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Crise ukrainienne: La guerre du blé

par Abdelhak Benelhadj

Pendant les guerres, tout devient instrument de coercition entre les mains des protagonistes : images, informations, communication, justice, industries, semi-conducteurs, histoire... et aussi nourriture, alimentation... céréales.

Un pouvoir ne peut s'exercer que s'il dispose des armes à même de servir ses projets.

Depuis l'Antiquité l'arme alimentaire a servi de levier politique. Le siège des villes visait le contrôle de leurs entrées-sorties et surtout l'entrée des denrées alimentaires pour affamer et soumettre les citadins.(1)

Pour que l'alimentaire devienne une arme, il est nécessaire de l'adosser à une puissance militaire qui en concentre l'offre, protège la rareté, le marché et les prix.

Quand le sort de la guerre est en jeu, il n'y a plus de gentlemen. Tous les coups sont permis. Ce sont le vainqueur qui écrivent l'histoire et érigent les tribunaux pour juger les vaincus.

Les criminels de guerre seront dans le box des accusés et non parmi les juges.

Alea jacta est.

LES CEREALES ARMES DE GUERRE

Quelques semaines après le début des hostilités, les céréales sont propulsées sur le devant de la scène médiatico-politique.

Dès le déclenchement de l'« Opération spéciale » russe, le 24 février, sa marine de guerre a pris position sur les rives ouest de l'Ukraine, détruit ses bâtiments et pris position sur la mer Noire. Plus aucun bateau ne pouvait plus arriver ou sortir d'Odessa dont les Ukrainiens ont miné l'accès par mer. Au large, les Russes en ont fait autant.

Le problème est que l'Ukraine ne peut ni importer ni exporter quoi que ce soit par cette voie, notamment les céréales dont elle est un des exportateurs les plus importants de la planète.

D'après de l'Institut de l'élevage Idele, près de 95% des exports de céréales ukrainiennes se font par Odessa, Marioupol, Mykolaïv et Kherson, quatre ports désormais indisponibles.(2)

La Russie est alors mise au pilori. Les accusations pleuvent de tous côtés, avec les mêmes mots, en même temps, avec les mêmes arguments. Parallèlement à la guerre, la bataille médiatique est ouverte, sur tous les fronts, aussi impitoyable que celle des bombes et des missiles. La Russie « envahit » l'Ukraine, tue sa population, menace la paix en Europe, l'équilibre géostratégique et économique mondial. Dans ce réquisitoire, la propagande occidentale y ajoutera la famine dans le reste du monde. C'est de bonne guerre.

L'embargo russe sur le blé ukrainien met en péril la vie de millions de personnes dans le monde qui encourent la famine. Plus précisément le monde des pays pauvres importateurs de blé ukrainien. Ce discours occidental cherche à entamer la sympathie que certains pays (africains en particulier) ont manifestée à l'égard de la Russie en refusant de la condamner à l'ONU. Reprenons les éléments concertés de l'accusation, termes à termes.

LA RUSSIE AFFAME

* Mercredi 30/03/2022. L'américaine Wendy Sherman secrétaire d'Etat adjointe lors d'une réunion du Conseil de sécurité consacrée à la situation humanitaire en Ukraine, le « grenier à blé de l'Europe ». Elle accuse : « La Russie et le président Poutine portent, seuls, la responsabilité d'avoir fait la guerre à l'Ukraine et des conséquences de cette guerre sur la sécurité alimentaire mondiale ».

L'ambassadeur de France à l'ONU Nicolas de Rivière enfonce le clou: « L'agression de la Russie contre l'Ukraine accroît le risque de famine à travers le monde. Les populations des pays en voie de développement sont les premières touchées ». AFP, mercredi 30/03/2022

* J. 26 mai sur franceinfo. Tout en reconnaissant que les prix des denrées alimentaires avaient augmenté de 30 à 40% pour des raisons antérieures à l'invasion de l'Ukraine, Pascal Lamy (ex-directeur général de l'OMC, 2005-2013), avait accusé les Russes d'avoir bloqué l'acheminement des produits vers les pays qui en avaient l'urgent besoin.

* Les Nations Unies. Certains pays d'Afrique subsaharienne et d'Asie, comme le Bangladesh et l'Indonésie, sont « fortement affectés ». La flambée des coûts des intrants agricoles menace les productions et la sécurité alimentaire dans les pays pauvres, confrontés à des prix d'importation record, avertit l'agence des Nations unies dans un rapport publié jeudi 09 juin.

* LA FAO. L'Ukraine est un fournisseur majeur de blé, de maïs et d'huile de tournesol. Cette situation « pourrait menacer de famine 11 à 19 millions de personnes de plus - une famine chronique sur la période 2022-2023 », estimait Boubaker BenBelhassen, directeur de la Division des marchés et du commerce de la FAO.(3)

Samedi 11 juin. Volodymyr Zelensky s'adresse par vidéo au forum sur la sécurité en Asie-Pacifique, le Shangri-La Dialogue, et prévient que, faute d'une reprise des exportations ukrainiennes, « le monde devra faire face à une sévère crise alimentaire, et même des famines, dans de nombreux pays en Asie et en Afrique ». « La pénurie de produits alimentaires mènera inexorablement au chaos politique, ce qui risque de provoquer le renversement de nombreux gouvernements », déclare-t-il aux délégués présents à Singapour pour le sommet, dont le chef du Pentagone Lloyd Austin et le ministre chinois de la Défense. (AFP, S. 11 juin 2022).

* La CNUCED. « La guerre en Ukraine inflige de terribles souffrances au peuple ukrainien et a augmenté le risque de faim et de famine pour des dizaines de millions de personnes qui sont sur le point de devenir ou sont déjà en situation d'insécurité alimentaire », écrivent Michelle Bachelet, haute-commissaire de l'ONU aux droits de l'homme, et Rebeca Grynspan, secrétaire générale de la Cnuced, organe des Nations unies chargé du commerce et du développement.(4)

* Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, lundi 20 juin, dresse à son tour un réquisitoire sévère. « On ne peut imaginer que des millions de tonnes de blé restent bloquées en Ukraine quand le reste de la population mondiale souffre de la faim. C'est un véritable crime de guerre », déclare-t-il à Luxembourg avant une réunion des ministres des Affaires étrangères de l'UE.

* Liz Truss, la cheffe de la diplomatie britannique en visite à Ankara prévient qu'un blocage prolongé des ports ukrainiens de la mer Noire pourrait avoir des conséquences gravissimes sur l'alimentation dans de nombreux pays qui dépendent du grenier à céréales ukrainien et des engrais russes. « Cette crise est urgente et doit être réglée d'ici un mois, faute de quoi les conséquences pourraient être dévastatrices », déclare-t-elle, accusant le président russe Vladimir Poutine d'« utiliser la faim comme une arme » dans ce conflit. (AFP, Jeudi 23 juin.).

* La crise alimentaire mondiale déclenchée par la guerre en Ukraine va faire des millions de victimes en rendant de larges populations plus vulnérables aux maladies infectieuses, au risque de déclencher une nouvelle crise sanitaire, s'alarme de son côté le responsable du Fonds mondial, organisation de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose.

* « La Russie doit cesser de jouer avec la faim dans le monde ». « La Russie doit cesser le blocus des ports de l'Ukraine et cesser de détruire les infrastructures de stockage en Ukraine », renchérit la ministre française des Affaires étrangères Catherine Colonna.

* « Aujourd'hui, il faut dire la vérité, si nous ne trouvons pas la solution pour acheminer les céréales, c'est la Russie qui portera la responsabilité de la crise alimentaire » accuse le S. 09 juillet, Gérard Larcher, le président du Sénat français en direct de Kiev où il séjourne à la tête d'une importante délégation.

A quelle solution pense-t-il au juste ? Nous y reviendrons plus loin.

La Russie est accusée d'exercer un chantage sur les pays importateurs. « Soit vous vous aligner sur la position russe et refuser de vous engager au côté de l'Ukraine, soit vous mourrez de faim ». (Thierry Pouch, chef de service à la chambre d'agriculture à Paris, mercredi 15 juin 2022). La Russie dispose du « Pouvoir de vie et de mort sur un certain nombre de pays ».          Des « Pays mis en joue ». (D. Pujadas, LCI, mercredi 15 juin 2022).

Raphaël Glucksmann développe sur BFMTV le même jour, le même argumentaire. « Voilà comment l'Occident s'est laissé endormir en quelques années et laisser la Russie faire du blé une arme géopolitique ». « Conséquences : les populations de ces pays sont menacées par la famine et sont obligées de migrer et de finir sur les côtes des pays occidentaux. »

G. Bush senior a été vice-président sous la présidence R. Reagan de 1980 à 1988 puis président de 1988 à 1992. Personne n'évoque sa carrière à la CIA qu'il avait dirigée sous G. Ford en 1976. Mais V. Poutine, lui, demeure tous les jours un membre du KGB de l'époque où il était officier à Dresde lors de la chute du Mur.

Avec la crise ukrainienne son image va passer un cap : il va rejoindre la galerie des monstres que l'histoire occidentale raconte aux enfants indociles. Désormais, son portrait est à côté de ceux de Hitler, de Staline, de Vlad Tepes, de Caligula... On entend à nouveau les déclamations teintées de religiosité comme à l'époque de l'inénarrable prédicateur millénariste Billy Graham qui convoquait, devant des foules en délire, la lutte du Bien contre le Mal absolu. L'époque soviétique revient au galop et la langue de nombreux journalistes se prend les pieds dans le tapis. Le journaliste Vincent Hugeux y va franco. « C'est un héritage soviétique en Russie qui a déjà utilisé l'arme de la faim. Staline l'a utilisée entre 1931 et 1933 : Holodomor (famine en ukrainien), l'extermination par la faim de paysans qui refusent la collectivisation forcée ».(5)

D'autres éléments s'ajoutent et prennent un caractère d'urgence. Une confusion est sciemment et systématique confortée entre les intérêts ukrainiens et ceux des pays en développement importateurs de céréales avec une transitivité partout répétée.

- La récolte pourrit dans les silos bombardés.

- La prochaine ne pourra être stockée.

- L'Ukraine est le « grenier à blé de l'Europe. »

- Son blé est bloqué par la marine de guerre russe.

- Il ne peut être exporté vers les pays du sud qui en ont le plus besoin.

- Il est craindre des révoltes de la faim similaires au « Printemps arabe ».

- La guerre russe fait flamber les prix des denrées alimentaires...

LA RUSSIE VOLE

Elle est donc accusée de priver les pays pauvres importateurs de ces biens essentiels avec un grave risque de famine et de déstabilisation politique de ces pays. Kiev l'accuse de plus de « voler le blé ukrainien » et de le fournir, par exemple, à la Syrie.

La preuve serait apportée par des images satellites fournies par une société privée américaine (Maxar, basée à Westminster dans le Colorado) qui couvre le conflit depuis le début et informe les médias et les Etats (y compris Washington). Une des facettes du conflit : la privatisation de la guerre. Cette information est abondamment relayée par les médias occidentaux mondialisés qui couvrent le conflit.(6)

Moscou aura beau contesté ces accusations et mettre au défi d'apporter les preuves de ce détournement. Elle est totalement inaudible à l'Ouest. Rien que de plus normal : dès le début des hostilités, chaque belligérant interdit les médias de l'adversaire pour contrôler la relation du conflit, avec un avatar de l'ennemi pour crédibiliser la libre expression des points de vue.

Après l'accord obtenu le 22 juillet, très curieusement l'Ukraine aurait renoncé aux milliers de tonnes de céréales qui lui auraient été volées par les Russes.(7)

Etrange ! Comment le vindicatif Zelensky peut-il volontiers se laisser dépouiller des biens de son pays et de son bon droit ?

- La Russie brûle les champs de blé ukrainiens quand elle ne peut pas le voler.

Le président ukrainien, qui a souvent recours à un langage imagé, a déclaré que les Russes étaient si mauvais et si désireux de détruire qu'ils semblaient venir d'un autre monde, « des monstres qui brûlent et pillent, qui attaquent et sont déterminés à tuer ». Des images complaisamment dévoilées par la Maison Blanche montrent ce qu'un responsable américain a décrit comme des dégâts causés à des installations de stockage de grain dans l'est de l'Ukraine. Les deux images en noir et blanc montrent de longs bâtiments rectangulaires situés dans l'est de l'Ukraine, d'abord intacts en janvier, puis présentant des toits endommagés par ce qu'une légende nomme « cratères d'impact » en mars.    Les États-Unis affirment avoir des informations selon lesquelles les forces russes endommageaient de manière répétée les installations de stockage de grain en Ukraine. « À la fin mars, au moins six installations de stockage de grain ont été endommagées par ces attaques », a-t-il déclaré. (Ouest France, 1er avril 2022) S. 09 juillet 2022. Le ministre des affaires étrangères ukrainien participant à distance à la Conférence du G20, lance à ses homologues : « Les troupes russes ont incendié des champs de céréales dans la fertile plaine région ukrainienne de Zaporijia.       

Souvenez-vous de cette image chaque fois que les Russes disent qu'ils se soucient de la sécurité alimentaire mondiale. Des millions de personnes à travers le monde seront confrontées à la faim parce que la Russie a lancé une guerre brutale contre l'Ukraine. »

Ce message est accompagné d'une photo sans qu'il soit possible avec certitude, de situer le lieu, la cause, les auteurs et les circonstances.

LA RUSSIE MENT

Il est un principe sur lequel tous ceux qui observent les conflits s'accordent.

Le subterfuge, le mensonge, la duplicité, l'intox, la désinformation, la propagande... sont des instruments consubstantiels de la guerre.

Que la Russie mente, que les Etats-Unis mentent, et ils mentent aussi, ils sont en guerre, (foin des contorsions sémantiques autour de la cobelligérance), où est le motif de scandale ?

Pour que les céréales ukrainiennes puissent être vendues à ses clients et quitter la mer Noire, la Russie exige que les sanctions soient levées sur l'exportation de ses propres céréales.

Les pays occidentaux protestent en prétendant que la vente de produits alimentaires russes ne sont pas sous embargo et traitent les Russes de menteurs. « Les sanctions européennes imposées à la Russie ne visent pas les produits agricoles et les engrais. Elle peuvent être vendues, achetées, exportées », a insisté Josep Borrell. Les Etats-Unis, très tôt, ont initié cette campagne. Leur Secrétaire d'Etat, de Bali lors du G20, accuse et réfute que quiconque interdise à la Russie de vendre ses produits.

« Aucune sanction européenne ou américaine ne touche l'alimentation. » Sous-entendu : la Russie ment quand elle affirme que les sanctions lui interdissent d'exporter ce qui est nécessaire à l'alimentation des pays qui en auraient besoin (céréales, engrais...). (E. Macron : conférence de presse, G7, en Bavière 28 juin 2022.)

En même temps, on retire par avance à la Russie toute possibilité de défense.

C'est le jeu. Le problème est que ces accusations de mensonge se sont retournées peu à peu contre les accusateurs.

Qui a menti ? Qui est responsable de la flambée des prix ?

A demi-mot, E. Macron reconnaît que le blocage du système Swift nécessaires aux intermédiaires pour l'acheminement de ces produits devra être rétabli.

Mercredi 30 mars 2022. Très tôt, la Russie a protesté contre l'inflation dont elle avait été accusée. Vassily Nebenzia, représentant russe au     Conseil de sécurité, s'en était défendu : « les véritables raisons des graves turbulences sur les marchés mondiaux de l'alimentation ne sont en aucun cas dues aux agissements de la Russie, mais plutôt à l'hystérie incontrôlée des sanctions lancées par l'Occident contre » Moscou. (AFP, op. cit.)

- La spéculation sur les marchés (« les prophéties autoréalisatrices », amplifient traditionnellement les variations des prix, accentuent la volatilité et sont le plus souvent accompagnées par des manipulations de l'information, impossibles à contrer, tracer, vérifier et à sanctionner).

Il a suffi de la signature d'un accord sur le blé vendredi 22 juillet à Istanbul pour que les prix du blé s'effondrent à Chicago.

Il a suffi de quelques missiles russes le samedi 23 sur Odessa pour qu'ils se soient fortement redressés(8) lundi 25 juillet. Les Russes passent un message à l'intention des Ukrainiens et de leurs soutiens : l'accord signé ne porte que sur les céréales. Aucune liberté ni répit ne seront concédés à l'armée ukrainienne.

https://www.sudouest.fr, S. 21 mai 2022

E. Macron avait d'ailleurs confirmé la nuisance des agioteurs et s'en était indigné, lors d'une conférence en marge de la clôture du G7, mardi 28 juin 2022 :

« Il y a des spéculateurs qui s'enrichissent sur notre dos, spéculent et font flamber les prix du pétrole et du gaz. Pourquoi ? Parce que la Russie a décidé de lancer une guerre et que nous nous avons décidé que nous devions aider à protéger l'Ukraine. »9

C'est-à-dire en bloquant les exportations et les revenus extérieurs de la Russie qui exporte pétrole gaz et... céréales10. Ce qui revient à reconnaître que plus que la guerre, occasion saisie par les spéculateurs pour s'enrichir, ce sont surtout les sanctions, en raréfiants les produits exportés, qui sont la cause de l'inflation.

Est-il besoin de rappeler que les marchés mondiaux ne sont pas dominés par la Russie et que ce n'est pas à Moscou que sont cotées les céréales mais à Chicago ?

La rhétorique du président français est (comme d'habitude) acrobatique mais d'une transparence limpide pour ceux qui prennent le temps d'en suivre les arabesques : « la flambée des prix qui menace l'économie mondiale est due aux spéculateurs sur les marchés. Mais, ce déchaînement spéculatif n'aurait jamais eu lieu si la Russie n'avait décidé d'attaquer l'Ukraine et si nous n'avions pas décidé de la soutenir en sanctionnant sans discernemnt la Russie... »

Est-ce plus clair ?

A noter que la guerre en Ukraine a aggravé la crise céréalière mondiale (plus sur le maïs d'ailleurs que sur le blé). Elle ne l'a pas créée. Une tension sur les prix était déjà là en novembre 2021. La cause : la crise climatique. La sécheresse qui touche les Etats-Unis (et l'Amérique du Sud : el Nina)

Jeu de passe-passe.

Les Swift des vendeurs russes sont bloqués, et l'assurance ne couvre pas les bateaux travaillant avec la Russie - comment peut-on dire alors que les sanctions n'y sont pour rien?

Il est vrai que les céréales russes ne sont pas officiellement sanctionnées, mais les bateaux qui les transportent (a fortiori s'ils sont russes), l'entrée (interdite) qui leur est signifiée dans les ports européens et les assurances qui couvrent leurs activités ainsi que les banques russes qui s'occupent des transactions et du paiement en retour des ventes, sont sous sanctions occidentales.

Pas de sanctions officielles, mais de vraies sanctions réelles.

Comme nous le signalions plus haut, reconnaître que les Russes ne peuvent exporter leurs produits alimentaires, reviendrait ipso facto à reconnaître que ce n'est pas la « guerre » qui est à l'origine du désordre du monde, mais bel et bien les sanctions infligées.

Il en est de même de la dette russe. Moscou qui n'est pas en état d'honorer sa dette (aussi faible soit-elle). Les agences de rating la déclarent défaillante. Cela ne prête pas à conséquences parce que les Russes n'ont pas besoin de financement extérieur. Qu'en est-il au juste ? Les Etats-Unis ont interdit à la Russie d'utiliser ses réserves (plus de 300 Mds$) bloquées dans les banques occidentales. C'est un peu comme si votre banquier vous interdisait d'accéder à vos comptes et déclarait à la cantonade votre insolvabilité, ruinant la réputation de votre signature.

Une combine de mafieux. Bien rodée tout au long des années 1930.

On peut alors comprendre que la Russie se défende d'affamer le monde et qu'elle en accuse à son tour les Occidentaux qui lui interdisent d'exporter ses céréales.

- Lors de sa visite à Moscou le 02 juin, le président sénégalais de l'Union Africaine l'avait bien compris et avait demandé que les sanctions soient levées sur le blé russe et aussi sur les engrais dont la Russie est le principal exportateur mondial.

Les accusateurs de mensonges ont fini par manger leurs chapeaux. Cependant, MM. Blinken, Borrell, Macron... ont laissé le soin à leurs médias de convenir que la Russie a fini par obtenir ce qu'on refusait de lui concéder dans la mesure où on prétendait ne rien avoir à lui concéder.

La parade des acrobates qui se couchent avec panache.

Dès le 20 juillet, la Commission européenne proposait aux 27 de revenir sur certains gels de fonds des banques russes sanctionnées, afin de faciliter les échanges agricoles.11 Parmi celles-ci, de grandes banques systémiques comme Okritye FC Bank ou des acteurs publics comme Vnescheconombank, une banque de développement de la Fédération de Russie.

Elle proposait aussi d'autoriser l'accès de banques russe à la plate-forme Swift d'échanges interbancaires. L'objectif est de permettre « l'achat, l'importation ou le transport » de produits agricoles et alimentaires, « y compris le blé et les engrais ».

Ces décisions font l'objet d'un mémorandum qui engage les pays occidentaux à n'appliquer aucune sanction (ce qui montre bien qu'il y en avait) au commerce des céréales et des engrais exportés par la Russie. C'est là une condition russe pour que l'accord trouvé le 21 juillet soit entériné.

On comprendra que ces « assouplissements » auxquels s'ajoute la restitution par Siemens de la turbine réparée nécessaire au fonctionnement de Nord-Stream 1, aient énervé le président ukrainien. De peur que, lassées, les opinions publiques européennes pressent leurs gouvernants de réduire ou d'abandonner la cause ukrainienne.

Pour ce qui concerne l'inflation affectant les produits agricoles, il y a des causes qui n'ont pas été mis en évidence et qui sont en lien direct avec la crise ukrainienne en provocant :

1.- La multiplication des stocks alimentaires dans le monde. Des pays se sont protégés en urgence contre la rareté prévisible des produits agricoles. Par exemple, la Chine détiendrait (en juin 2022) 62% des stocks mondiaux de maïs, 60% des réserves de riz et 50% des réserves de blé.12

2.- L'arrêt des exportations (17% des échanges internationaux). 18 pays ont adopté ces mesures pour protéger leurs populations.

C'est le cas de l'Inde dès la mi-mai. Ce pays est confronté depuis deux mois à des vagues extrêmes de chaleur : le pays a connu le mois de mars le plus chaud de son histoire, et la canicule s'est poursuivie avec des températures parfois supérieures à 45 degrés. Le gouvernement indien avait indiqué que ces conditions climatiques allaient entraîner, pour la première fois en six ans, une baisse de la récolte de blé, d'au moins 5% par rapport à 2021. Quelque 110 millions de tonnes avaient été récoltés l'an dernier. (AFP, S. 14/05/2022).

3.- Les agriculteurs en période de hausse des prix de l'énergie préfèrent produire du biodiesel et des biocarburants que de vendre leurs productions, ce qui réduit leur disponibilité sur le marché.

Toutes ces décisions conjuguées ont aussi contribué à favoriser l'inflation.

REVENONS AUX REALITES.

En Europe, médias et politiques brouillent les cartes. L'expression « l'Ukraine, grenier à blé de l'Europe » n'est pas exacte.

1.- Parce que cette expression a été forgée à une époque où l'Ukraine l'était effectivement, mais de l'« Europe orientale », pas de l'actuelle Union Européenne qui permet à ses dirigeants d'abuser leurs citoyens en leur faisant croire que la liberté de l'Ukraine est essentielle pour leur alimentation et conforter le slogan : « ils se battent pou nous ! » Plus bas nous verrons que cet embrouillamini n'est pas totalement inexact.

2.- Parce que l'Ukraine et la Russie se partagent des marchés qui méritent d'être éclaircis.

2.1.- L'Ukraine n'est que le 5ème exportateur mondial de céréales (8.97%), (20 millions de tonnes) 4.1 Mds$ en valeur. Quand on parle des 20 millions de tonnes de blé ukrainien, il s'agit en fait de seulement 6 millions de tonnes de blé et surtout de 14 millions de tonnes de maïs.

2.2.- Mais c'est la Russie qui en est le premier exportateur (19.5%)13

Exemple : L'Égypte, principal client des géants mondiaux du blé achète 32,1% de son blé à la Russie et 26,4% en provenant à l'Ukraine.14

Graphique montrant les pays dont la part des exportations de blé provenant de Russie et/ou d'Ukraine dépasse les 50%, en 2021, d'après les données de la FAO (AFP, mercredi 16/03/2022)

La Russie est premier exportateur d'engrais. Les agriculteurs européens et américains se plaignent de ne plus recevoir de fertilisants russes.

Pour la première fois depuis 1917, la Russie exporte du blé, à la fois grâce (ou à cause) du réchauffement climatique qui augmente les surfaces cultivables et aussi à cause des sanctions occidentales décidées depuis 2014 devant punir la Russie la poussant à produire et à devenir autosuffisante jusqu'à occuper le rang de premier producteur et exportateur du monde de blé.15 La production russe est passée de 30 millions de tonnes en 2000 à 80 millions en 2021. La récolte 2022 s'annonce exceptionnelle (entre 88 et 90 millions de t.).

L'Ukraine, en revanche, est le premier exportateur de maïs, 24.6 millions de tonnes. C'est aussi le premier exportateur mondial de tournesol (5.1 millions de tonnes en 2021).

La production ukrainienne (20 millions de t. de blé) est cependant plus faible que celle de l'an dernier (32 millions de t.) et de maïs de 27 millions de t. contre 40 millions de t. l'an passé.16

L'arme de la faim est une invention américaine.

Sans doute l'emploi de cette arme remonte loin dans l'histoire.

Les Romains l'ont utilisée pour vaincre et détruire Carthage en 146 avant J.-C.17

Mais dans son intelligence et son usage, c'est bel et bien en Occident qu'il a été élevé au stade d'arme sophistiquée. Les Etats-Unis en ont planifié et perfectionné méthodiquement l'usage.

Le Lieber Code de 1863, publié par le président Abraham Lincoln pour donner des instructions à l'armée de l'Union sur les limites des hostilités, stipule qu'il est « légal d'affamer le belligérant hostile, armé ou non », précisant que les civils en fuite peuvent être refoulés dans un lieu assiégé « afin de hâter la reddition ». Le ministère américain de la Défense n'a renoncé officiellement à cette position juridique qu'en 2015. Les États-Unis sont allés jusqu'à appeler leur effort d'encerclement de la patrie japonaise en 1945 « Operation Starvation » (littéralement « Opération famine »). (Idem)

Les pays pauvres n'ont pas attendu la crise ukrainienne pour souffrir de la sous-alimentation, de la malnutrition et de la faim.

A la fin des années 1970, Sophie Bessis a dressé un bilan irrécusable.

C'était l'époque où les pays en développement étaient tributaires « des grands fournisseurs de denrées alimentaires, quatre seulement : Etats-Unis, Canada, Australie et Argentine qui exportent plus des trois quarts des céréales vendues chaque année dans le monde. »18

Mettant en évidence les liens de causalité, elle explique : « C'est dans l'histoire de la période coloniale et dans l'exploitation des masses paysannes du tiers-monde qu'il faut chercher les origines des la pénurie alimentaire actuelle. C'est par une remise en cause radicale des processus de développement choisis depuis les indépendances, et par la promotion d'une politique agricole axée sur la satisfaction des besoins alimentaires intérieurs, que les pays dominés pourront rendre inefficaces le chantage à l'alimentation. »

Après 1492 le monde fut jeté en pâture aux Empires européens : espagnol, portugais, anglais, français, néerlandais... Où sont donc, puisque l'influence grandissante (en Afrique notamment) de Moscou et de Pékin provoque des cris d'orfraies, les Empires coloniaux russe ou chinois ?

Fin 2021, près de 200 millions de personnes dans le monde souffraient d'insécurité alimentaire aiguë.

Le système agro-industriel dominé par les machines transnationales occidentales fait baisser la qualité des produits, la biodiversité et accroît la dégradation des milieux naturels.

Son développement dans les pays du nord se répercute sur les pays du sud. Il provoque la destruction de la forêt intertropicale (Amazonie, Indonésie, Afrique Centrale...). Beaucoup de ces forêts poussent sur des paléosols qui sont érodés et irréversiblement perdus.

Produire pour vendre et non pour consommer. La marchandisation des produits agricoles et des terres, la substitution des produits destinés à la l'exportation (banane, cacao, agrumes...) au détriment des cultures vivrières ont créé des dépendances et accru les importations de céréales. La promotion des agrocarburants a entraîné une très forte augmentation de la production d'éthanol de maïs qui est soit affecté à la production d'énergie soit à la consommation du bétail ce qui accroît celle des protéines animales.

Ce système mondialisé est une machine à fabriquer de la dépendance et de la pauvreté. Les subventions à l'exportation des produits occidentaux combinées avec la pression pour l'ouverture des frontières douanières des pays pauvres réduit leur capacité à conférer à leurs produits la moindre compétitivité et ruinent les producteurs locaux.

Ces questions demanderaient de longs développements qui dépassent le cadre de cet article. On peut néanmoins évoquer un aspect qui l'illustre de manière caricaturale : l'écrasante domination des semenciers occidentaux sur l'agriculture et plus particulièrement sur la céréaliculture mondiale.

? Monsanto (États-Unis / Allemagne depuis l'acquisition par Bayer (entreprise)) ;

? Pioneer Hi-Bred (filiale de DuPont de Nemours, États-Unis) ;

? Syngenta (Suisse / Chine depuis l'acquisition par ChemChina) ;

? Limagrain (coopérative française non liée à un groupe chimique).

Trois multinationales occidentales (Monsanto, DuPontDow et Syngenta) règnent sur 55% du marché mondial des semences.19 CQFD

Le verdict de J. Attali sur cette question est sans appel.

« C'est un cartel plus dangereux que les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) qui sont en train de maîtriser les instruments de prédiction, déclare-t-il lors d'un passage à Genève en 2017. Les GAFA s'approprient nos données, mais les groupes qui vendent les semences s'approprient la vie. » (Le Temps, idem)

Qui menace qui au juste ?

Changement de régimes alimentaires

Les pays occidentaux ont peu à peu poussé et habitué les Africains et les Asiatiques à consommer du blé. Cette dépendance culinaire a organisé leur dépendance à l'égard des machines agro-industrielles fortement consommatrices d'engrais et de produits chimiques.

Inversement, ces pays ont délaissé leurs céréales traditionnelles : le mil, le sorgho, le fonio ou encore le teff, dont les qualités nutritives n'ont rien à envier aux graines occidentales ou asiatiques.

Ces céréales sont adaptées aux régimes alimentaires africains et asiatiques, mais aussi à leurs bioclimats peu consommateurs de ressources, l'eau en particulier (à l'exception des rizières sous les latitudes qui conviennent à sa culture).

Le plus intéressant est que le millet par exemple devient en Europe le nec plus ultra de la consommation « bio ».

ACCORD QUADRIPARTITE DU 21 JUILLET

Cet accord a une histoire. Avant d'y arriver plusieurs options avaient été envisagées.

Tout d'abord le train via la Roumanie. Un bateau transporte 60 000 tonnes équivaut à la capacité de transport ferroviaire de 50 trains.

Mais très vite s'est posé le problème d'écartement des rails. Héritées des normes de l'époque soviétique, les rails ukrainiens sont 8.5 cm plus larges que les normes européennes.

Un transbordement s'impose alors à la frontière entre Ukraine et Roumanie, ce qui exige du temps à raison de 2h par wagon qui engendre un gigantesque bouchon.

Or, les exportations de l'Ukraine portaient sur 20 millions de tonnes de blé avant la nouvelle récolte qui arrivait début juillet.

La mise aux normes européennes de la ligne de chemin de fer concernée a été chiffrée par le ministre ukrainien de l'infrastructure entre deux et trois milliards de dollars dans un temps qui n'a pas été précisé (LCI, S. 18 juin 2022).

Or, la situation actuelle accuse un déséquilibre entre l'offre et la demande à l'échelle mondiale de l'ordre 30 millions de tonnes.

Le transport maritime était incontournable. Il fallait donc trouver un accord entre la Russie, l'Ukraine et la Turquie qui contrôle les détroits et qui est de surcroît partie prenante dans le commerce des céréales dans la mesure où elle en importe de Russie.

Avec deux limites :

- Les Russes craignent que cela permette au Ukrainiens de recevoir une aide militaire extérieure.

- Les Ukrainiens ne veulent pas déminer leur port de crainte que les Russes en profitent pour les attaquer.

Russes et Turcs étaient tout à fait disposés à garantir l'acheminement des exportations ukrainiennes vers ses clients.

J. 09 juin, le chef de l'Etat sénégalais Macky Sall, président en exercice de l'Union africaine, a appelé au déminage du port après avoir reçu l'assurance du président Vladimir Poutine que la Russie n'attaquerait pas.20

La confiance règne.

Certes, la Russie conditionne la levée de son blocus par la levée des sanctions occidentales sur le blé russe. Comment Moscou peut-il consentir à aider à ce que l'Ukraine exporte son blé et pas le sien. De plus, la Russie tenait au contrôle militaire strict des entrées-sorties d'Ukraine.

L'Ukraine refuse de retirer les mines qu'elle a posé pour se protéger d'une éventuelle attaque russe de la ville d'Odessa.21 Or, une telle attaque est irréalisable. Les Russes ne disposent des moyens de débarquement à même d'accomplir avec succès une telle opération (similaire au débarquement en Normandie en juin 1944 dit un général français)22.

La question revient alors à se demander : quels sont réellement les objectifs de l'Ukraine et de ceux qui la soutiennent ?

Zelensky répond : « Nous sommes prêts à parler avec le monde civilisé. Nous voulons un couloir de transport sûr composé de navires de nos partenaires pour transporter notre production agricole. » (LCI, S. 11 juin 2022).

Traduction : il faut une intervention militaire de l'OTAN ou de quelques uns de ses membres pour casser le blocus d'Odessa. Cette opération, cela tombe sous le sens, n'aura pas seulement pour but de libérer la route maritime nécessaire à l'exportation des céréales ukrainiennes.

Il s'agit bien d'« Une opération militaire humanitaire et non une opération humanitaire militaire » (LCI, idem) précise Philippe de Lara, maître de conférence à l'université Panthéon-Assas partisan d'une intervention militaire occidentale, par-delà le problème des céréales23.

Pour que cette opération soit réalisable, expliquait-il, il faudrait la légitimer par la demande expresse et la présence de pays importateurs pauvres, par exemple celle de l'Egypte, qui la justifieraient ainsi par son urgence et son caractère humanitaire. Ce chercheur concède que le risque d'escalade est possible...

Cela revient en fait à faire ce que demandait Kiev (et quelques membres de l'OTAN) depuis le début de l'intervention russe : impliquer militairement et directement l'OTAN dans le conflit.

Ce que refusent les pays occidentaux dans la mesure où cela revient à déclencher une guerre mondiale avec les conséquences incalculables que cela pourrait entraînerait l'échelle mondiale.

Un préalable (au moins) devrait être satisfait pour cela : le viol de la Convention de Montreux de 1936 respectée par Ankara.

Tout cela dépasse largement, chacun l'aura compris, la simple question de la vente de céréales.

L'accord du 21 juillet supprime les trois contrôles successifs (ukrainien, russe et turc), avec un centre unique de coordination à Istanbul (dans lequel chaque partie est représentée + un représentant de l'ONU).

Même les bombardements russes de Odessa ne semblent pas le remettre en cause.

LA TURQUIE AU COEUR DU JEU.

C'est à Istanbul que Russes et Ukrainiens négocient et que la Turquie occupe le devant de la scène diplomatique.

Les observateurs européens font régulièrement mine de s'étonner de voir la Turquie siéger comme n'importe quel autre membre de l'OTAN. Les Occidentaux qui ont de la mémoire un usage ségrégationniste et qui n'ont pas oublié la chute de Byzance (mai 1453) et les sièges de Vienne (1529 et 1683), s'interrogent : Que viennent donc faire les descendants de Mehmed II parmi nous ? A la suite de quel accident fortuit ces « gens-là » ont-ils été admis dans nos rangs et leurs soldats côtoyant les nôtres ?

Ils n'ont pas tort.

Ankara est entrée dans l'OTAN à une autre époque (1952), dans un autre contexte où le monde civilisé pactisait avec le « terrorisme islamiste » (dès février 1945) contre le danger bolchevik.

Expérience de pensée rétrospective. Si aujourd'hui l'entrée de la Turquie dans l'OTAN devait être examinée, la réponse serait similaire à celle qu'elle a obtenu des Européens : au mieux, elle piétinerait pour une durée indéterminée au seuil de l'Union.

Certains membres de l'OTAN observent avec amertume le veto de la Turquie conditionnant l'entrée de la Finlande et de la Suède et interrogent avec regret ces étrangers parmi eux. Un peu comme s'ils y étaient entrés par effraction ou par inadvertance. Un accident malheureux de l'histoire.

Et dire que les Turcs osent prétendre que leur armée est la plus importante de l'OTAN. Le fait est qu'ils n'ont pas tort.

La Turquie se venge d'être ainsi traitée comme un vilain petit canard égaré, une pièce rapportée perdue dans un monde qui n'est pas, qui ne peut être le sien.

Ni les Etats-Unis, ni les Européens, sous strict contrôle israélien, via leurs puissants réseaux en Amérique du nord et en Europe, n'ont conservé le moindre crédit au Proche-Orient. Leur parole est démonétisée et ils ne sont plus tenus pour des interlocuteurs fiables.

Et comme personne ne veut négocier avec les Israéliens... (pas même ceux avec qui ils ont échangé furtivement des ambassadeurs, à l'insu de leurs peuples et dont on peut raisonnablement interroger la légitimité démocratique).

Aujourd'hui, la Turquie occupe un espace vide, un espace déserté par les maladresses, l'incompétence, le bellicisme, le parti pris des pays occidentaux qui ont manqué d'intelligence géostratégique, se plaignant par la suite de le voir occupé par d'autres...

Ankara est à la frontière géostratégique de nombreux mondes : l'Europe et l'Amérique, l'Asie proche et lointaine, la Russie, l'Iran, les anciennes républiques socialistes soviétiques musulmanes d'Asie Centrale... un acteur majeur et incontournable des crises du Proche Orient.

Et c'est aussi un pays qui manque de pétrole, de gaz, de céréales...

Le gouvernement Erdogan affronte de prochaines élections à la rentrée dans de très bonnes conditions, malgré des difficultés économiques qu'il ne peut nier. Qui peut prétendre (au Royaume Uni, en Italie, aux Etats-Unis ou en France) en être épargné ?

Des journalistes se gaussent du « dictateur » et de l'« islamiste » Erdogan et de son régime. Mais qui pourrait se prévaloir d'un meilleur bilan alors que la plupart des exécutifs occidentaux chutent les uns après les autres et, qu'en septembre, d'autres se préparent à une rentrée incertaine.

HYPOCRISIE. L'UKRAINE ET L'AGRO-INDUSTRIE EUROPEENNE.

Contrairement au discours moralisateur partout diffusé par le système politico-médiatique occidental, si les Européens tiennent tant à l'exportation des céréales ukrainiennes ce n'est pas pour lutter contre la faim dans le monde que les méchants Russes allaient déclencher.

L'Europe tient aux céréales russes et ukrainiennes. Comment expliquer autrement tout ce tamtam assourdissant sur les pauvres africains qui vont mourir de faim, déclencher des révolutions « colorées » et « fruitées » et déverser en Europe les centaines de milliers de migrants à venir.

Quelques statistiques suffisent à remettre les idées en place et renseigner sur l'extrême générosité de l'Europe.

L'Ukraine représentait plus d'un tiers du commerce mondial d'huile de tournesol en 2021. L'Europe dépend pour 80% de l'importation de graines de tournesols ukrainiennes. Les importations en provenance d'Ukraine se sont arrêtées après le début de la guerre. Il n'y a plus de tournesol et quand il y en a, il est hors de prix, y compris pour les produits de substitution comme le colza et les autres oléagineux (https://www.euractiv.com/) .

La Russie est le principal pays de provenance du blé européen. Au 3 avril 2022, 404 162 tonnes sont entrées dans l'UE depuis la Fédération, ce qui correspond à 20,9% des importations de blé européennes. L'Ukraine arrive en deuxième position avec 328 581 tonnes, soit 17% du total.

Le plus gros importateur de blé, sous toutes ses formes, est l'Italie. Sur cette période, Rome a reçu au total 1 461 903 tonnes de blé, suivie par l'Espagne (464 017) et la Grèce (323 424). Pour le maïs c'est l'Espagne qui en importe le plus avec 4 879 844 tonnes suivie des Pays-Bas (2 264 297 tonnes) et du Portugal (1 152 378 tonnes). A noter que la France a importé 10 650 tonnes de blé et 3 697 tonnes de maïs. Pour les autres céréales comme l'orge, le malt, le seigle, l'avoine ou encore le sorgho, les volumes d'importation sont bien moins importants.

L'Ukraine tient également une place prépondérante dans les importations européennes d'orge (2e avec 79 476 tonnes exportées vers l'UE, soit 11,3% du total), de malt (3e avec 1 257 tonnes exportées vers l'UE, soit 6,3% du total), du sorgho (1er avec 13 250 tonnes exportées vers l'UE, soit 48,7% du total) ou du seigle (1er avec 117 961 tonnes exportées vers l'UE soit 54,4 % du total).

Mais surtout, les Vingt-Sept importent leur maïs en priorité depuis Kiev. Ainsi, entre 2021 et 2022, 6 693 240 tonnes de maïs sont entrées dans l'UE depuis les champs ukrainiens. Cela correspond à 54,8% des importations de maïs dans l'UE (https://www.touteleurope.eu).

RETOUR AUX CONDITIONS INITIALES.

La question alimentaire ne peut s'abstraire du contexte global du conflit en cours. Il y a là un aspect total, systémique dont on ne peut détacher et traiter séparément un volet.

Au mois de mars, des négociations (difficiles) étaient entamées entre Russes et Ukrainiens à Istanbul. Les autorités de Kiev commençaient à envisager, avec contorsions et réserves ce qu'elles avaient refusé de considérer avant le 24 février. A savoir :

1.- La neutralité de l'Ukraine, la non-adhésion à l'OTAN assortie de garanties de sécurité24

2.- L'abandon de la demande d'adhésion à l'Union européenne qui la refusait alors

3.- L'autonomie des régions autonomes du Donbass

4.- La reconnaissance de la russité de la Crimée rattachée à la Russie en 2014.

Mais dès la mi-mars ces tractations ont été interrompues. A la faveur d'une campagne antirusse autour des « crimes de Boutcha » Kiev a rompu radicalement tout lien avec Moscou.

Des observateurs affirment que cette rupture a été ordonnée par Washington qui a convaincu Kiev que la Russie était en voie de céder. Mais le président ukrainien n'en était-il pas convaincu dès le début ?

C'est au cours de ces semaines que les médias uniformes répètent que la fin de la guerre et la victoire de l'Ukraine sont proches.

Les Russes révisent leur stratégie, retirent leurs troupes des environs de Kiev et annoncent concentrer toute leur opération sur le Donbass.

Profitant de ce retrait présenté comme une reconquête victorieuse des armées ukrainiennes, la position de Kiev a sensiblement changé à propos des négociations avec les représentants de Moscou. Désormais, il n'y aura négociation que sous la condition stricte que les Russes retirent toutes leurs troupes d'Ukraine : de la région de Marioupol, de Kherson, de Melitopol, de Berdiansk et de toutes les provinces du Donbass avec la restitution de la Crimée.

Certains Ukrainiens se bercent d'illusions et ajoutent à la liste que la Russie devra renoncer à toutes ses réserves de devises placées dans les banques étrangères pour la reconstruction de l'Ukraine et l'érection d'un tribunal international pour juger tous les Russes coupables de l'agression contre l'Ukraine.

Il ne s'agissait plus de négociations mais d'une sommation en bonne et due forme.

Pourquoi pas ?

Tout semblait créditer cette évolution du front militaire du conflit.

La réponse des Russes a pris du temps. Mais peu à peu leur rouleau compresseur avance inéluctablement, l'Ukraine de Zelensky se rétrécie, ses villes (où les combattants ukrainiens ont cru pouvoir s'y abriter) sont systématiquement rasées, leurs infrastructures détruites, leurs casemates anéanties, leurs soldats d'élites et leurs armes éliminés...

« Des armes, des armes, des armes... » c'est l'appel au secours inlassablement lancé par Kiev à ses soutiens occidentaux pour faire face à la tournure prise par les événements.

Tous les acteurs directs et indirects font leurs comptes, tous leurs comptes, et reconsidèrent peu à peu leurs positions.

En attendant, la confrontation militaire continue. De part et d'autre, les belligérants fourbissent leurs armes et continuent le combat. Les Russes se taisent pour ne pas avoir à s'expliquer sur des objectifs qu'ils n'auront pas déclarés à l'avance. Les Ukrainiens expriment un acte de foi réitéré tous les jours : les armes occidentales permettront de triompher des « envahisseurs ».

En tout état de cause, quel que soit le vainqueur de cette tragédie, ces rétrospections sont utiles à la compréhension du conflit et aux relations internationales qui ne seront sûrement plus les mêmes à son issue et qu'il serait prématuré d'anticiper aujourd'hui.

Notes

1- Le Statut de Rome de la Cour pénale internati

onale de 1998 définit dans l'article 8 (alinéa 25) comme étant un crime de guerre : « le fait d'affamer délibérément des civils comme méthode de guerre, en les privant des biens indispensables à leur survie y compris en empêchant intentionnellement l'envoi des secours prévus par les conventions de Genève ». Les Etats-Unis, la Russie, l'Ukraine... l'Algérie ne sont pas signataires du Statut.

2- https://reporterre.net, 04 mars 2022.

3- Midi Libre, D. 10 juin 2022

4- Franceinfo, le mardi 14/06/2022.

5- La grande famine qui eut lieu en RSS d'Ukraine et dans le Kouban (RSFS de Russie), en URSS, en 1932 et 1933, et qui aurait fait, selon les estimations des historiens ukrainiens (en 2006, dont certains parlent d'Holocauste), entre 2,6 et 5 millions de morts (Wikipedia item « Holodomor »). Ces faits sont contestés par le Kazakhstan et la Russie.

6- Lire « On a traqué les convois russes accusés de détourner le blé ukrainien et d'aggraver ?une crise alimentaire mondiale' »Liselotte Mas - franceinfo le S. 04/06/2022 Mis à jour le mardi

07/06/2022.

7- Selon Pierre Servant, consultant défense, TF1-LCI, L. 25 juillet 2022, 18h21.

8- Les contrats à terme sur le blé à la Bourse de Chicago ont augmenté lundi de près de 4% à 7,86 dollars (7,69 euros) le boisseau, regagnant une grande partie du terrain perdu vendredi, les prix ayant chuté de près de 6% après l'annonce du pacte (Reuters, L. 25 juillet 2022).

9- « Certains producteurs, et beaucoup de spéculateurs, font de l'argent sur le contexte géopolitique. Nous avons des gens qui ont spéculé

sur la guerre, et aujourd'hui nous avons des gens qui font beaucoup d'argent sur la guerre. On appelle ça des profiteurs de guerre », a-t-

il critiqué (BFMTV, mardi 28/06/2022)

10- Lire A. Benelhadj : « Crise ukrainienne : la guerre du gaz » Le Quotidien d'Oran,

11- Cf. « Céréales: Bruxelles rétropédale sur certaines sanctions contre les banques russes. » RFI

(AFP), mercredi 20/07/2022.

12- Comité Catholique contre la Faim (CCFD-Terre solidaire).

13- Observatoire de la complexitéé conomique.

14- https://sciencepost.fr/pays-exportations-importations-ble/, 29 avril 2022.

15- Lire : « Comment l'agriculture russe prospè

re sous les sanctions ». Les Echos, 25 avril 2017.

16- Michel Portier, Directeur Général d'Agritel, société, créée en 2000, de conseil spécialisée dans la gestion du risque de prix dans les filiè

res agricoles et agro-alimentaires.

Les métiers d'Agritel sont l'information, la formation et le conseil.

17- https://www.justiceinfo.net.Tous ceux qui veulent identifier V. Poutine à Josef Staline et à Adolf Hitler, rappellent l'Holodomor, la soumission de l'Ukraine par la famine en 1933, et Le « Hungerplan » allemand qui a fait mourir de faim 4,2 millions de soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale.

18- BESSIS Sophie (1979) : L'arme alimentaire. François Maspero, Cahiers libres, 357, 306 p.

19- Le Temps.ch, vendredi 17 novembre 2017

20- Latribune.fr, V. 10 Juin 2022.

21- Si l'Ukraine démine le principal port du pays, la Russie « voudra attaquer, elle rêve de parachuter des troupes », avait déclaré le porte-parole de l'administration de la région d'Odessa Serguiï Bratchouk. « La flotte russe de la mer Noire fera semblant de se retirer vers la Crimée annexée. Mais dès qu'on déminera les accès au port d'Odessa, la flotte russe sera là » , affirmait-il. Idem

22- Jean-Marc Marill, général français de brigade (LCI, J. 16 juin 2022).

23- Il l'explique clairement dans ses écrits, par exemple un article publié en ligne le 07 mars 2022 : http://www.slate.fr/story/224412/sommes-nous-deja-en-guerre-contre-russie-poutine-otan-ukraine-invasion

24- Malgré les entrechats médiatico-diplomatiques de Von Leyen et de Charles Michel, qui irritent beaucoup de politiques européens, l'adhésion de l'Ukraine à l'UE et à l'OTAN n'est pas d'actualité. Il est entendu que ce renoncement implique une révision constitutionnelle et peut être un référendum. Cependant l'évolution du conflit sur le terrain est en train de rendre complètement caduc ces hypothèses.