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Nous ne savons pas éduquer nos enfants

par Derguini Arezki

Nous avons adopté des formes de vie inadaptées aux moyens de nos sociétés. L'urbanisation accélérée a généralisé la vie de couple sans lui donner les services qui devraient aller avec.

Il faut tout un village pour éduquer un enfant, au sens propre du terme dans la société traditionnelle, au sens figuré dans la société moderne. La mère et l'école ne suffisent pas pour éduquer un enfant. Ils n'ont jamais suffi. La «rue» n'est plus ce qu'elle était. Les enfants formaient une société à part, les plus grands formaient les plus petits, toute la société adulte participait à l'éducation des enfants («contrôle social»). Dans la rude société traditionnelle, les enfants étaient les «derniers de la classe», ils souhaitaient vite grandir, accéder au statut d'adulte, pour bénéficier de ses avantages. Dans cette atmosphère, les enfants qui recevaient peu devaient rapidement apprendre à donner pour recevoir davantage. La vie rude et une morale de l'honneur apprenaient aux enfants à prendre leur place dans la société. Ils étaient de meilleurs «sauvages».

La vie les «dressait» autrement. «Vos enfants ne sont pas vos enfants, dit Kalil Gibran. Ils sont les fils et les filles de l'appel de la Vie à elle-même. Ils viennent à travers vous, mais non de vous. Et bien qu'ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas. Vous pouvez leur donner votre amour, mais non point vos pensées, car ils ont leurs propres pensées. Vous pouvez accueillir leurs corps, mais pas leurs âmes, car leurs âmes habitent la maison de demain, que vous ne pouvez visiter, pas même dans vos rêves. Vous pouvez vous efforcer d'être comme eux, mais ne tentez pas de les faire comme vous. Car la vie ne va pas en arrière ni ne s'attarde avec hier. Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés. L'Archer voit le but sur le chemin de l'infini, et Il vous tend de Sa puissance pour que Ses flèches puissent voler vite et loin. Que votre tension par la main de l'Archer soit pour la joie ; car de même qu'Il aime la flèche qui vole, Il aime l'arc qui est stable.»[1]

Aujourd'hui, les enfants connaissent une adolescence prolongée, mais surtout nous «dressons» des consommateurs. Ce terme de «dressage» que le philosophe allemand Nietzsche ose appliquer aux humains comme s'ils étaient des animaux choque aujourd'hui nos oreilles, mais que fait donc l'école qui tient les enfants, pendant une bonne partie de leur vie, assis sur les bancs de l'école à écouter leurs enseignants ? Cela nous paraît désormais naturel. Mais regardez un enfant avec sa joie de vivre, gambader et sautiller, fière de pouvoir marcher et courir ! Rester assis pendant des heures, sans bouger, sans parler, cela vous paraît naturel ? Il y a des pays où cela ne convient plus. Cela est un encasernement qui n'en est pas un, une discipline qui n'en est pas une.

Dans la Grèce antique, selon l'enseignement de Platon, il y aurait trois classes de citoyens : les magistrats, qui seront comme la tête de la société ; les guerriers, qui en seront comme le cœur, et auront pour fonction de la «défendre» ; enfin les artisans qui par leurs travaux, la feront «vivre». Chaque classe de citoyens aurait une vertu distinctive. La vertu des magistrats est la prudence, celle des guerriers est le courage et celle des artisans la tempérance. Il fallait avoir fait preuve de tempérance, de courage et de prudence pour diriger la société. L'expérience collective, dès l'enfance, distinguera entre les trois catégories de citoyens. Car il faut progresser de l'une à l'autre. La tempérance sans le courage distinguera l'artisan, le courage sans la prudence distinguera le guerrier, la tempérance, le courage et la prudence seront les traits du magistrat et du philosophe. Je ne suivrais pas complètement la philosophie de l'éducation de Platon, mais je retiendrai que ces trois valeurs imprègnent toute la société et que l'esprit guerrier est celui qui les traverse toutes. Il est au cœur de la société.

L'artisan n'en est pas dépourvu, il en a moins besoin. Le magistrat, au travers de ses victoires de guerrier, y a adjoint la prudence, la sagesse. Il guerroie pour la paix. Les sociétés d'aujourd'hui s'ordonnent-elles autrement, mêlent-elles autrement ces valeurs dans leurs croyances ? Comment les artisans pourraient-ils faire «vivre» la société s'ils ne battaient pas du même cœur que celui des guerriers ? Que nous disent les sociétés scandinaves, israélienne et de l'Est asiatique ? Un ordre de combat gagne toute la société. Les sociétés les plus confuses sont les moins ordonnées.

Aujourd'hui nous tendons à réduire la vie de la masse à une expérience de la consommation, de la consommation de loisirs pour les plus avantagés. La classe des guerriers s'est diversifiée, il faut désormais du courage pour entreprendre et sortir de la classe des salariés. Il faut des guerriers pour conquérir des parts de marché extérieur, affronter l'incertitude. Il faut de sages guerriers pour gagner la paix civile et la paix dans le monde.

Nous ne savons pas éduquer nos enfants qui ne savent plus rendre à la vie, aux parents et à la société ce qu'ils ont reçu d'eux. L'esprit de consommation a ensauvagé nos enfants. Celui du salariat l'ensemble de la société. Dans notre confusion, nous ne savons plus produire ni artisans, ni guerriers, ni magistrats. Un «artisan» sans esprit de combat est vite vaincu. Une société qui ne sait pas apprendre aux enfants à donner plus qu'ils ne reçoivent ne peut avoir de fondation solide.

Seule une minorité de couples peut éduquer convenablement ses enfants. Ils peuvent se faire assister par leur famille ou un «village de professionnels». Car c'est d'un village de professionnels qui sache dans quel esprit élever les enfants que leur éducation aurait aujourd'hui besoin. Le quartier ou le village ne sont plus en mesure de jouer la fonction d'éducation et de contrôle social, tant ils n'ont plus de personnalité, de vie qui forme les enfants. Ils n'offrent plus rien aux enfants. Les enfants sont pris dans des groupes hétéroclites qui échappent à une éducation ordonnée. Les écoles recrutent des enseignants qui enseignent à défaut de pouvoir gagner leur vie autrement, ne font plus que leur «travail» et par conséquent le font mal. Les parents ne font plus confiance aux enseignants de leurs enfants : ils empêchent leurs enfants de «progresser». Les enseignants n'ont plus d'autorité, ils sont autant contestés par les élèves que par leurs parents. Les «enfants difficiles», en réalité plus exigeants et plus prometteurs, qui compliquent la tâche de leurs enseignants, finissent par être sacrifiés. Ici commence l'étêtement de la société. L' «école» et la vie ne forment plus d'ordre social, le genre de leaders, de guerriers et d'artisans qu'il nous faut aujourd'hui. Ils ne légitiment plus de hiérarchie. L'«école» ne fait plus partager un esprit, elle participe de l'atomisation de la société. Un véritable dressage est effectué, mais pas pour le meilleur.

Les choses ne vont pas s'améliorer, mais se dégrader. Car le pouvoir d'acheter ne permettra pas à la majorité de la société d'offrir aux enfants les services qu'exige une éducation pour construire un monde meilleur qu'ils habiteront demain. Il le permettra pour une minorité qui ne pourra pas servir d'exemple pour le reste de la société et qui finira par s'isoler ou s'expatrier. A moins que nous distinguions entre notre pouvoir d'agir et celui d'acheter.

Pour beaucoup d'entre nous, il ne fait pas bon vivre chez nous. De miser sur le pouvoir d'acheter, nous conduit à chercher la bonne vie en dehors de chez nous. Car la qualité de vie, que l'on rapporte aujourd'hui à celle de consommateur, n'est pas celle qui donne la joie de vivre, de réussir. Le «capitalisme périphérique difforme» (Kostas Vergopoulos) détruit la joie de vivre de nos enfants au lieu de l'enrichir. La consommation ne comblera pas cette absence de la joie de vivre comme le laisse espérer la vie dans les riches sociétés. Il nous faut placer nos espoirs ailleurs. Il nous faut impérativement dissocier la joie de vivre de la consommation. Les riches sociétés incitent les individus à se distinguer par leur consommation. Nos riches empruntent de leur exemple leur ostentation. C'est à qui portera les marques de la société d'opulence. Ce comportement condamne la société à de nouvelles ruptures. La vie avec sa série de frustrations apparaîtra rapidement insupportable pour la majorité de la société. La consommation chez nous n'est pas un moteur de la croissance, mais de la dépendance aux importations.

Nous avons écarté l'école de la vie, la joie de la vie et nous laissons l'école publique se dégrader pour la majorité de la société et dériver vers la privatisation pour les plus «riches». Les familles, l'école et la société formatent des consommateurs qui finiront déçus pour la majorité d'entre eux. Il faut rendre l' «école» à la vie, la joie à la vie, la joie de donner. La vie est un combat, la joie est une victoire.

Terminons par cette citation de Nicolas Georgescu Roegen qui rejoint celle de Khalil Gibran et la philosophie de l'éthique de Spinoza[2]: «Ce que nous avons dit plus haut du processus économique, à savoir que, d'un point de vue purement physique, il ne fait que transformer des ressources naturelles de valeur (basse entropie) en déchets (haute entropie) est donc parfaitement établi. Mais, il nous reste à résoudre l'énigme du pourquoi d'un tel processus. Et l'énigme subsistera tant que nous ne verrons pas que le véritable produit économique du processus économique n'est pas un flux matériel de déchets, mais un flux immatériel : la joie de vivre.»[3]

[1] Khalil Gibran, le prophète. C'est moi qui souligne.

[2] L'éthique de Spinoza est une éthique de la joie. Elle est fondée sur ce qu'il appelle en latin le conatus (« l'effort ») que fait chaque humain pour persévérer et grandir dans son être. Selon Spinoza, nous aspirons tous à grandir selon notre nature, et cet accroissement de notre puissance d'être et d'agir produit de la joie.

[3] La décroissance. Entropie-Ecologie-Economie. 5. La loi de l'entropie et le problème économique (1979). C'est moi qui souligne.