Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

En couvrant ton corps de roses magiques

par Boudaoud Mohamed

Notre héros de ce jeudi est un citoyen algérien qui a la réputation, solidement implantée dans les esprits de ceux qui vivent avec lui ou le fréquentent, d'être un homme qui a toujours quelque chose à dire.

On jure sur le Coran sacré que nul sujet abordé à portée de ses oreilles ne peut réduire sa langue au silence. Mais précisons notre pensée pour éviter tout malentendu : les paroles qui sortent de la bouche de ce citoyen n'ont rien à voir avec les âneries que nous entendons à longueur de journée autour de nous. C'est ce qui se dégage clairement des propos de Kouider, un paysan qui connait notre héros depuis très longtemps, et qui a bien voulu nous parler se son ami. Nous l'avons rencontré dans un café bruyant, sale et enfumé, assis à proximité d'une table bancale où se déroulait une partie de dominos très animée, traversée par les coups de gueule que s'échangeaient les joueurs, et les éclats de rire des spectateurs. Il nous a fallu patienter jusqu'à la fin de la partie qui a duré un bon bout de temps. Alors, le regard songeur et la voix très malmenée par l'émotion, Kouider a répondu à notre curiosité en ces termes :

- Dieu a déposé dans la petite tête de Larbi tout ce que les hommes doivent savoir sur le monde rempli de bizarreries dans lequel nous nous agitons pendant un certain temps, bavardant et gesticulant à loisir dans l'ornière de notre destin, jusqu'au moment où la machine se détraque et pousse son dernier crissement. Cet homme est un phénomène qui me tourmente l'esprit de temps à autre, lorsqu'il arrive à ma viande d'oublier de haleter derrière les saletés que chie en abondance cette chienne de vie. Car tous les gens sont au courant que Larbi n'a jamais de la vie posé ses fesses plates comme une table sur le banc d'une école. N'est-ce-pas là une chose extraordinaire, mon frère ? Si vous trouvez que j'exagère, s'il vous est difficile de me croire, dirigez-vous vers la maison de mon ami, appelez-le, et commencez devant lui n'importe quelle discussion.

 Vous verrez alors couler confortablement de sa bouche un fleuve de paroles remplies de sagesse, resplendissantes comme des pièces d'or, qui vous obligeront à tomber à genoux, ébloui par ce don qui ne peut venir que de notre Seigneur ! Ce qui vous fascinera surtout, c'est qu'avant qu'il n'ouvre sa bouche presque dépeuplée aujourd'hui, rien de son aspect extérieur ne retient le regard ! Pas un seul signe qui pourrait pour ainsi dire nous préparer au miracle ! C'est une créature dont le corps a subi beaucoup de dégats au cours du temps qui passe ! Un visage noiraud comme s'il n'a pas passé ses neufs premiers mois dans le ventre de sa pauvre mère, mais dans un four ! Des yeux jaune verdâtre certainement colorés ainsi par des déchets ou des bestioles provenant de ses intestins. De petites oreilles rondes avec une touffe de poils graisseux et couleur de miel bouchant visiblement l'orifice de chacune, mais sans aucun dommage pour son ouie, aussi fine que celle d'un mouchard.

Un nez doté de narines que j'ai vu souvent avaler son index droit tout entier. Une bouche où pourrissent quelques dents branlantes et verdâtres, qui connaitront surement le même sort que beaucoup d'autres, celui d'être acheminées bientôt vers son estomac, transportées l'une après l'autre par une bouchée de nourriture traîtresse, pour finir ensuite dans un égout, voyageant parmi d'autres matières et objets bourrés de vérités honteuses. (Je vous demande pardon, mon frère.) De cette bouche se dégage une haleine capable d'abréger la vie d'un homme délicat. Une moustache toujours touffue sur la partie droite de la lèvre et clairsemée sur la gauche, comme s'il était écrit qu'il se regarderait jusqu'à sa mort dans des miroirs truqués par Satan. Une démarche qui angoisse, qui vous imprègne profondément du sentiment qu'il va se passer quelque chose de terrible, un malheur, peut-être parce qu'il se déplace d'une manière bizarre, le corps pris dans un foisonnement de mouvements désordonnés, courts et brefs. Les vêtements qu'il porte obeissent religieusement à une loi unique et inchangeable : au-dessus de la ceinture, ses habits sont invariablement étroits et l'étranglent ; au-dessous, ses jambes flottent dans un pantalon qu'il est tout le temps en train de remonter pour éviter d'être déshonnoré. Bref, disons que Larbi est un être humain dont la façade ne laisse nullement deviner le trésor qui loge paisiblement dans sa bouche qui souffle la mort. Voilà, mon frère. Mes amis m'appellent et je dois aller les rejoindre. Que la paix soit sur vous !

Ainsi donc, de la description riche et détaillée que vient de nous fournir Kouider sur notre héros nommé Larbi, nous déduisons essentiellement que ce dernier est un homme possédant à merveille l'art de parler, et que ses propos ne sont pas cons comme ceux de ses compatriotes. Mais il nous faut l'écouter intervenir sur un sujet quelconque pour avoir une idée précise sur ce talent que le Tout-Puissant lui a accordé. C'est ce que nous vous proposons maintenant.

 C'est arrivé ce 8 mars dans le café que nous avons évoqué tout à l'heure. La voix de cheb Khaled emplissait l'atmosphère de plaintes déchirantes et désespérées. Kouider et trois autres personnes, dont un médecin, étaient assis autour d'une table graisseuse, devant des verres crasseux contenant un café infect, préparé avec de l'eau stockée dans une citerne rouillée où se multiplient tranquillement toutes sortes de bestioles. Indiquant des yeux une femme qui passait sur le trottoir qui longe le café, quelqu'un parmi eux s'est exclamé : « Elles envahissent de plus en plus la rue. Elles grouillent partout, maintenant ! Comme les mouches ! Que Dieu nous protège ! Si ça continue comme ça, nous finirons bientôt dans les cuisines avec des tabliers autour de la taille, les mains plongées dans l'évier ! Quelle honte !» Cette indignation a délenché alors une discussion animée sur les femmes qui a délié généreusement les langues. En gros, ils étaient tous d'accord avec la réflexion de leur camarade. Pour appuyer ses paroles, le médecin avait cité l'exemple de beaucoup de femmes qui venaient à son cabinet, maquillées et habillées d'une manière inconvenante. Vivement intéressés, les autres lui avaient demandé ce qu'il entendait exactement par ce mot. Mais il avait refusé de les satisfaire, invoquant le secret professionnel. Un petit silence frustré et mécontent s'était alors installé entre eux. D'autant plus que d'habitude le médecin n'était pas aussi avare.

 C'est à ce moment que Larbi les a salués, puis les a rejoints autour de la table gluante de crasse. Brûlant d'envie de continuer la discussion qui venait de s'éteindre brusquement, Kouider demande à notre héros ce qu'il pense des femmes, après lui avoir résumé la conversation qu'ils viennent d'avoir sur le sujet. Larbi jette alors son mégot sur le sol et l'écrase avec une chaussure usée et couverte de poussière, s'assure du regard qu'il est bien éteint, allume une autre cigarette, avale une gorgée du café que le garçon vient de lui servir, s'éclaircit la gorge pour nettoyer le chemin aux paroles qu'il se prépare à prononcer, et, sans regarder personne en particulier, déclare :

- Si je ne craignais pas de vous effrayer, ou du moins de jeter le trouble dans vos esprits, je dirais qu'aujourd'hui très rares sont les gens qui peuvent affirmer qu'ils appartiennent toujours au sexe masculin. En dehors d'une poignée d'hommes, véritablement hommes, tous les autres devraient porter des robes et se maquiller pour ne pas nous embrouiller et nous compliquer la vie. Car sinon comment expliquer que des femmes mariées sillonnent les rues et hantent les magasins à longueur de journée ? Comment expliquer ces effets vestimentaires qui ne cachent rien et qui sont plus provoquants que la nudité ? Que signifie le fait qu'elles puissent facilement obtenir du travail tandis que nos fils moisissent dans les eaux croupies du chomage ? Oui mes frères, hormis quelques-uns, tous les Algériens devraient avouer au monde entier leur véritable sexe et cesser de tromper les autres peuples ! Mais Dieu soit loué ! Ce déshonneur ne m'éclaboussera jamais ! Car je suis le descendant d'une tribu qui a toujours su comment faire rampre une femme !

 Larbi se tait comme pour donner à ses auditeurs le temps de ruminer les paroles graves qu'il vient d'énoncer. Il suce une grosse bouffée de fumée, s'en remplit voluptueusement les poumons, puis expulse ce qui en reste dans l'air saturé de microbes qui règne dans le café. Quelques secondes plus tard, il reprend la parole :

- La femme, il faut la mater dès le début ! Dès les premiers jours du mariage, vous devez lui enfoncer dans son petit crâne tordu que vous, vous avez été créé pour commander, et elle pour courber l'échine !

Car pendant ces moments qui environnent la nuit de noces, l'homme est vulnérable comme un serpent qui vient d'avaler un oiseau : il passe son temps à digérer les délices inoubliables qu'il goûte pour la première fois après avoir moisi de la chair pendant des décennies entières. Et la femme le sait ! On lui a appris qu'elle doit profiter de ces journées ruisselantes d'amour pour passer la bride autour de la tête et du coup de l'homme qu'elle vient de combler. Souvenez-vous de ces nuits et vous comprendrez ce que je veux dire. Vous vous êtes enfermés tous les deux dans la chambre à coucher. Tout brille autour de vous ! Tout est neuf ! Tout est joli ! Tout sent bon ! Vous vous sentez merveilleusement bien dans le pyjama et les pantoufles qu'elle vous a offerts en cadeau.

Tous les flacons de parfum sont ouverts et des vapeurs capiteuses s'en échappent, imprégnant profondément et délicieusement votre cerveau. Une ivresse soyeuse coule dans vos veines. Elle est assise langoureusement sur le lit, elle se peigne les cheveux, frémissante comme une rose chatouillée par des abeilles, avide de tendresse, pleine de promesses, timide. Sa voix est douce et les paroles banales et idiotes qu'elle prononce vous électrisent les nerfs et vous donnent envie de la manger. Ce n'est pas un tas de viande peinturlurée que vous avez sous les yeux, c'est la grotte d'Ali Baba.

 Vous êtes sous le charme, la bouche ouverte, la lèvre inférieure pendant lamentablement sur la poitrine, salivant comme un chien. Le temps passe. Jour après jour, avec des minauderies et des caresses, elle vous désosse et vous transforme en une limace baveuse. En général, un mois après la nuit de noces, des yeux fins peuvent découvrir sur votre corps, dans vos gestes et vos paroles, les traces des dégâts que vous avez subis. C'est ce que j'ai constaté chez beaucoup de gens autour de moi. Les débris de virilité qui se tortillent encore en vous ne peuvent pas tromper un regard expérimenté. Mais Dieu soit loué ! J'ai appris de mes ancêtres comment éviter les charmes de ce piège profond et soyeux que nous tendent les femmes au cours des premières nuits torrides du mariage ! Je m'en souviens comme si cela datait d'hier. Une nuit, je suis rentré un peu tard que d'habitude. Je la trouve le visage ruisselant de larmes, allongée sur le ventre sur une couette rose, le corps abandonné. Quand je lui demande pourquoi elle pleure, elle ne me répond pas et chiale de plus belle. J'insiste. Mais rien ne sort de sa bouche. Cela a duré peut-être une heure. Mais toujours rien. Elle n'arrête pas de verser des larmes. Je n'en peux plus. Mes nerfs sont à bout. Alors je m'empare de ma ceinture et lui donne une raclée dont les traces sont encore visibles sur son corps, quinze ans après. Le lendemain, j'avais en face de moi une autre femme. Le dos cassé, définitivement domptée. Comprenant qu'elle n'avait pas affaire à un mollusque, elle a rangé tous les outils diaboliques avec lesquels elle croyait pouvoir m'embobiner, me vider de ma virilité séculaire. Ça se passe ainsi dans ma famille. Nous matons nos femmes dès le départ. Mon grand-père paternel a brisé la main gauche de son épouse avec un marteau, cinq nuits après le mariage. Mon père a balafré le visage de ma mère avec ses ongles, une semaine après. Mais vous connaissez ma tribu ! Je ne vous apprends rien...

Nous aurions aimé vous laisser déguster jusqu'à la fin les paroles mielleuses de Larbi, mais une voix me murmure à l'oreille que quelque chose d'extraordinaire est en train de se passer dans la maison de notre héros. Si vous n'avez rien à faire, je vous invite à m'accompagner là-bas. Une curiosité terrible me démange. J'ai envie de savoir. Vous hochez la tête en signe de oui. Alors, allons-y ! Hâtons-nous !

 Nous voici à l'intérieur de l'appartement. Un silence louche règne ici. Ne faisons pas de bruit. Marchons en catimini. Dirigeons nos pas vers cette pièce au fond. Mon instinct me chuchote que c'est là-bas que se déroule la chose. Entrons, la porte est ouverte. Approchons-nous doucement du lit. C'est une femme qui semble dormir profondément. Un sourire rayonnant éclaire sa frimousse. Elle doit être l'épouse de notre héros. Maintenant, nous allons faire un petit tour dans les ruelles moelleuses qui sillonnent sa tête. Nous voici à l'intérieur de sa cervelle. Je vois un écran sur lequel papillotent des images. C'est un film. Regardez ! c'est notre femme ! Dieu ! ce qu'elle est belle ! Elle se promène dans un jardin foisonnant de fleurs et de parfums ensorcelants. Il fait beau. Des gouttelettes d'eau projetées par un merveilleux jet d'eau tombent sur sa peau délicate et la font frissonner agréablement. Un homme l'accompagne. D'une beauté divine. De temps à autre, il cueille une fleur et la lui offre avec des gestes et des paroles qui étourdissent délicieusement sa chair. Elle est heureuse et baigne dans un bonheur savoureux. Est-ce Larbi ? Evidemment non ! Ce n'est pas lui ! La distance est extraordinaire, qui sépare les deux hommes. Mais qui est-il donc ? Ils donnent l'impression de se connaitre depuis très longtemps ! Oh ! mon Dieu ! Voici maintenant un garçon et une fille qui courent vers eux, beaux comme des anges, gambadant les pieds nus sur le gazon épais et moelleux qui recouvre le sol. En criant « Maman ! Papa», ils embrassent la femme et l'homme qui les serrent tendrement contre leur poitrine. Seigneur ! Est-ce possible ? L'épouse de notre héros est mariée à un autre homme ! Mais les enfants ont disparu dans le jardin et j'entends la voix de la femme. Elle demande à son mari: «Chéri ! depuis combien de temps nous sommes mariés maintenant ?» L'homme répond avec un sourire radieux : «Ça fera quinze ans dans deux jours, mon amour ! Souviens-toi, nous nous sommes connus la nuit où ce sanglier a failli te tuer avec sa ceinture ! Je t'ai emportée dans mes bras vers ce jardin, et je t'ai soignée, en couvrant ton corps de roses magiques».