Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Le progrès technologique au service du progrès social ?

par Derguini Arezki*

Il semble évident que s'appuyer sur ce qui fonctionne est aussi important que d'apprendre de ce qui échoue. Et pourtant, ce n'était pas le cas jusqu'à présent[1].

À la suite d'un article précédent qui concluait sur la nécessaire résilience des sociétés pour affronter les crises mondiales à venir, je voudrais ici soutenir que la théorie de la double circulation de l'économie, que je supposais en être le moyen, peut être mieux comprise avec la distinction entre une économie de puissance et une économie de subsistance. Dans l'économie on pourrait distinguer comme deux noyaux différents, l'un de subsistance et l'autre de puissance, mais ne formant qu'un seul, tantôt apparaissant comme noyau de subsistance lors de sa «condensation», tantôt comme noyau de puissance, lors de sa «dilatation». Celui de puissance se différenciant du noyau de subsistance, l'éclipsant, mais pouvant s'y résorber à nouveau. La société étendant ses échanges pour développer sa puissance et les réduisant pour pouvoir préserver sa subsistance selon le changement de circonstances. Certaines circonstances favorisant la « dilatation » et d'autres la « condensation ». La résilience résidant précisément dans cette capacité de l'économie à s'étendre et à se contracter, dans la capacité de la société à se mettre dans un ordre qui tantôt préserve sa subsistance, tantôt développe sa puissance, son bien-être.

Avant d'aller plus loin, je veux ici justifier l'usage de la métaphore. L'esprit qui veut confondre réel et rationnel s'élève contre la démarche tangentielle, la dimension approximative de la métaphore. Il veut une approche exacte. Le parti pris théorique ici est que la métaphore n'a pas une telle prétention, car elle procède d'un autre rapport au réel. Elle n'est pas jugée quant à sa capacité à rendre compte du réel, mais de la pertinence d'une approche, sur sa capacité à formuler des hypothèses pertinentes quant au devenir du réel ou quant à une expérimentation dont on pourra juger des résultats. Elle renonce à faire le tour du réel, à dire où il commence et où se termine. Il ne s'agit pas de s'approprier le réel, de le chosifier pour le dominer. Il ne s'agit pas d'être au-dessus, en dehors du réel, mais d'en être partie agissante. Pour un croyant musulman, par exemple, Dieu ne s'est pas effacé derrière le réel, l'homme ne domine pas la création. Dieu est toujours présent, omnipotent et omniscient ; la nature, le vivant n'est pas passif, le non humain n'est pas voué à la passivité, à l'obéissance. Pour un chinois, le monde n'a pas de Créateur et les hommes n'ont pas été conçus à l'image de Dieu. Pour l'homme, le monde, les choses, n'ont de début et de fin que ce qu'elles peuvent en donner.

Ceci étant dit, osons une pointe dans une autre direction qui pourrait être utile plus tard. Pour ne pas rester dans l'abstraction, je veux donner ici une image concrète de l'opposition économie de puissance et économie de subsistance. Il s'agit de l'opposition plaines-montagnes, ces dernières représentant l'économie de subsistance et les premières l'économie de puissance. La puissance coloniale et l'État national à sa suite ont choisi d'organiser les échanges autour des plaines plutôt qu'autour des montagnes, à faire en somme de la terre la principale richesse. Mais comme aime à le répéter souvent Nadir Marouf, la richesse ce n'est pas la terre, mais l'eau. Bien sûr, il l'affirme à propos des populations du Sud algérien où il n'a pas de mal à prouver l'évidence d'une telle assertion. Mais il n'y a pas, à mes yeux, de difficultés à étendre cette vérité aux plaines de l'Ouest algérien qui sont plus favorable au pastoralisme qu'à l'agriculture, puis aux hautes plaines de l'Est qui relativement plus favorables à l'agriculture du fait de la pluviométrie ne peuvent cependant, pour la plupart d'entre elles, améliorer leurs rendements sans l'irrigation. Oui, il faut changer notre regard sur la réalité : on ne peut pas mépriser plus longtemps la géographie : la principale richesse n'est pas la terre comme ce fut le cas pour l'Europe, mais l'eau. Ce qui fait un autre sort à la consommation et à nos montagnes, ces réservoirs d'eau et ces forteresses naturelles. Rêver de consommation illimitée ne peut pas être de notre ressort. Croire que la mer pourra étancher nos soifs, que nous puissions dépendre d'installations industrielles pour ce faire, alors que nous devons faire appel à des étrangers pour remettre en activité une usine hydroélectrique qui a cessé de fonctionner pendant un certain temps et qui date de plus d'un demi-siècle, n'est que fuite en avant. « Un tien vaut mieux deux tu l'auras », dit un proverbe étranger. Notre résistance s'est toujours organisée autour de nos montagnes, notre pouvoir de négociation international dépendra de leur capacité de résistance. Nous n'y avons pas construit ni nos cités-États, ni nos châteaux forts, ni nos bourgeoisies. Le développement actuel a dévasté nos montagnes, a prolétarisé nos populations qu'il a regroupées dans les plaines à la suite des centres de regroupements coloniaux. La plaine l'a emporté sur la montagne, mais à quel prix ? La déstructuration a triomphé de la cohérence. Le développement a stérilisé, bétonné, les plaines et il a empêché les populations d'effectuer l'apprentissage de nouvelles solidarités, de nouvelles coopérations qui puissent en faire des corps puissants. Il a détruit les bases sur lesquelles la société pouvait construire son indépendance. Aujourd'hui, il dépend plus du système interétatique et des ressources naturelles que de la société. Impuissance sociale et dépendance extérieure : nous continuons de creuser le sillon colonial, va-t-on garder ce cap ?

Le progrès social corollaire du progrès technologique

Revenons à la théorie. Ce qui m'a conduit à faire cette distinction entre économie de puissance et économie de subsistance c'est l'insatisfaction qu'a créée en moi la non-prise en compte dans le raisonnement économique de la dynamique irréductible de la compétition humaine. La théorie économique standard postule que le modèle de la concurrence (pure et parfaite) est le meilleur système de rendement social, ce qui fait qu'une fois la théorie faite, elle n'en discute plus vraiment. Son objectif est alors de combattre son contraire : le système monopolistique. Dans sa représentation dichotomique, les contraires ne sont pas complémentaires, ils sont exclusifs. Elle sous-estimera le fait que la lutte pour la monopolisation est un objectif de la compétition et qu'en conjurant cette tendance sans pouvoir en venir à bout, la société entretient la permanence de la concurrence, permanence de la compétition qui ne peut avoir d'autre horizon que la croissance permanente de la production. Croissance qui nous met face aujourd'hui à de profonds dilemmes sur lesquels s'entretiennent nos divisions.

La compétition est dans la nature humaine et elle est entièrement satisfaite dans le cadre du modèle de la concurrence pure et parfaite parce qu'il accorde nature humaine et bienfait social. C'est là, le point de départ de l'économie politique, la force de la doctrine libérale ... mais aussi sa faiblesse. Elle n'a pas suffisamment prêté attention aux conséquences. L'économie politique, la science économique après elle, a domestiqué la guerre de tous contre tous, mais dans sa guerre contre les non-humains, elle n'accorde pas l'humanité et le lieu qu'elle habite. L'homme a toujours glorifié la compétition, il le fera toujours, mais il devra faire la part de celles qui ont des conséquences positives de celles qui ont des conséquences négatives. Il glorifiera les premières et bannira les secondes. David Ricardo envisageait en son temps l'horizon d'une économie stationnaire. Les rendements décroissants de la terre étaient le mode dans lequel s'exprimaient les « limites planétaires».

Les économistes ne peuvent pas se résoudre à abandonner la croissance de la production marchande. Que feraient-ils de la compétition et de la monopolisation s'ils devaient y renoncer ? La croissance est le cadre dans lequel respire la compétition sociale et internationale. Elle est la condition d'un jeu à somme non nulle. Les individus, les nations peuvent se disputer cette croissance sans se faire la guerre. L'économie politique occidentale administre d'abord une compétition de puissance, la guerre de tous contre tous. La puissance signifiant toujours plus de production matérielle et sinon, toujours progrès des armes, progrès technologique. Pour la compétition de puissance, le progrès social n'est qu'un corollaire du progrès technologique. Le souci, c'est la domination, objet par excellence de la sociologie selon Max Weber. Il ne faut donc pas s'étonner de la focalisation des économistes sur la production matérielle et de ne la comprendre comme compétition de puissance qu'accessoirement. Bref, je reproche aux économistes de fermer les yeux sur les rapports qu'entretient l'économie avec la guerre, la guerre de tous contre tous, humains et non humains.

La compétition de puissance et la substitution du travail par le capital

Dans un récent ouvrage collectif, Redesigning AI, work, democracy, and justice in the age of automation, Daron Acemoglu affirme que la trajectoire actuelle de la recherche en Intelligence artificielle «automatise excessivement le travail tout en refusant d'investir dans la productivité humaine». Il poursuit cependant, la «direction du développement de l'IA n'est pas prédéterminée. Elle peut être modifiée pour augmenter la productivité humaine, créer des emplois et une prospérité partagée, protéger et renforcer les libertés démocratiques, si nous modifions notre approche.» La productivité humaine se mesurant selon la productivité globale des facteurs et la part du travail dans la valeur ajoutée. Acemoglu oppose donc l'automatisation actuelle à l'investissement dans la productivité humaine (part du travail humain dans la valeur ajoutée, création de nouvelles tâches). On peut «augmenter la productivité humaine ... en créant de nouvelles tâches et activités pour les travailleurs», mais on ne le fait pas. Autrement dit, il oppose l'investissement dans la substitution du capital au travail, à l'investissement dans le travail humain.

Acemoglu distingue deux périodes, la première de la seconde guerre mondiale aux années 1970, une seconde après les années 1970. La première période où les deux investissements sont allés de pair, la seconde où le premier type d'investissement ne s'est pas accompagné du second. La corrélation qu'il établit entre croissance (des salaires et de la production) et prospérité partagée trouve son explication dans l'existence d'«arrangements institutionnels protégeant et responsabilisant les travailleurs (qui) coexistent avec des changements technologiques augmentant la productivité des travailleurs, (qui) encouragent la création de «bons emplois», c'est-à-dire des emplois sûrs avec des salaires élevés». «Ainsi, dit-il, les technologies stimulant la productivité humaine et les institutions du marché du travail protégeant les travailleurs se renforcent mutuellement.»

Pour Daron Acemoglu comme pour Dani Rodrik[2], les bons salaires sont une incitation, plutôt une prédisposition, parce que non marchande, au développement de la productivité humaine, à la création de bons emplois et de nouvelles tâches ; au contraire, par exemple, d'une politique fiscale qui impose davantage le travail que le capital et encourage de ce fait la substitution du capital au travail. Il ne semble pas, à ma connaissance, faire de place à la théorie du déversement[3] qui accordait au changement technologique une part prépondérante. Tout se passe comme s'il n'y aurait pas déversement de populations d'un secteur à un autre, parce qu'on ne l'a pas voulu et recherché. Il quitte aussi le terrain du keynésianisme : ce n'est pas la demande qu'il faut soutenir, mais la production, une certaine orientation de la production. Je pense qu'il se focalise sur les conséquences possibles qu'il pense positives de l'hypothèse d'un rôle déterminant des arrangements institutionnels dans la trajectoire du développement technologique. Il s'agirait moins pour lui d'expliquer, l'explication étant toujours limitée et ne pouvant servir au mieux qu'à titre d'hypothèse à vérifier, que de proposer une hypothèse intéressante, parce qu'affrontant le problème des bons et des mauvais emplois, à l'expérimentation.

Il s'empresse d'ajouter que l'intervention gouvernementale a joué et jouera un rôle important, « en tant que source de financement, acheteur majeur de nouvelles technologies et directeur et coordinateur des efforts de recherche. Grâce au financement de la National Science Foundation, des National Institutes of Health, des crédits d'impôt pour la recherche et le développement et peut-être plus important encore du ministère de la Défense, le gouvernement a imprimé sa perspective à long terme sur de nombreuses technologies emblématiques de l'époque. » Il ne relève cependant pas que le souci du gouvernement pouvait-être, bien que non apparent, davantage celui du progrès technologique, de la puissance publique que celui de la prospérité partagée. Il ne s'intéresse pas de savoir si la croyance du gouvernement (et de la société) est que le bien-être social est un corollaire de la puissance militaire ou l'inverse, si le gouvernement peut renoncer à la prospérité partagée, mais pas à la puissance militaire. Il constate uniquement que cette intervention ne contredit pas les arrangements institutionnels que le gouvernement patronne.

Pourquoi l'investissement dans la substitution du capital au travail ne s'est pas accompagné en seconde période d'un investissement dans le travail, difficile d'avoir une réponse empirique, affirme l'auteur. Il refuse de fournir une réponse théorique qui aille au-delà du constat empirique de la justification institutionnelle. Il continue de soutenir comme il l'a fait dans son livre Why Nations Fail : The Origins of Power, Prosperity, and Poverty, que les bonnes institutions assurent le bon développement économique.

J'adhère complètement à cette thèse, les bonnes institutions sont celles qui administrent convenablement la progression de la compétition sociale. Je pense seulement que ces bonnes institutions ne tombent pas du ciel, quand elles le sont (parce qu'étrangères), c'est comme si elles étaient faites pour la société qui les reçoit, qui s'y reconnait alors et les fait siennes. Je pense que la compétition de puissance et le progrès technologique doivent avoir plus de poids dans l'analyse, non pas pour les surévaluer, mais pour ne pas les sous-évaluer. Les sociétés européennes se sont soumises à la puissance militaire, elles se font la guerre par armées interposées, un progrès selon le philosophe français Michel Serres. On ne peut pas en dire autant des autres sociétés, à commencer par celle des USA qui de ce point de vue est en rupture avec elles. Elles refusent d'être désarmées.

Le progrès technologique asservi au progrès social ?

Et c'est ici que j'ai ressenti le besoin d'établir la distinction entre économie de puissance et économie de subsistance. Ce n'est pas un hasard si cette problématique n'émerge pas en Occident ou économie de subsistance et économie de puissance ont coïncidé. L'Occident s'est soumis les marchés du monde par la puissance militaire. Par contre dans les pays émergents, l'économie de subsistance est une réalité ancienne et l'économie de puissance une réalité nouvelle. Dans des pays comme la Chine fortement dépendante, comme l'Allemagne, de ses exportations vers l'Occident, la rivalité systémique avec les USA pose le problème de la capacité de résistance chinoise face aux sanctions américaines. Problème qui a suscité la théorie de la double circulation : en situation de réduction drastique des échanges extérieurs, sur quelle économie qui préserve ses ressorts peut se replier la Chine ? Pour les sociétés postcoloniales, le problème se pose en termes dramatiques : les puissances militaires (qui ont institué l'État-nation) ont détruit les noyaux de l'ancienne économie de subsistance, sans pouvoir établir les noyaux de la nouvelle puissance économique. Au contraire des sociétés européennes, la puissance économique n'a pas suivi la puissance militaire qui, restée captive de son impuissance, se livre aux surenchères. Rien ne peut se faire sans elle qui ne peut rien faire.

Mais comme le souligne Dani Rodrik dans un de ses récents articles, l'économie du développement a maintenant gagné le Nord[4], l'économie de puissance ne se confond plus avec l'économie de subsistance. Elle n'est plus en mesure de se soumettre les marchés du monde. La guerre en Ukraine révèle que les sociétés européennes ne peuvent pas subsister sans le parapluie américain, la cohérence de leurs échanges en dépend. Il n'en reste pas moins que les « bons boulots » de l'économie de puissance s'accompagnent des « boulots de merde » (bullshits jobs) de l'économie de subsistance. La compétition internationale, quand elle s'exacerbe, s'orchestre autour de la compétition technologique, elle se préoccupe de favoriser le développement des « boulots de la puissance » et non la hausse de la productivité humaine. Ce qui est arrivé à l'URSS peut arriver aux USA, ce que ces derniers ne peuvent encore voir, étant donné la stricte opposition qu'ils établissent entre système libéral et système communiste et la croyance selon laquelle le premier aurait triomphé du second de par son caractère libéral et non de l'association qu'il a réalisée entre le progrès social et celui technologique. Ils croient, au contraire de la Chine aujourd'hui, comme le croyaient l'URSS, que leurs dépenses militaires feront la différence.

Finalement entre les arrangements institutionnels et la croissance partagée, on peut dire qu'il y a corrélation dans la période post-guerre mondiale, probablement codétermination, mais il peut y avoir là encore un biais idéologique en faveur du libéralisme qui fait croire à la détermination de la croissance partagée par ses arrangements institutionnels. Les bonnes institutions libérales seraient ainsi à l'origine de la prospérité partagée. Aussi faut-il ajouter que la corrélation est détermination à deux conditions. D'abord que les arrangements institutionnels ne sont pas exportables. Il n'y a pas de modèle exportable, la société doit fabriquer ses arrangements institutionnels, même lorsqu'elle emprunte à l'expérience d'autres sociétés, car ils procèdent de ses arrangements sociaux. Ce qui suppose que la compétition de puissance technologique et militaire est un corollaire de la puissance sociale et non l'inverse.

En vérité les sociétés sont dans la situation suivante : elles ne veulent pas encore se rendre à l'évidence que le progrès social n'est plus le corollaire du progrès technologique et elles n'osent pas encore par conséquent expérimenter la politique d'un progrès technologique asservi au progrès social. On peut dire que l'Occident, de par la nature guerrière de ses sociétés, a expérimenté avec succès l'hypothèse du progrès social comme corollaire du progrès technologique, une telle hypothèse lui ayant livré la domination (militaire puis économique) du monde. Il reste profondément attaché à cette croyance et soumis à cette prédisposition inscrite dans sa division sociale du travail, croyance et disposition qui ont fait sa suprématie. Pour ce qui concerne les sociétés postcoloniales, on peut dire qu'elles n'osent pas encore reconnaître les résultats catastrophiques que l'adoption d'une telle croyance - la croyance de la construction de la société par l'État/la puissance militaire, a entraînés chez elles. Mais maintenant que l'Occident a étendu la guerre de tous contre tous, à tous les vivants, humains et non humains et que cette guerre ne désarme plus les vaincus, les destructions d'une telle expérimentation l'emportent sur ses créations. Les conditions de félicité de sa puissance ont disparu. Il est donc temps d'expérimenter la politique inverse au moment, précisément, où les dégâts du progrès technologique risquent d'être irréversibles. Nous n'en sommes encore qu'au cas de la destruction reconstruction de villes. Mais reconstruction qui ne rencontre déjà plus l'évidence qu'elle avait au début de l'ère postcoloniale.

Il y a quand même chez Daron Acemoglu la persistance d'un certain optimisme technologique. L'objectivation du monde, la saturation du monde par la multiplication des objets n'inquiète pas encore Acemoglu. Il se contente de croire qu'il est possible de soutenir qu'un investissement dans la productivité humaine ne conduit pas nécessairement à une substitution du capital au travail. Dans le contexte américain, une telle attitude convient certainement. Il n'est pas toujours bon de trop précéder le sens commun. L'inversion d'un paradigme met en cause tout un système de croyances et de dispositions. La pratique scientifique n'est pas recherche de La vérité, mais du chemin expérimental le plus convenable. Elle ne doit pas perdre son rapport avec le sens commun, elle doit accompagner son interaction avec le cours des choses. La pratique scientifique actuelle tend à objectiver le monde, à le séparer de soi, à chosifier le vivant et non à composer avec lui. Le travail vivant humain s'abstrait de ses conditions et s'objective dans des choses, des moyens et des objets de travail. La tendance à substituer le capital au travail fait partie de cette tendance à transformer les êtres vivants en choses, les humains en esclaves. La productivité des travailleurs dans cette perspective de domination du monde est toujours rattrapée par l'automatisation. Pourquoi un patron, un propriétaire de moyens de production, préfèrerait-il la coopération d'un vivant à la propriété d'une chose, garantie de l'obéissance ? En vérité on est comme devant la fin d'une ère : celle de la croissance de la production marchande. On ne peut plus multiplier les esclaves mécaniques à volonté. Encore faudrait-il envisager autrement la coopétition sociale. Les sociétés qui vont pouvoir faire preuve de résilience, sont celles qui vont réussir à découpler économie de puissance et économie de subsistance, celles qui vont expérimenter l'hypothèse que la puissance technologique peut être corollaire de la puissance sociale. Entre le travail vivant et le travail mort, entre la chose objet et la chose sujet, des rapports de conversion, de sujétion temporaires et réversibles.

Et pour ce faire, c'est d'un autre rapport qui ne soit pas de domination entre propriétaires et non-propriétaires qu'il est nécessaire. Rapport sur lequel bute la réflexion des économistes américains et occidentaux. Dans les sociétés de classes, rares, à l'image des sociétés scandinaves, sont les sociétés qui peuvent y parvenir. Surmonter la division de classes, apprendre à coopérer, tout cela bien que possible, qui ne passe pas par n'importe quel chemin, a besoin de ses conditions de félicité. Par contre, dans les sociétés dont la différenciation de classes n'a pas abouti, la difficulté est moins grande, ou autrement difficile, d'établir autour de la propriété des rapports plus coopératifs entre propriétaires d'un côté et propriétaires et non-propriétaires d'un autre. La propriété privée exclusive est l'une de ces institutions importées toxiques. L'orientation du progrès technologique en faveur du progrès social est en vérité inconcevable sans cette double coopération entre propriétaires et non-propriétaires. C'est sur la base de tels arrangements sociaux que peuvent s'édifier des institutions en mesure de favoriser un progrès technologique qui soit aussi progrès social.

Légitimités et politique démocratique

En guise de conclusion et afin que l'on ne confonde pas les bons arrangements institutionnels avec ceux que l'Occident propose au monde, je terminerai ce papier en rappelant qu'une politique démocratique ne doit pas être confondue avec la légitimité démocratique telle qu'elle est institutionnalisée par les États westphaliens dans la démocratie représentative, avec le pluripartisme, la séparation des pouvoirs, etc. sur la base d'une fondamentale division de la société en classes exclusives autour de la propriété privée. La politique d'un gouvernement démocratiquement élu, donc légitime selon un certain dispositif institutionnel, n'est pas forcément démocratique et cela devient particulièrement évident lorsque le progrès technologique n'est plus garant du progrès social, lorsque la compétition de puissance exacerbe la division sociale et met en danger la subsistance d'une société. Le politique se trouve alors en porte-à-faux, en situation d'impuissance. Ce qui l'expose à préférer la guerre à la compétition. Une politique démocratique a besoin d'être confirmée par l'exercice du gouvernement et les pratiques sociales. Ce qui est entendu par légitimité démocratique est une légitimité à priori. La véritable légitimité démocratique, ou plus précisément la légitimité en dernier ressort, est une légitimité d'exercice[5]. Elle est démocratique par ses résultats et conséquences et non par ce qui devient ses postulats seulement, ses arrangements institutionnels. On peut dire que la démocratie représentative représente les arrangements institutionnels du monde occidental qui lui ont permis en tant que monde composé de sociétés de classes de poursuivre une politique démocratique. La politique démocratique d'une société non occidentale doit chercher ses propres arrangements, qui ne peuvent être stabilisés qu'après une expérimentation réussie. C'est d'une politique démocratique expérimentale que naitront les arrangements institutionnels démocratiques et non l'inverse.

Notes

[1]. Au moment où je travaille ce texte, je découvre l'ouvrage de Severine Autesserre, autrice du livre « The frontline of peace. An Insider's Guide to Changing the World. Oxford University Press. 2021, et cette phrase que je fais mienne me donne l'occasion de citer son travail.

[2]. Building a Good Jobs Economy. Dani Rodrik, and Charles F. Sabel. https://scholarship.law.columbia.edu/faculty_scholarship/2608/

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9orie_du_d%C3%A9versement

[4] https://www.leconomistedufaso.bf/2022/04/25/leconomie-du-developpement-se-deplace-vers-le-nord/

[5] J'ai déjà traité de ce point ailleurs en m'appuyant sur le sociologue espagnol Juan J. Linz.

*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif - Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.