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La ville change
plus vite que le cœur des mortels. Ce constat, fait avec regret par
l'inénarrable Charles Baudelaire, est atemporel. En effet, les villes changent
au rythme des exigences sociales, économiques, politiques et sécuritaires
tandis que le cœur humain, se débattant dans sa fragilité, se mue dans la
lenteur.
La société algérienne, sortie d'une douloureuse nuit coloniale en 1962, reconstruisait ses repères difficilement. La ville, essentiellement héritage de plusieurs expériences coloniales, romaine, turque et française, lui était presque étrangère. Traumatisante. Cependant, les chantiers d'édification nationale mis en route après l'indépendance, avec leur lot d'exigences en matière de reconfiguration géographique de la population, se sont vite imposés comme facteur de réintégration sociale, notamment autour de pôles urbains et industriels. " Confrontée à des problèmes d'une gravité exceptionnelle, compte tenu de l'état de désorganisation générale du pays, la nouvelle classe dirigeante va d'abord s'efforcer de parer au plus pressé. Mais elle va bientôt s'engager dans une politique de modernisation particulièrement ambitieuse et volontariste, stimulée par l'accroissement rapide des recettes pétrolières. Cette politique, axée sur l'industrie lourde, va bouleverser les bases de l'économie, contribuant à une élévation considérable du niveau de vie de larges couches de la population, mais également au renforcement des déséquilibres entre villes et campagnes ", écrit Yves Guillermou, anthropologue, dans une étude sur les villes et les campagnes en Algérie. L'idée était bonne mais quel en était le coût ? La désintégration urbaine Au lendemain de l'indépendance, les exodes vers les villes ont commencé. De 17 000 personnes par an entre 1966 et 1968, on est passé à 40 000 entre 1968 et 1970, et 80 000 entre 1970 et 1973, précise Abdelatif Benachenhou dans son livre L'exode rural en Algérie. Et l'exode rural n'a pas été forcément sous forme de suite entraînée par le plan de Constantine mis en place par Charles de Gaule, mais, dans plusieurs situations, pour fuir la misère des campagnes steppiques et montagneuses à la recherche d'un travail, d'un logement, d'un havre de paix. Cette mutation sociale, accouplée à une explosion démographique, va cependant vite s'avérer difficile à maîtriser, d'autant plus que, sur le plan économique, l'Algérie avançait à pas sinon de tortue, du moins lents. M'hamed Boukhobza a magistralement relevé cet aspect dans son livre Octobre 1988, rupture ou évolution, en parlant notamment " de la ruralisation de la ville ". Durant la décennie noire, l'exode rural, qui s'était relativement stoppé durant le règne Chadli, a repris de plus belle à cause de l'insécurité dans les campagnes et les villages reculés. Ainsi, encombrées, les villes étaient devenues très difficiles à gérer tant sur le plan social, économique, politique, culturel que sur le plan urbanistique. Des poches bidonvillesques se sont alors installées autour des grandes métropoles, à l'image d'Alger, Oran, Constantine, Annaba, qui, progressivement, vont se transformer en vrais bidonvilles dont l'implication dans la réorganisation et la reproduction de la société est de plus en plus effective. L'équation sociologique urbaine en dépendait largement en effet. Mais le désordre n'était pas que sociale. La désintégration urbaine est donc désormais une réalité. Ceci a été d'ailleurs soutenu, dans son étude des bidonvilles d'Oran, par T. Senadjki. En effet, sur le plan urbanistique, les villes algériennes ressemblent plus à des " niches de chiens ", comme dirait un citoyen rencontré à Hussein Dey, qu'à des villes. " Villes de fortunes " s'il en est, elles ne répondent, dans la plupart des cas, à aucune norme observée dans le cadre des standards internationaux. " Hormis quelques quartiers, essentiellement hérités de la période coloniale française, les villes algériennes n'ont de ville que le nom ", remarque Said Karaouni, enseignant à Boudouaou. " Boudouaou, au mieux, rappelle les villages de narcotrafiquants d'Amérique latine. " C'est dire que le mal est pluriel. Mohamed Madani, spécialiste en sociologie urbaine, tente d'expliquer le phénomène sereinement : " les bidonvilles doivent être appréhendés comme " une forme d'habitat qui matérialise et reflète, avec d'autres (l'habitat illégal, l'habitat infrahumain) la société informelle algérienne. " Mais, analyse-t-il, " aborder la question de l'informalité en Algérie est d'une grande complexité, car, quelques informels qu'ils soient, les bidonvilles ne font " désordre " que pour les idéologues puisque, en réalité, ils s'intègrent parfaitement dans une logique socio-urbaine cohérente ". Cependant, insiste Mohamed Madani, l'augmentation de la natalité et la faiblesse de la machine économique ne sont pas les seules raisons de la désintégration urbaine et, plus généralement, du désordre qui règne dans les villes du pays. Les déséquilibres territoriaux à l'échelle nationale, l'absence d'anticipation dans la gestion des flux migratoires dans les grandes villes (structures d'accueil) et les disparités sociales criantes qui règnent dans les grands centres urbains sont aussi des éléments qui interviennent, directement, sinon considérablement, dans la pérennité des bidonvilles et leur prolifération ainsi que dans la fragmentation du tissu urbain. Pour M. Madani, les autorités trouvent leur compte dans cette situation. " Ne pouvant ou ne voulant loger décemment les populations exclues du marché immobilier, elles tolèrent cette " plaie dans la ville ", c'est-à-dire les bidonvilles, tout en faisant mine, de temps à autre, de la combattre ", analyse-t-il. Par ailleurs, la désintégration urbaine est aussi due à l'émergence de réseaux mafieux d'acquisition-revente de logements sociaux. C'est même une culture qui se propage. Malheureusement, relève également M. Madani, les habitants des bidonvilles, tout en ayant conscience de l'illégalité de leur acte, n'en considèrent pas moins qu'il est légitime de le faire. Et l'Etat, complice en quelque sorte, renouvelle à chaque fois ce pacte par les biais des opérations de relogement. Les dangers de la désintégration urbaine On parle très peu des dangers de la désintégration urbaine. Pourtant, à bien prêter oreille à la sociologie urbaine, ceux-ci sont multiples et trop grands. Mohamed Madani, tout en considérant que celle-ci est le résultat direct de l'existence d'une société inégalitaire, relève ses maux. D'une part, constate-t-il, " on assiste au développement de toutes les déviances possibles (drogue, prostitution " sauvage ", trafics de tous genres, suicides) et, d'autre part, la multiplication de différentes formes de violences urbaines qui culminent parfois en guerre ouverte ou larvée avec les représentants réels ou symboliques de l'ordre établi ". Mais ce qui est encore plus grave et qui achève de consacrer la césure, " ce sont les répercussions psychologiques et culturelles sur l'habitant du bidonville qui se traduisent par la honte de soi et la haine de l'autre considéré comme responsable de sa déchéance ". Cette situation, en effet, crée chez le citoyen une forme de méfiance et, simultanément, " une demande permanente de protection ", ce qui n'est pas toujours atteint. En découle alors ce que M. Vergès appelle " le dérèglement social entre l'individu et la société ". Les bidonvilles : une fatalité ? Les bidonvilles sont là. Ils prolifèrent comme des cellules cancéreuses. Pourtant, ils sont fondamentalement illégaux. Paradoxale situation En effet, malgré leur illégalité, les bidonvilles continuent à sévir. C'est que, comme l'explique le sociologue Mohamed Madani dans une contribution dans la revue de critique sociale Naqd, " l'accès au bidonville marque l'entrée dans l'antichambre de la ville, l'exploration des modalités d'y faire souche ". Ceci, cependant, ne donne pas toute sa légitimité au bidonville, semble-t-il. Ce qui complète celle-ci est, comme l'observe l'autre sociologue, Ahmed Rouadjia, dans son livre Les frères et la Mosquée, c'est " la sacralité " du lieu qui s'acquiert grâce à la construction d'une mosquée. Faut-il alors faire fi de la sacralité des bidonvilles et les éradiquer ? " Les bidonvilles, c'est une blessure urbaine qu'il faut soigner. Ce sont des lieux de débauches morale, sociale mais aussi intellectuelle. C'est dans ces lieux que se conjuguent toutes les contradictions et naît par conséquent la bâtardise, à commencer par l'extrémisme islamiste. Il faut les éradiquer ", observe Youcef Benkhemou, cadre politique. Mais comment les éradiquer ? Est-ce possible ? Pour Rabah Mansouri, architecte, " une politique d'équilibres régionaux peut contribuer à régler en partie ce problème en diminuant les exodes internes " car, dit-il, " les habitants des bidonvilles sont en majorité des démunis ayant fui le petit patelin à cause de la misère pour chercher travail et protection, à tout prix, dans les grandes villes ". Mohamed Madani ne partage pas cet optimisme et pense, au contraire, qu'il est presque impossible d'éradiquer les bidonvilles, notamment dans les grandes métropoles. Cependant, il considère qu'il serait déjà un grand progrès si l'on parvenait à freiner la croissance de ce type d'habitat. Il s'agit, en premier lieu, rejoignant Rabah Mansouri, de lancer des actions de développement (emploi, habitat, loisirs et culture) en direction des régions et des zones déshéritées ou paupérisées. Le renoncement à la politique de relogement systématique des habitants des bidonvilles est également jugé porteur de fruit. Comme dernière mesure, plaide encore Mohamed Madani, il convient " d'assécher par tous les moyens possibles les sources de spéculation et de rente immobilière dans le logement social car ce circuit alimente en permanence la population des bidonvilles ". Néanmoins, tout ceci n'entraîne pas nécessairement l'éradication des bidonvilles, tout au plus l'arrêt de leur croissance. La ville : un grand douar ? Certains spécialistes en sociologie urbaine expliquent le désordre régnant dans les villes algériennes par le " déplacement des douars vers celles-ci ". " C'est un cliché, une recherche d'un bouc émissaire ", s'insurgent les sociologues urbains, Madani, Ghmoari, Lakjaa, Aït Hamouda et Ichebouden. En effet, pour M. Madani, " le thème des douars urbanisés est un épouvantail pour coller tous les échecs des politiques urbaines depuis l'indépendance à un bouc émissaire : le rural déraciné ". Une bonne partie de sociologues s'accorde à dire que le problème et beaucoup plus profond et complexe. Dans certaines conclusions d'un numéro de la revue Naqd consacré à la ville, il est dit que les bidonvilles sont aussi, notamment dans les grandes métropoles, les produits des villes qui éjectent leurs résidants vers la périphérie, qui s'en débarrasse en quelque sorte. Ce phénomène, intrinsèque à la ville, s'explique, selon M. Madani, " par des contradictions à l'échelle de l'ensemble de la société algérienne et pas seulement par la fiction du pauvre rural qui dépose son " douar aux portes de la ville ". La fiction de " staâmrouna djbailia", " la ville n'était pas comme ça avant leur arrivée ", " ce sont les arrivistes qui salissent la ville ", ne tient plus la route. L'enjeu, pour ainsi dire, n'est pas de trouver le bouc émissaire mais la politique nécessaire pour rendre à la ville algérienne son identité. |
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