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Et si l'intégrisme changeait de camp??!

par Dr Yacine Benabid *

«Ce ne sont pas les identités en elles-mêmes qui causent les conflits, ce sont les conflits qui rendent les identités dangereuses.»

Tzvetan TODOROV

Dans le cadre d'un échange prétendument amical, l'église catholique nous a fait parvenir, par l'entremise de son représentant ici à Sétif une lettre pastorale aux orientations purement eschatologiques, rédigée par M. Paul DESFARGES pasteur du diocèse de Constantine et d'Hippone.

 Farcie de passages doctrinaux assortis de références consolidant l'esprit dans la quelle elle a été rédigée, et d'arguments la mettant dans une perspective de polémique quant aux éventuels débats qu'elle peut susciter, ladite lettre aurait dû être destinées aux seuls fideles chrétiens, mais pour des raisons qui appellent à éclaircissement, elle a préféré atterrir ailleurs.

 Disons au passage que la ville de Sétif, réputée être fermée au militantisme prosélytiste, quelle que soit son origine religieuse, elle commence à connaître un mouvement «missionnaire» retranché derrière des activités de bienfaisance parrainées par une association, et parfois des individus (qui s'avèrent être des prêtres) dont la disponibilité donne lieu à des soupçons plus que justifiés.

 Croyant peut-être à une vulnérabilité que laisserait supposer notre profil conciliant, la tentative de nous manipuler n'est pas à son premier pas. J'ai déjà eu l'occasion de découvrir, dans un appartement privé qui sert de paroisse, théoriquement non autorisée, l'investissement de l'église catholique dans les milieux estudiantins qui me sont proches. Les plus touchés, sinon les cibles préférées sont les étudiants des langues étrangères, les anglophones surtout. Il y en a peut-être d'autres. Cela reste à découvrir!

En voilà une déclaration d'amour plus surprenante qu'énigmatique, en ce sens qu'on y prend le taureau par les cornes pour substituer une morale à plus d'un titre problématique, à une autre qui ne semble pas prête à céder un pouce de son espace, ni n'affiche un quelconque signe de lassitude ou de contre-performance! Que cela fasse partie de l'arsenal de propagande à laquelle s'adonne, avec ardeur, cette instance, est compréhensible dans la mesure où il lui appartient d'œuvrer à sa survie et, au mieux, de rester fidèle à ses «valeurs. Mais ce qui est difficile à comprendre, pour moi au moins, c'est cet entêtement à excéder les écueils de l'appartenance en se déportant sur ceux dont la christianisabilité n'est pas du tout une chose certaine !!!

 Si je dois justifier le ton personnel de mon propos, je ne crois pas être recrutable pour ce genre d'entreprise pour avoir prohibé ouvertement la violence physique au nom de la religion et en vertu de mon goût pour la spiritualité; jonction convoitée continuellement par le «chantier» missionnaire. Elle explique bien la focalisation de l'église sur certains segments des populations musulmanes, l'expression est de TODOROV, c'est-à-dire les adeptes de la spiritualité, croyant à tort que leurs choix spirituels les rendent perméables à son discours.

C'est le contraire qui peut s'avérer vrai, en ceci que cette variante de l'Islam, la spiritualité, accueille mieux le contenu des Religions et le purge des ajouts au demeurant temporels qui sont tout simplement l'œuvre des personnages ayant présidé à la destinée de l'église. De là à dire que c'est cette assise spirituelle qui est à l'origine d'une vision de l'Islam sobre et pour autant conforme à ses fondements, rassurante quant à l'esprit de quiétude et de sagesse qu'elle cultive. Au demeurant, quand on cherche à en faire un moyen de pénétration d'une conscience pas du tout faite pour se donner en offrande aux nageurs dans les eaux troubles, peu importe si la religion leur sert d'argument, il n'est pas évident qu'on détient une vérité au nom de laquelle on s'arroge le droit de dénaturer le naturellement logique. Ce à quoi, malheureusement, l'église s'adonne en Algérie et ailleurs.

Dans sa globalité donc, il s'agit d'un intérêt totalement désintéressé de ce que peut être cet exercice de la foi en lui-même. L'intérêt va plutôt à l'opportunité qu'il donne pour manipuler les masses croyantes en vue de transgresser leur sérénité, en vertu d'un prosélytisme à l'habillage humanitaire et d'une mise en branle d'un procédé de foi nettement en décalage avec ce qu'est réellement une culture du religieux.

 Quand on vient me proposer, au nom de la tolérance et en vertu de l'échange interreligieux, un écrit faisant l'apologie du Christianisme, et par je ne sais quelle nécessité de comparaison, la condamnation de l'Islam qui serait le prolongement du judaïsme (p. 9), pourtant, dira TODOROV, c'est bien le Christianisme qui « se greffe sur une religion antérieure, le judaïsme, qu'il reprend et détourne à son usage », il me paraît qu'on me prend pour ce que je ne suis pas. Soit j'affiche une naïveté qui facilite le passage aux discours dangereux par leur sournoiserie de prosélytes gauches et prétentieux; ou alors j'afficherai un déficit intellectuel en la matière me rendant perméable, au gré des activistes gênés par les personnages lucides et avertis. Les deux restent à prouver à mon avis!

 Bien sûr, et à titre subtil et complaisant comme pour mieux s'enfoncer dans la manipulation, l'auteur de la lettre fait appel à Ibn ?Arabî (p.9), une référence en matière de dialogue interreligieux et d'universalisme spirituel. Néanmoins, ce qu'il omet de rappeler c'est qu' Ibn ?Arabî a été l'inspirateur de toute une littérature chrétienne collée en faux à Raymond Lulle et à sainte-Catherine. Loin de s'en inspirer, le maître andalou y a surtout laissé son empreinte, loin - faut-il le rappeler - de ce qui s'appelle imprudemment «Union des Religions».

 S'il est vrai qu' Ibn ?Arabî, comme bien des auteurs soufis, a mis à l'honneur certaines des références du Christianisme, ce n'est pas pour autant qu'il s'est installé à mi-chemin entre les deux Religions. Le faire croire relève de la pure contre-lecture!!

Du reste, quand on veut faire croire à la fructuosité d'un échange désintéressé, loin de toute visée prosélyte, on devrait forcément passer par les Louis GARDET, Arthur ARBERRY, Louis MASSIGNON, tous hommes de l'église investis dans une démarche de rapprochement interreligieux, intellectuellement au moins, et dont l'aboutissement est un corpus, connu des spécialistes et assez important pour ceux qui voudraient s'en inspirer.

 Ce n'est pas le cas, apparemment, pour les militants prosélytes qui d'une part rendent compte d'une ignorance étonnante des auteurs qu'on vient de citer, et d'autre part mettent en avant une ferveur ridicule à actualiser l'œuvre d'ancêtres dont il n'est point besoin de rappeler la réputation de missionnaires zélés, faisant plus dans la haine des autres religions que dans le respect des valeurs chrétiennes, s'il en était resté chez eux, du genre LAVIGERIE, De FOUCAULT, et autres.

 Mal servis par un augustinisme resté prisonnier de l'interprétation des siens, et jusqu'à nos jours interné dans les seuls cadrans de l'église, ils s'efforcent de ressusciter un patrimoine spirituel dont la terre d'accueil a cessé d'être les consciences restées à l'écoute de la seule voix de la Vérité, et de la seule voie du Salut.

 Pour ceux qui, de leur propre chef ont choisi le Christianisme comme appartenance religieuse, il est normal qu'ils puissent disposer de leur liberté de culte; mais on pourrait se trouver en droit de réagir moralement et intellectuellement contre toute atteinte à la liberté de se choisir un destin, ou d'en garder un, par des moyens le moins qu'on puisse dire dictatoriaux, rusés, démagogiques et surtout faussement amicaux.

 À ce que l'on sache, le discours «amical» de l'église à l'égard de l'Islam ne l'a à aucun moment appelée à dénoncer les «caricatures» et toutes les diatribes qui s'en sont suivies à l'adresse du Prophète Mohammed, encore moins de le défendre. Etait-il attendu qu'elle le fasse, en fait, sachant que Magazinet, un petit magazine norvégien, qui avait déjà publié les dessins de son confrère danois « Jyllands-Posten», et les republia le 10 janvier 2006, est un magazine chrétien; le pasteur controversé Terry Jones qui a brûlé plus d'une fois le Coran est représentatif d'une variante chrétienne, l'évangélisme, mais chrétien quand même; le réalisateur copte du film «L'innocence des musulmans» Nakoula Basseley Nakoula et ceux qui en ont fait la promotion tels que le copte Morris Sadek ne le sont pas moins. Où est l'église catholique dans tout cela? Son silence, doit-elle reconnaître, est significatif à plus d'un titre. Il donne à réfléchir sur le sérieux d'un dialogue des religions, qui en vérité ne s'éloigne guère de ce que l'américain Samuel HUNTINGTON appelle «choc des civilisations!

Pour aller droit au but, dans le sens de valoriser ses thèses aux yeux de musulmans sans repères, le fameux écrit met l'accent sur ce qui a toujours été un fossé de taille entre les deux religions, à savoir la Crucification du Christ, l'Incarnation et le dogme de la trinité, fondements incontournables du Christianisme. C'est là le cheval de Troie de l'auteur de la lettre pour discréditer le discours de l'Islam qui n'en voit pas une conception représentative d'un monothéisme fidèle à la Révélation dont il est l'incarnation.

 Une approche réfléchie, c'est-à-dire savante et sans préjugés, aurait donné l'opportunité à nos amis chrétiens d'abord et plus tard à leurs cibles potentielles, de comprendre que même en rejetant ces «fondements», le Christianisme reste toujours pour l'Islam une facette monothéiste digne de respect. Ce qui n'est pas leur vision de l'Islam !

 Faut-il rappeler, et à qui doit-on rappeler que Jésus meuble des passages innombrables du Coran, et que sa genèse, après celle de Moïse, est la plus évoquée?! Même Marie ne décompte pas, en ceci qu'un chapitre (sourate) complet lui est réservé dans le Livre Sacré.

 L'ensemble des références scripturaires de l'Islam traite bien sûr de ces thématiques et de leur logique difficile à suivre, que l'herméneutique chrétienne réduit aux seules perceptions historiques enfermées dans leurs visions et de la religion et de tout ce qui n'est pas chrétien.

 Cet ensemble s'attèle à mettre en avance ce qui est de nature à rapprocher tous les monothéistes, en rappelant qu'ils adorent un seul dieu; et en rappelant surtout que le principe de Vérité détenu par la dernière religion dans l'ordre de la Révélation renferme les grands axes de tout le monothéisme et en fait la synthèse. N'y est exclu que ce qui va à l'encontre du principe d'Unicité, fondement essentiel des vraies religions dont l'Islam.

C'est la raison pour laquelle la trinité ne peut être admise dans la logique de l'Unicité. La transcendance y perdrait de ses sémantiques et vouerait Dieu humanisé à toutes sortes de déviances que l'anthropomorphisme caractérise comme dogme fondateur. Elle hisserait par là même l'humain divinisé à des dimensions de sacralité impossibles à justifier.

 La Crucification aussi ne peut tenir, en ce sens que telle que le Christianisme la perçoit, elle n'ajoute rien à Jésus là où l'Islam ne lui enlève rien. Au contraire, c'est dans sa symbolique de sacralité due à un élu de Dieu que Jésus s'inscrit. Un Envoyé aux caractéristiques miraculeuses, de la naissance à la montée aux cieux sans passer par la Crucification, et un humain qui excède son humanité non vers la divinisation mais vers le divin. Ce qui en fait un être créé aux attributs transcendant le commun, le discernant des autres mortels. Bien sûr, cela ne peut être que différent du principe d'Incarnation présentant Jésus comme réceptacle de Dieu, ce qui donne lieu à la division de la divinité entre deux êtres. On ne sait plus alors qui est l'un et qui est l'autre, et où est l'essence de la religion dans tout cela?! C'est à ces questions-là qu'une église soucieuse de redonner de l'allant à son discours devrait trouver réponse. Il me semble que suite à ce que l'on vient de noter, parler de dialogue des Religions relève plutôt de l'absurde.

 En outre, si l'église souhaite maintenir l'échelle de ses valeurs intacte, dans le champ d'action qui lui reste, il lui appartient de s'en tenir à l'essence même de ces valeurs qu'elle semble perdre, de jour en jour, pour des raisons de crédibilité certainement. Personne ne peut nier, même l'église, qu'une élite occidentale, et pas des moindres (des universitaires chercheurs, des auteurs de renommée, des artistes, des hommes politiques, etc?) se cherche un refuge de ses angoisses existentielles bien loin de ce que propose la spiritualité ecclésiastique. Je n'aime pas parler de conversion, mais je dirai suite à Éric GEOFFROY, que beaucoup d'occidentaux croyant aux valeurs de la Religion, ont abouti sur l'Islam plutôt que sur le Christianisme, dans un processus de quête de salut qui les a vus opter pour des choix que l'on connaît à toute une génération d'intellectuels tels que Léopold WEIS, René GUÉNON, Frithjof SCHUON, Titus BURCKHARDT, Roger du PASQUIER et bien d'autres. En rappelant à l'église que les susnommés et beaucoup de leurs compatriotes connaissent parfaitement le Christianisme pour y être issus, la gêne n'épargnera point l'église, en cela qu'elle s'attache à un procédé inintelligible de course aux masses, alors que la logique aurait voulu que le premier effort à consentir c'est bien d'essayer de récupérer ceux qu'elle a déjà perdus.

 Pire, c'est qu'on a tendance à comprendre que l'église, dans sa démarche clientéliste, croit pouvoir s'ériger en redresseur de torts, et de là offrir une alternative au fondamentalisme islamiste dont le résultat est le terrorisme aveugle bien sûr. Est-il vraiment du ressort de l'église catholique de réparer les horreurs de l'extrémisme islamiste dans un pays profondément musulman comme l'Algérie? La même église a-t-elle, en apôtre de bien, un rôle social à jouer en dehors de son territoire et de sa vocation? Et même si c'est le cas, qu'est ce qu'un «écrit» pareil a t-il à dire à des musulmans, de toutes façons attachés à leur patrimoine, si ce n'est la volonté de les récupérer?

Pour parler plus algérien, on dira que le phénomène n'est pas nouveau chez nous, mais c'est plutôt une partie de l'église qui semble avoir la mémoire courte. Venant en périphérie du tracé colonialiste, elle n'a jamais lésiné sur les moyens pour imposer aux autochtones d'autres choix identitaires et religieux que les leurs. On est en droit de rappeler que ce sont les instances spirituelles, particulièrement le Soufisme contrairement à ce que l'on croit, qui s'étaient dressées en écueil pour que le phénomène de désislamisation ait un effet contraire à celui escompté, en ce sens que l'élite occidentale déjà citée avait commencé, à partir de contacts avec quelques chefs d'ordres, à s'intéresser à la spiritualité musulmane et à s'en imprégner. L'ordre ?Alâwî est à mettre à la tête de ceux qui ont longuement et efficacement contré le mouvement missionnaire dans la mesure où le fondateur, Cheikh Ahmed Al-'Alâwî (m.1934), avait attiré les élites occidentales en grand nombre, d'un coté, et d'un autre il s'est attelé, à travers des écrits tout aussi lucides qu'assidus, (ses articles fleuves sur Al-Balâgh al-Djazâirî en témoignent) à mettre l'accent sur les dangers de déracinement que représentaient les missionnaires. Le temps lui a donné raison!

*Faculté des lettres et des langues/ Université de Sétif

Notes:

Maître de conférence au département de langue arabe, Université de Sétif, diplômé de l'Inalco et de Sorbonne III, Paris. Spécialiste de la mystique comparée.

Dans une série d'articles publiés en langue arabe, sur les colonnes du quotidien As-Salam, au tout début des années 90 qui voyaient la montée monstrueuse de l'extrémisme en Algérie.

Cf, Tzvetan TODOROV, La peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Paris, Robert LAFFONT, Col. «biblio essais», 2008, p. 161 Op. cit., p. 295.

Cf, Eric GEOFFROY, Le rayonnement spirituel du cheikh Al Alawi en Occident, in Al tarbiya wa al ma'rifa fi maâthiri al cheikh Ahmed ben Mustapha al 'Alâwî ( L'éducation et le savoir dans le patrimoine du cheikh Ahmed al-'Alâwî), Travaux du séminaire ayant eu lieu à Mostaghanem en septembre 2002