Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le mythe en héritage ou la bénédiction de Sidi Feltane

par Mohammed ABBOU

La longue rue des Rakabas prend naissance dans la grande place de la gare, à l'entrée Est de la ville.

Elle longe un imposant ensemble de belles villas construites par les colons dans le prolongement de la première école maternelle et du jardin public sur lequel donne l'entrée principale de l'établissement.

Les parents d'élèves fréquentent assidûment cet espace fleuri et verdoyant où ils supportent plus aisément l'attente de leurs chérubins à la sortie des classes.

 La rue sépare ce quartier huppé de la nouvelle agglomération qui s'est constituée dans une indescriptible anarchie depuis l'indépendance, défigurant une ville qui a définitivement renoncé à son lointain qualificatif de « coquette ». L'artère ne sépare pas seulement deux espaces, elle sépare deux modes de vie et peut-être même deux époques ; à son extrémité ouest se dresse une bâtisse informe mais imposante par sa masse et sa couleur d'un jaune agressif.

 Elle abrite une vielle famille terrienne qui a décidé d'investir sa fortune dans la pierre urbaine et de profiter de l'aisance citadine. Son train de vie ostentatoire et dispendieux nourrit bien des discussions.

 Mais, depuis quelque temps, ce n'étaient plus ses excès dépensiers qui faisaient parler d'elle mais plutôt le comportement du cadet de ses nombreux enfants. Un comportement qui angoissait la famille et inquiétait les voisins.

 Le jeune homme, plus grand que la moyenne et bien bâti, était pris par des accès de violence auxquels n'échappaient ni ses proches ni les voisins ni même les passants que le hasard mettait sur son chemin.

 Ses crises devenaient de plus en plus fréquentes obligeant ses parents à l'enfermer, ne lui permettant que de rares sorties sous étroite surveillance.

 Pourtant, la bonté et l'innocente joie de l'enfant qu'il fut ne laissaient guère présager une telle évolution ; le voisinage qui l'a vu grandir en était tout retourné et compatissait sincèrement avec la famille éplorée.

Toutes les voies qu'offrait la médecine furent explorées en vain. La mère, comme une naufragée, s'agrippait à toutes les suggestions et ne reculait devant aucune audace ; triste et épuisée, elle ne savait plus à quel saint se vouer. Un Saint ? mais oui, il existe dans la région, a enfin osé lui dire sa plus vieille amie, un saint réputé faire des miracles dans ce genre d'affections : Sidi Feltane ; pourquoi ne pas y emmener le jeune homme ? Dans le quartier voisin qui a accueilli la nouvelle population acculée à l'exode par le dépérissement de la campagne avant de fuir les exactions des «frères dans la foi», une autre famille modeste et anonyme vit un drame de même nature, son deuxième enfant, encore adolescent, a perdu l'usage de ses jambes après une très forte fièvre très mal prise en charge par le dispensaire local qui n'a pas eu le temps de diriger le patient sur un établissement médical plus indiqué. Depuis plusieurs jours, l'enfant était cloué sur une chaise roulante mise à sa disposition grâce à la solidarité agissante des jeunes de la «Houma», et dans la fatalité ambiante, personne n'attendait plus rien d'autre qu'un miracle.

 Le Miracle ? seul en était capable Sidi Feltane, ne cessait de répéter la vieille grand-mère depuis le début sans qu'aucune oreille ne lui soit prêtée. Mais la mère, dans son refus maternel de toute résignation, décida de s'y rendre dès le lendemain avec son enfant.

 Le soleil pointait à peine à l'horizon quand la famille au complet attaqua le petit sentier poussiéreux qui mène au mausolée de Sidi Feltane, après sa descente du car qu'elle avait pris, à l'aube, en ville. Au seuil de la Koubba, le M'kedem accueillait déjà une autre famille aussi nombreuse amenée par deux véhicules garés non loin.

 La mère, arrivée la première, prit fermement son gaillard de fils par le bras et l'entraina aussitôt dans la ronde rituelle autour du «Dharih» en récitant les incantations d'usage.

Poussant la chaise roulante, la deuxième mère lui emboita le pas, adressant avec émotion les mêmes conjurations au saint de sauver son enfant.

 La procession dura quelques instant quand, soudain, le grand jeune homme échappa au bras de sa mère et se retourna pour donner une gifle retentissante au petit garçon coincé sur sa chaise. Celui-ci, choqué, s'extirpa de son fauteuil et détala à toute vitesse poursuivi par le grand gaillard aux pas mal assurés. La mère de l'adolescent agressé, après un bref moment de stupeur, lança un youyou ininterrompu, imitée machinalement par l'autre mère puis par toutes les femmes présentes sur les lieux.    Les hommes, eux, sont allés rattraper les malades et les ramenaient vers le mausolée en les étreignant et les embrassant comme des miraculés.

 La réputation de Sidi Feltane était faite. Rapidement, «le bouche-à-oreille » fit son œuvre. On y afflua de partout, non seulement pour des souffrances physiques mais aussi pour une déception sentimentale, un échec professionnel, des prétentions politiques ou tout simplement pour manque de chance.

 L'affluence humaine créa des besoins importants de transport, de restauration, d'hébergement et de consommations diverses.

 Des besoins auxquels ne pouvait faire face la petite commune rurale de Aïn El-Khobza, au territoire de laquelle appartenait l'espace de Sidi Feltane. Une commune au climat semi-aride qui ne vivait que de son agriculture, bien en peine depuis que la saison sèche, qui sévissait depuis une décennie, refusait de céder la place à la saison humide.

Mais les édiles de la place saisirent rapidement l'aubaine du « miracle » et décidèrent de s'endetter pour conforter la route principale, ouvrir d'autres chemins, aménager une gare et un immense parc de véhicules, et ouvrir une multitude de locaux commerciaux autour d'une large place dessinée face au mausolée.

Le budget communal, alimenté par les importants loyers et les impôts locaux, autorisa la construction de nouveaux édifices municipaux, d'une nouvelle mosquée et même le lancement d'un programme de logements pour les élus et les agents de sécurité.

 Le quotidien de Aïn El-Khobza a bien changé, et un jour, une délégation du pouvoir central s'annonça pour une visite officielle. Les autorités locales, ivres de leur succès inespéré, vinrent à oublier leur dépendance administrative. Ils suspectaient la délégation de s'intéresser à leur rente miraculeuse et de nourrir le dessein de la soumettre à un prélèvement fiscal. Ils s'ingénièrent à développer les arguments à même de tenir en échec toute visée sur leur pactole, aussi légale soit-elle, et s'assurèrent le soutien « populaire » des paysans récemment convertis à l'activité plus lucrative du commerce et de tous ceux qui s'imposèrent au vieux M'kedem pour vivre des offrandes des voyageurs.

Mais, au soulagement général, les représentants de la centrale sont venus offrir à la commune un barrage. La joie fut de courte durée quand les élus apprirent que cette offre inattendue risquait d'engloutir au sens propre et figuré leur poule aux œufs d'or. L'assiette du projet englobait le Mausolée et toute la vallée en contrebas. Après d'âpres palabres et probablement parceque la délégation centrale s'est laissée convaincre, l'offre fut délocalisée au profit d'un village voisin et Aïn El-Khobza put conserver son mythe et continuer à vivre de sa légende. Pas pour longtemps, le souvenir du miracle finit par s'émousser et la municipalité se mit à délibérer sur la manière de relooker une notoriété flétrie.

Elle en arriva à impliquer ses administrés dans des combines foireuses auxquelles s'intéressa la presse au grand dam des conspirateurs. Les médias écrits éventèrent de véritables manigances et furent accusés d'entretenir les scandales et même de les créer.

Aïn El-Khobza sombra peu à peu dan l'oubli et ses habitants, qui ne savaient plus rien faire de leurs mains ni de leurs terres, se mirent à guetter le visiteur dans une gare déserte. La place centrale n'était plus animée que par le bruit des battants de fenêtre que faisait claquer le vent.

 La pluie vint bien un jour, dérangeant ceux qui ne l'attendaient plus. Rien dans ces lieux ne la retenait, elle ruissela, dans l'indifférence, vers les contrées voisines qui s'étaient préparées à l'accueillir.

Après chaque orage, les jeunes rejoignaient les édicules et les locaux abandonnés par les commerçants occasionnels, qu'ils squattaient pour jouer aux cartes, aux échecs et aux dominos. Ils ignoraient tout, pour la plupart, de « la gloire » de leurs aïeux et ne connaissaient de Aïn El-Khobza que la frugalité, l'ennui et le désespoir. Manifestement, ils n'avaient pas envie de vieillir sur les lieux où le Destin les a fait naitre.

 Aïn El-Khobza, sous la silhouette rabougrie de son Mausolée, n'était plus que l'ombre de ce qu'elle fut un bref instant, de sa terne histoire.

 Sa jeunesse l'avait désormais baptisé «Aïn El-Harba»

 Comment en est-on arrivé là ?

Comment des élus ont-ils pu lâcher la proie économique pour l'ombre de la légende ?

 Comment ont-ils cru si fermement que le mythe était éternel ? Et que la mémoire suffisait à assurer l'avenir ?

 Comment ont-ils pu s'entendre pour exploiter sans vergogne la naïveté et la détresse de leurs mandants ?

 Comment ont-ils pu, toute honte bue, délibérer sur les bienfaits de la superstition et voter les règles de l'irrationalité ?

 Comment ont-ils pu envisager la perpétuation d'une notoriété surfaite par la combine ?

 Espéraient-ils que l'onde du savoir allait contourner leur oasis d'ignorance ?

 Croyaient-ils pouvoir encore « ruser » à l'âge des médias ?

Pensaient-ils vraiment arrêter le temps dans la gare du hasard ?

Oui, la municipe du mirage ne peut laisser que le mythe en héritage.