répétitions et redondances, le Dr Aktouf s'est fait embaucher, des semaines durant, comme ouvrier de base, balayeur de plancher, dans deux brasseries, une à Montréal, l'autre à Alger. Ceci est un rarissime exemple en recherche en gestion, dont nous relaterons les incroyables circonstances et conséquences en une prochaine contribution, qui fait du « penseur » en management « l'élève » des ouvriers. Ce que ces « maîtres » lui enseigneront en surprendra beaucoup. Mais pour l'instant, contentons-nous d'exposer ici la façon dont notre auteur commence par déconstruire et déboulonner nombre de mythes autour de la « glorieuse » Révolution industrielle. S'inspirant des plus grands historiens en la matière, et remontant le temps jusqu'aux pré-Sumériens, c'est en chercheur infiniment original en gestion que Omar Aktouf tente de mettre la lumière sur ce qui fut plus une tragédie humaine qu'autre chose, que l'on désigne par « Révolution industrielle ». Habituellement présentée de manière romantique, comme une ère libératrice des serfs du joug de la féodalité, cette révolution serait l'heureux résultat d'une combinaison salutaire entre le travail, la science et la technique, grâce au génie d'une nouvelle race d'êtres humains dénommés « entrepreneurs ». Une histoire surfaite et bien ressassée : l'histoire officielle du capitalisme financier et de son bras armé, la gestion. En posant la question à n'importe quel étudiant en gestion sur l'histoire de l'entreprise, il vous dira sûrement que celle-ci est apparue lorsque des artisans ont décidé d'agrandir leurs activités, en élargissant leurs capacités de productions. Il n'en est rien en réalité, nous dévoile Aktouf.  

L'histoire de l'entreprise est une histoire qui porte en elle injustice, exploitation et inégalités.        

Ce que le management officiel tente jusqu'à aujourd'hui d'occulter, voire de résorber par la pensée magique qu'alimente l'hypothèse d'une naturelle « convergence des objectifs » entre employeurs et employés. Mais de fait, nous révèle Aktouf, tout commence avec une révolution agricole qui se produit en Hollande, vers le XVI siècle, conduisant à une hausse spectaculaire de la production de céréales. Les techniques qui y sont développées seront exportées vers l'Angleterre qui connut à son tour une forte amélioration de ses récoltes. Des fortunes ainsi amassées trouvaient comme débouché privilégié le textile. Ce qui conduisit à l'enrichissement rapide et exponentiel des marchands drapiers, qui imposèrent leurs lois aux artisans, ex-agriculteurs serfs ou non, désormais jetés au vagabondage par le remplacement, bien plus lucratif et moins exigeant en main d'œuvre, des céréales par l'élevage du mouton. Celui qui achète et revend les tissus est infiniment mieux récompensé que celui qui travaille et les produit2. C'est alors que nos fameux entrepreneurs - vils et impitoyables marchands drapiers- ont succédé, dans l'échelle du pouvoir socioéconomique, aux aristocrates et aux seigneurs. De là commence le calvaire de nombreuses populations condamnées à la famine et la misère. Déportées vers les villes pour servir de « chair à canon » à l'industrie manufacturière naissante. Qu'est-ce que la science, la technique et « l'entreprenariat » ont à voir dans ce qui n'a été, apprend-t-on, que sauvages et inédites cruautés infligées aux serfs-tisserands, devenus ouvriers-esclaves ? Le plus souvent conduits par l'usage des forces publiques vers les lieux de souffrances inhumaines dénommés manufactures ? Voilà ce que le travail de minutieux décorticage historique aktoufien nous enseigne. Ceci n'est pas rien : loin d'être « progrès » pour l'humain-travailleur, l'industrialisation n'aura été que sur-aliénation ! Sur-aliénation que, comme on le verra ultérieurement, le « management » et ses théoriciens s'efforceront de transformer en « vie en rose », emplie de « motivation » et d' «accomplissements ». Sur les cendres du système social précapitaliste anéanti, grâce à l'alliance de la politique et de l'argent, fut édifiée l'entreprise moderne. Laquelle pouvait regrouper en un lieu unique, pour mieux les contrôler, des dizaines ou des centaines d'artisans, les payant toujours moins, les obligeant à travailler toujours plus. On y engouffrait vieillards, impotents, femmes et enfants. Sur cette détresse nouvelle infligée aux hommes, les fortunes récoltées furent colossales. Un nouvel ordre était établi : celui de l'aristocratie industrielle, infiniment moins clémente, moins « partageuse » et plus injuste. C'est cela qu'Aktouf donne à voir sous le concept de « révolution industrielle ». Et c'est à la justification-légitimation de cela que s'attèlera ce que l'on dénommera théories et pratiques du management ! Ni plus ni moins. Voilà un des noyaux durs de l'apport aktoufien.

Le travail industriel contre l'homme3 ? : l'industrialisation est émancipation ou sur-aliénation de l'humain ? Dans un récit qui rappelle la célèbre émission américaine : « Patron Incognito4 », Aktouf raconte son immersion auprès d'ouvriers, avec lesquels il a tout partagé dans deux brasseries, à Montréal et à Alger, afin de rendre compte de leur vécu, de leur point de vue, comme l'un d'entre eux. Agissant ainsi en anthropologue qui doit « devenir indigène entre les indigènes ». Il contribue alors à mettre à nu un monde « qui n'a jamais existé » dans les manuels de gestion. Sauf dans des théories « élaborées du dehors » qui en disent peu sur le réel mais s'attardent sur un « réel possible » et souvent imaginaire, surtout propre à déculpabiliser, justifier, sinon glorifier ceux qui « ont le bon bout du bâton » dans les rapports de productions : les patrons. Littéralement « submergé par les informations », l'observation qu'opère notre chercheur est multidimensionnelle ; attentif à ce qu'on voulait bien lui confier lors des entretiens et vigilant à ce que pouvaient lui dire les visages et les corps épuisés.

Les courbatures, la fatigue, l'effroyable routine, l'ennui et le vertige ont accompagné l'auteur, dans sa quête d'une connaissance vécue et expérimentée auprès des « indigènes » de l'industrie. Dans cette machine à broyer l'humain. Ses descriptions de ce qu'il découvre sont aussi incroyables que parfois hallucinantes. On y découvre tout ce qu'aucun manuel de gestion n'a jamais dit, ni vu ni entrevu.

On y apprend le regard venant de la base ouvrière. Le regard des « sans voix ». De ceux qui ne sont jamais là quand on parle d'eux dans les cours de management. Bref, on apprend ce que seule la confiance établie entre l'humilité de l'observateur et le bon vouloir de l'observé ? comme en anthropologie- peuvent apprendre. Pour quelques semaines, l'intello-ouvrier avait, dans son esprit et dans sa chair, tâté de ce que « l'aliénation au travail » veut dire.

Aucune autre méthode de recherche n'aurait pu rendre compte de telles réalités. Notre observateur dévisage l'indicible, en appréhendant non-dits, rituels de groupes, créations de codes et usages particuliers de la parole? Animé par cette phrase de Jean-Paul Sartre : « tout, à tout instant, est signifiant » l'observateur s'initie au fait que tout allait avoir un sens. Y compris le propre vécu et le ressenti de l'ethnologue qu'il s'était astreint à devenir. Au bout de cette aventure, la triste réalité apparait de partout. Une dépersonnalisation profondément vécue et « dramatiquement ressentie ».

Des ouvriers qui se disent « vivre à l'envers » de la nature. Des directions qui se démarquent de leurs ouvriers comme d'un corps étranger ; des ouvriers qui se dressent en face de leurs hiérarchies comme des ennemis.

On voit avec Aktouf l'importance de raconter la gestion non pas du point de vue de ceux qui l'imaginent mais du côté de ceux qui en vivent la mise en œuvre. Ceux-là même qui, vivant sous le joug du duo « matière-outil/rentabilité », inventent mille et un stratagèmes, jusque et y compris proprement « pathologiques », pour s'y adapter. Jamais, ceux qui « gèrent » n'en ont la moindre idée. L'auteur compte grandement sur une authentique compréhension-application des sciences humaines pour inverser cet ordre. Ne serait-ce que dans le monde académique lui-même pour commencer. Seules les sciences humaines, toutes les sciences humaines, dans leur authenticité et multi-complémentarité pourraient rendre compte de ce que vit l'humain dans l'entreprise. Un humain tronqué et broyé par les considérations et finalités hyper-rentabilistes de l'organisation moderne. À partir de là, le Dr Aktouf nous invite à une vaste et profonde quête de « l'humain-sujet ». Quête qui vise à retrouver cet humain là où, de fait, on l'a banni pour le remplacer par un « objet produisant » : objet de théories construites sur lui de toutes pièces. Sans son avis, sans son vécu, sans son ressenti. Or cette « objectivation » est loin d'être sans conséquences. Et l'une d'entre-elles, non des moindres, que l'œuvre aktoufienne nous dévoilera pan par pan, reste que, paradoxalement, la rentabilité nécessite bien plus un humain-sujet qu'un humain-objet. Et le management est loin, très loin, d'être la « science » qui y conduirait. Pour dire comme Moscovici : il y a d'autres savoirs à acquérir et, d'autres questions à poser. Non pas à partir de ce qu'on sait jusque-là, mais à partir de ce qu'on ignore. Grande opération de remise en cause que le management est foncièrement incapable de réaliser à partir de son propre discours.

En guise de conclusion : quelles finalités pour la remise en cause de « l'économie-management » ? C'est à partir de tout ce que relate notre penseur dans « Le travail industriel contre l'homme ? », qu'on appréhende ce qui animera Aktouf durant les quarante années qui suivent : redonner place à l'humain dans la sphère de « l'économie-management » et à une compréhension humanisée des univers qui en sont l'objet. Il est surprenant de trouver dans l'œuvre d'un seul homme, la prise en compte de tant de vérités scientifiques et tant de vérités tout court ; puisées pour les unes dans les fins fonds de la recherche scientifique, et pour les autres dans la réflexion philosophique.

La science étant pour Aktouf la source d'un savoir vrai, et la philosophie la source d'une « boussole » pour l'esprit, qui décide après tout, ce qu'il doit être fait de ces connaissances. Au terme des analyses historiques, phénoménologiques, économiques, philosophiques? qu'opère Omar Aktouf, nous aboutissons à ce que nous appellerons « les multiples paradoxes de l'économie-management » que dévoilent ses travaux ultérieurs. Ce que nous nous ferons un devoir de restituer pas à pas, tant les « contradictions » qui en découlent peuvent devenir au mieux, contre-productives et au pire, directement létales !

Qui peut nier une telle évidence, juste à observer la flagrante incapacité des tonnes de théories managériales-économiques accumulées, non pas pour résoudre, mais plus simplement pour comprendre les raisons du continuel marasme polymorphe qui accable toujours davantage notre monde ?

Notes

1- Formateur en gestion , RH et dé veloppement des RH.

2- Cela rappelle le triste sort de familles indiennes, bengalaises? vivant parfois à 1 $ par jour.

3- Ouvrage fondateur, publié par l'auteur dans les années 80.

4- Émission dans laquelle des patrons d'entreprise se déguisent et vont travailler avec leurs employés pour découvrir les réalités du terrain.