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Crise ukrainienne: illisible posture française

par Abdelhak Benelhadj

Beaucoup d'observateurs, de politiques de journalistes s'interrogent sur la position de Paris et plus précisément sur celle du président de la République. Certains la trouvent timorée, incertaine, floue, indécise, velléitaire... pour ainsi dire incompréhensible. Plus grave, il lui est reproché un manque d'engagement franc en faveur de l'Ukraine. D'autres, au contraire, soulignent la sagesse de la politique française. Le président français soutient militairement et diplomatiquement l'Ukraine, tout en maintenant un lien essentiel avec Moscou. Avec le passe-partout : « On ne fait la paix qu'avec ses ennemis ».

Qu'en est-il au juste ?

La France n'a pas ménagé son soutien à l'Ukraine et lui a fourni de nombreuses armes, y compris celles qu'elle a prélevées sur sa propre défense. Paris rappelle que l'aide qu'elle a apportée à Kiev ne date pas de février 2022. La France, depuis 2014, s'acquitte de toutes ses obligations envers l'Ukraine et n'a pas ménagé, aux côtés des autres pays occidentaux, ses moyens diplomatiques, matériels et humains pour contribuer à doter l'armée ukrainienne des éléments nécessaires à sa défense.

La France a été le pays qui a fourni

l'aide la plus importante depuis 2014.

Fin avril, M. Macron décide l'envoi de matériel militaire à Kiev, notamment des canons automoteurs Caesar, une demi-douzaine sur les 76 puisés dans les stocks de l'armée de terre.

La France, disent les tenants de ce point de vue, adopte une attitude équilibrée et maintient le contact nécessaire avec tous les acteurs afin d'oeuvrer à l'avènement d'une paix nécessaire entre les belligérants. Nécessaire pour eux et nécessaire au continent européen, voire indispensable à une économie mondiale qui souffre de ce conflit. En sorte que les critiques qui lui sont adressées sont non seulement injustes mais contreproductives en handicapant un des plus solides soutiens de l'Ukraine au moment où le président français se trouve dans une phase politique intérieure très délicate.

Il a certes été réélu mais dans des conditions difficiles. Certains parlent d'un président par défaut. Indiscutablement légal mais dépourvu de légitimité politique.(1) De plus, les prochaines élections législatives pourraient soit le priver de la majorité parlementaire nécessaire à l'exercice de son pouvoir présidentiel, soit le doter d'une majorité relative qui entraînerait une instabilité politique, par exemple en mettant à la portée de partis minoritaires avec lesquels il sera contraint à des tractations et à de concessions. Derrière l'unanimité occidentale « retrouvée » provoquée par l'intervention militaire russe en Ukraine, on ne parvient pas à étouffer de profondes divergences d'intérêts et de points de vue sur le conflit au sein même de l'Union. L'hyperpuissance américaine fait jouer à toute vapeur tous ses relais politiques, médiatiques, financiers, institutionnels... pour démentir l'image d'un axe atlantique en «état de mort cérébrale»(2).

Il n'empêche: la fable (le «récit», pour user d'un mot à la mode) a «de nombreux trous dans la raquette» (pour en user d'un autre).

Si les «alliés» sont discrets et ne critiquent qu'à mots couverts ou dans l'anonymat l'ambiguïté française, à Kiev, on ne s'embarrasse d'aucune précaution oratoire.

Que reproche-t-on donc à la France et à son président ?

Le président ukrainien est reconnaissant pour l'aide que lui apporte la France, mais il a aussi de nombreux griefs à l'adresse de son homologue français. Mais depuis le mois d'avril ses attaques sont à peine voilées.

1.- E. Macron ne se décide toujours pas à lui rendre visite comme l'ont fait de nombreux chefs d'Etat européens qui font la queue devant le palais Mariinsky (l'unique membre du gouvernement français qui se soit déplacé depuis le 24 février a été la ministre des Affaires étrangère à la fin du mois de mai). Kiev s'impatiente.

Dmitro Kuleba, ministre ukrainien des AE, a fait part de son irritation le 31 mai et souhaiterait que E. Macron, président du Conseil européen en exercice, fasse le voyage de Kiev au plus tôt, en tous les cas avant la fin de son mandat du mois de juin.

E. Macron s'en tire avec une pirouette qui commence à lasser : il se déplacera en temps utile...

2.- Il refuse de reprendre à son compte l'accusation de « génocide » dont Zelensky use à l'endroit de l'armée russe. L'accusation est reprise par le président américain et le premier ministre britannique. Mais pas par les Français.

3.-. Kiev avait reproché à E. Macron de passer par Moscou avant de venir en Ukraine avant le début des hostilités militaires. «C'est l'inverse qu'il aurait fallu faire » a protesté Zelensky. Le président ukrainien trouve incompréhensible et même scandaleux le maintien d'un lien avec le président russe. «On ne parle pas à un assassin».

4.- E. Macron propose en guise d'admission de l'Ukraine à l'Europe un statut incertain qui le maintient aux portes de l'Union et dont Zelensky disait en direct à des étudiants français début mai: que «cela reviendrait à inviter quelqu'un à un dîner sans lui offrir une chaise.»

Il n'a échappé à personne que l'UE n'est pas seulement un espace de solidarité normé. C'est aussi (et surtout) un club très fermé qui compte chichement ses sous aux membres à faibles capacités de négociation, pour user du langage des technocrates formatés dans les Ecoles de management et de finances. C'est ce que vient de rappeler le chancelier allemand garant de l'épargne de ses contribuables, des profits de ses banques, de ses industries et de son commerce extérieur. Il ne suffit pas d'être en Europe pour se prétendre européen...

5.- La France aide l'Ukraine, lui envoie des armes mais Kiev, à mots couverts, lui reproche de restreindre son engagement et de demeurer en une position distante. Rien à voir avec les engagements et contributions américaines ou britanniques qui ne comptent pas leurs milliards (cf. plus loin), même si elles consistent (nul n'est dupe) en des commandes adressées à leurs industries de l'armement, à se débarrasser de stocks obsolètes et de renouveler leurs arsenaux aux frais du contribuable européen, via le recyclage de l'épargne du « vieux continent » et des eurodollars, monnaie de singe accumulée dans toutes les Banques des pays subordonnées à l'Oncle Sam.

Les médias français (journaux, radios, TV, publiques ou privées) sont systématiquement et unilatéralement alignés sur Kiev. Avec, outre les experts et militaires atlantistes tarifés, la présence sur les plateaux de nombreux Ukrainiens garants de la solidarité et de la conformité de l'information toute à l'avantage de l'Ukraine et de son « hyperpuissant » protecteur... Sans doute le président ukrainien a-t-il compris que le soutien européen (ex-PECO exclus), en l'occurrence français, est un soutien du bout des lèvres, un soutien forcé, à contrecœur. Il ne serait peut-être pas aussi chaleureux, aussi généreux, sans une très forte pression américaine. Il est vrai que les sanctions occidentales (bien plus que les effets directs que la guerre russe très destructrice en Ukraine), porte en retour un coup très dur à l'économie européenne. Non seulement l'économie américaine en est préservée mais le conflit offre aux entreprises américaines de très lucratifs marchés, notamment dans le domaine de l'armement et de l'énergie.

On peut comprendre le manque d'enthousiasme des Européens contraints et forcés à venir (à fonds perdus) au secours de l'Ukraine, avec par dessus le marché l'accueil de plus de six millions de nouveaux réfugiés et le privilège (douteux) de se charger de la reconstruction de l'Ukraine. N'oublions pas qu'ils ont refusé son admission dans l'UE.

L'économie américaine est non seulement préservée mais profite largement des restrictions que les Européens (masochistes à l'évidence) s'imposent à eux-mêmes.3 Comme d'habitude, les Etats-Unis font la cuisine et laisse le soin à l'Europe se s'occuper de la vaisselle. Zelensky et Macron accordent une grande importance à la com' pilotée par Washington à l'Elysée (via les cabinets-conseils américains actuellement objets d'enquête - fiscale) et à partir de Kiev d'où Zelensky s'adresse à toute la planète formatée par les GAFAM (ou GAMAM).

Géopolitique de l'humiliation. Psychologie de bazar chez les stratèges.

Le procès fait à la France se concentre sur un mot, une phrase prononcée d'abord en mai et réitérée en juin. Il faudra ne « jamais céder à la tentation ni de l'humiliation, ni de l'esprit de revanche », avait-il lâché le lundi 09 mai à Strasbourg. Pensant à 1919 et à ses conséquences 20 ans plus tard, E. Macron croit prudent de se soucier de ses interlocuteurs moscovites et moins de leurs victimes qui le lui imputent à crime.

« C'est nous qui sommes humiliés » répliquent les Ukrainiens ulcérés.

Il remet ça le vendredi 03 juin. Avec les mêmes mots. Maladresse ? Calcul ?

Un tir de barrage incessant est alors déclenché contre lui, de tous côtés.

Cela commence par Dmitry Kuleba, ministre ukrainien des Affaires Etrangères, parmi les plus remonté contre Paris. « Les appels à ne pas humilier la Russie humilient la France » proteste-t-il (LCI, S. 04 juin 2022).

Les réactions sont aussi vives dans les pays d'Europe orientale.4

« Le président français cherche encore des voies pour épargner une humiliation au criminel de guerre Poutine. Que dirait-il à cette fillette en Ukraine ?», s'interroge le président de la Commission des Affaires étrangères du Parlement estonien, Marko Mihkelson, sur sa page Facebook, au-dessus d'une photo montrant une enfant amputée d'une jambe sur son lit d'hôpital.

Le chef de la diplomatie lettone, Edgars Rinkevics, ironise sur le dialogue qu'E. Macron entretient avec le maître du Kremlin en citant, sur Twitter, une chanson d'amour russe de l'époque soviétique (« J'ai peut-être oublié ma fierté. Combien je veux entendre la voix. »).

Il n'est pas davantage épargné par l'ex-ambassadeur de Barack Obama en Russie, Michael McFaul, actuel professeur à l'université de Stanford. « Poutine ne négociera que quand son armée ne pourra plus avancer, humilié ou pas. Macron devrait se concentrer là-dessus », s'est-il permis de recommander, cinglant.5

Une Ukrainienne résidente en France, Marianna Perebenesiuk (membre du collectif Stand with Ukraine), ne mâche pas ses mots et interroge : « Qui l'a désignée ? Qui a conféré à la France son statut de médiateur » ? Elle ajoute en remettant le président français (chez lui) à sa place : « L'Ukraine n'a pas besoin de médiateurs. Elle a besoin d'alliés ».

Elle laisse entendre que personne (ni l'ONU, ni l'UE, ni l'Ukraine, ni Moscou, ni même le Parlement français...) n'a demandé à la France d'assumer cette fonction.6

Certes, la récente contribution française à l'effort de guerre ukrainien se traîne en fin de peloton des Européens venus en aide à ce pays, aussi bien en valeur absolue qu'en valeur relative.7

En milliards de dollars

Etats-Unis : 24.11

Royaume Uni : 2.34

Pologne : 1.52

Allemagne : 2.39 Mds$

France : 160 millions de dollars

En pourcentage du PIB.

Estonie : 0.81

Lettonie : 072

Pologne : 0.45

Etats-Unis : 0.21

Canada : 0.12

France : 0.08

Mais l'apostrophe ne manque pas d'aplomb.

Quel étranger peut donc oser publiquement outrager, humilier, le président français en France, sur une chaîne française, avec l'assentiment des médias français, sans encourir la moindre réplique, pas même celle de l'extrême droite garante de l'honorabilité, voire de l'honneur de la patrie que bien d'entre ses membres ont souvent à la bouche ?

Samedi 04 juin sur LCI le directeur de l'IRIS, contrit, indigné, brise l'unanimisme et juge l'insulte « inacceptable » adressée à son pays, par-delà le camouflet infligé au président français. « Il faut arrêter de se faire insulter. Nous soutenons l'Ukraine. Nous soutenons la population ukrainienne. Nous accueillons les réfugiés. Nous livrons des matériels militaires. Nous fournissons une aide économique. Et nous sommes insultés. L'Ukraine est victimes (...) Mais cela ne donne pas le droit à certains de leurs dirigeants -dont il faudra peut-être vérifier si certains d'entre eux ne se sont pas [des corrompus] enrichis sur le dos de leur population (...)- d'être aussi arrogants et méprisants à notre égard. »8

P. Boniface serait à son aise si dans la meute nombre de ses compatriotes - et pas des moindres : journalistes, historiens, politologues...- ne se mêlaient pour étriper le président français, participant d'un débat démocratique rafraîchissant pour l'esprit s'il ne prenait l'allure d'un unanimisme impérieux qui ne souffre aucune nuance sur des plateaux monocolores.

L'architecte suprême.

Depuis l'intervention militaire russe, les Ukrainiens et plus particulièrement leur président, affichent une superbe arrogance, une suffisance que ne justifie ni n'explique leur état de victime.

Ils interpellent le monde, somment les Parlements et les institutions nationales et internationales de leur apporter aide multiforme et de condamner la Russie de toutes les manières possibles.

Les Ukrainiens les plus ordinaires, les plus anonymes sont invités sur les plateaux de toutes les chaînes de télévision dans les pays occidentaux sous parapluie américain et parlent avec une autorité surprenante.

Les maires, les députés, les ministres et les plus modestes soldats ukrainiens sont interviewés en direct avec tout le temps et le loisir d'informer et de juger des événements et des pays, sans qu'aucun journaliste n'ose la moindre critique, le moindre dissentiment.

Comment un pays de rang au demeurant modeste, le plus pauvre d'Europe, bien plus que la Roumanie ou la Bulgarie -assis sur des strapontins que l'Union concède aux membres débiteurs mineurs-, s'est-il ménagé un pouvoir et une audience mondiale qui le place à la hauteur des nations les plus puissantes et quelques fois au-dessus d'elles, leur parlant en maître ?

Il tombe sous le sens que jamais l'Ukraine n'aurait bénéficié de ce pouvoir si ce pouvoir précisément n'était pas celui qu'imposent les Etats-Unis à tous ses subordonnés et qu'il concède par délégation à certains d'entre eux. C'est de Kiev que parle J. Biden sans avoir à s'y rendre, c'est en Ukraine que combattent les soldats américains sans avoir à tirer une seule balle et risquer le moindre de leur hommes (même si nul n'ignore la présence de maîtres d'armes américains sur le terrain d'où ils conduisent les troupes ukrainiennes et multinationales).

Croire que les Etats-Unis et l'Ukraine ont les mêmes buts de guerre est une illusion que le peuple ukrainien découvrira bien un jour... peut-être. La tutelle américaine est visible de partout et cette guerre -par délégation- dépasse et de loin la dimension de cette pauvre Ukraine qui sera vite oubliée lorsque les Etats-Unis estimeront avoir atteints leurs objectifs. Ce ne serait ni la première ni la dernière fois que Washington se débarrasse de ses supplétifs après usage.

L'abandon unilatéral précipité en août dernier en Afghanistan de « collaborateurs alliés » et d'auxiliaires locaux témoigne du peu de cas que Washington fait de ceux dont elle se proclame le protecteur garant de leur liberté, de leur sécurité et de leur prospérité, comme en Syrie, en Irak ou naguère au Viêt-Nam.

Le décor est planté, au vu et au su de tous. Seuls les aveugles le toisent de profil : sur les tréteaux, il y a le comédien (Zelensky) et l'acteur ventriloque (J. Biden). Côté cour et côté jardin, il y a les architectes, les scénaristes de la mondialisation atlantiste qui n'ont qu'un cahier des charges : l'administration rigoureuse de leurs intérêts.

En sorte que si on accordait crédit à ce raisonnement, ce n'est pas l'Ukraine qui insulte la France mais le pouvoir que lui confère son Grand Tuteur. Chacun aura alors compris que le mot qui humilie Paris ne vient pas de Kiev... ni même de Moscou où on se gausse de ce président dans les émissions de variété télévisées.

La France, un arbitre ?

La France tente d'endosser le costume de l'Autriche ou de la Suisse. Elle oublie que la Suisse et l'Autriche assume une fonction qui exige beaucoup de discrétion. De plus, la médiation ne confère aucune valeur au médiateur qui doit s'effacer au profit des parties en conflit.

Cela n'est pas dans le tempérament d'un président français. Surtout quand celui-ci prétend être né sous le signe de Jupiter.

La France a hérité d'un sentiment de puissance qui remonte à loin (de Louis XIV à Charles de Gaulle) et en a fait un membre permanent au Conseil de sécurité.

En fait, ses « élites » politiques, médiatiques, économiques et financières (et même militaires pour l'essentiel), sont résolument atlantistes. Le président français ne le crie pas sur tous les toits, mais il sait ce qu'il en est réellement du poids de la France.

Subordonnée à l'égard de Washington, la France continue à entretenir l'image gaullienne d'une Grande Puissance qui (même à l'époque du Général qui en jouait habilement), renonce à reconnaître ses limites réelles actuelles.

Exemple tiré de l'actualité : après avoir renoncé au projet Hermès en 1992 qui aurait donné aux Européens un accès autonome à l'espace sans passer par les Soyouz, les navettes américaines ou Space X, les Français viennent de signer ce mercredi 08 juin leur participation au projet lunaire américain « Artemis », au titre glorieux de preneur d'ordre, aux côtés d'un bric-à-brac d'une vingtaine de pays (Canada, le Japon, le Royaume-Uni, l'Ukraine, Israël, les Émirats arabes unis, le Brésil...).

Cependant, bien qu'elle soit affaiblie depuis une cinquantaine d'années, il y a une majorité des Français, tous partis politiques confondus, historiquement et viscéralement opposés à un alignement de leur pays sur la politique américaine. Mais cette opposition n'a plus la volonté et ne s'est pas donnée les moyens d'une parole et d'une action affranchie de la tutelle atlantique.

Au fond, la controverse dans laquelle la France est impliquée cache un problème plus vaste.

L'aide apportée à l'Ukraine par les différents pays occidentaux démontre à l'évidence le paysage géopolitique entre ceux qui décident et ceux qui exécutent. Elle désigne l'architecte principal des opérations : de la stratégie et la tactique, des objectifs et des instruments nécessaires à leur réalisation.

Derrière, cahin-caha, les Européens avancent pour certains à reculons, contraints par la limite objective de leurs moyens, l'état de leur opinion publique, les rapports de forces politiques internes, leur poids économique dans l'Union.

C'est ce qui explique que ni Russes, ni Américains, ni Chinois (pas même les ex-PECO entrés dans l'Union pour rejoindre l'OTAN tout en profitant des ressources européennes), n'ont jamais accordé la moindre importance à ce bric-à-brac hétéroclite qu'est l'Union européenne et préfèrent toujours négocier directement avec Washington, le véritable donneur d'ordres l'unique interlocuteur.

Tout le monde le sait de tous les côtés du front.

L'Union est une illusion géopolitique vendue aux électeurs européens. Elle s'évanouirait rapidement sans une multitude de lobbys qui forment un puissant syndicat d'intérêts qui négocie en continu l'espace de ses prérogatives dans un système atlantiste terriblement et impitoyablement darwinien.

Le tableau ci-dessous, qui fait écho aux chiffres indiqués plus haut, mesure la distance entre dominants et dominés dans la chaîne alimentaire.

Les Echos, le J. 21 avril 2022

La France sous contraintes.

La fin (très relative) de la pandémie avait relancé l'économie de manière brutale par une demande qui a perturbé les chaînes logistiques à l'échelle mondiale et à laquelle les fournisseurs de consommations intermédiaires ne pouvaient répondre. C'est le cas des semi-conducteurs, par exemple, essentiels à toutes les industries, dont la rareté paralyse ainsi leurs productions.

A cela s'ajoute la politique sanitaire chinoise très stricte qui met des villes entières sous cloche et des millions de travailleurs à l'arrêt.

Les sanctions antichinoises initiées sous D. Trump pour affaiblir l'économie et la compétitivité de Pékin et reconduites sous J. Biden, ont aggravé ces problèmes.

Comme si cela ne suffisait pas, les Etats-Unis ouvrent un nouveau front à l'Est de l'Europe.

Quoi qu'on en dise en Europe et en Amérique, les sanctions contre la Russie perturbent plus l'économie mondiale que les causes qui les ont justifiées.

Commence alors une ronde infernale oubliée depuis un demi siècle : Augmentation des coûts, augmentation des prix, augmentation des salaires, augmentation des taux d'intérêt, augmentation du service de la dette... l'économie mondiale vogue allègrement vers une stagflation que les banques centrales ne savent comment juguler, dotées qu'elles sont de la seule arme des taux à court terme.

Avec une crainte toujours présente, malgré 40 ans de monétarisme déflationniste, de revoir la spirale prix-salaires difficile à juguler reprendre vigueur. Les moins oublieux se souviennent de la désindexation des salaires obtenue par J. Delors en 1983 et les « visiteurs du soir » qui avaient alors inspiré F. Mitterrand ?

L'intervention militaire russe en Ukraine a bousculé tous les plans élyséens. Le président français auréolé de la présidence du Conseil européen se préparait à une réélection confortable disposant d'un Parlement à sa main et d'un quinquennat libre de toute contrainte dès lors qu'il n'aura pas à en rendre compte pour un mandat de plus. Ses soutiens se frottaient les mains espérant enfin l'adoption de mesures « courageuses » (c'est-à-dire impopulaires).

Hélas ! Rien ne s'est passé comme prévu. L'Elysée est contraint à une attitude très prudente. Le soutien français à l'Ukraine au côté des Etats-Unis ne fait aucun doute. Mais les discours sont très mesurés. Et pour le reste, on louvoie...

Tant que les élections législatives n'ont pas encore rendu leur verdict, le président français et son gouvernement sont en stand by et ne prennent aucune décision de nature à briser la moindre symétrie. Pas un poil qui dépasse, pas un mot de trop, en fait pas de mot du tout. Tous les ministres ont reçu des consignes très strictes : « Faites comme si vous n'étiez pas là ». De l'action aussi discrète que possible mais rien qui ne fasse de bruit.

En un mot, il n'y a pas eu de campagne présidentielle. Il n'y aura pas davantage de campagne législative.

Il ne faut à aucun prix risquer l'arrivée (aussi improbable que le prédisent les sondeurs) d'un Mélenchon à Matignon ou pire l'élection d'une assemblée immaîtrisable qui la mettrait à la portée d'une droite LR arbitre donnant au paysage politique français l'allure d'un marché à l'israélienne, renvoyant la Vème République aux « combinazione » de la IVème.

Ce serait une véritable catastrophe aussi bien pour ceux qui tirent les ficelles à l'intérieur que pour ceux (et surtout) à l'extérieur et brouillerait le front européen, laborieusement bricolé, face à la Russie de Poutine. Washington ne peut se permettre de perdre la France.

En guise de conclusion.

Gagner du temps : la course contre la montre.

Il n'y a pas que L'Elysée qui tente de jouer au « maître des horloges » pour achever une campagne dont il n'a jamais voulu parce qu'il ne voulait pas rendre des comptes.

L'Ukraine et ses alliés se demandent aussi qui la guerre va user en premier. Au détriment de qui passe le temps ? Faut-il attendre la livraison des armes décisives pour ruiner les armées russes et espérer la venue du collapsus intérieur qui délivrera le monde de Poutine, soit par un soulèvement populaire soit par une révolution de palais ?

Le déclenchement des hostilités en Ukraine brouille les cartes élyséennes. Tous les efforts allaient se résumer en une tactique opportuniste : le président allait alors s'adonner à un jeu qu'il se plait à croire parfaitement maîtriser : le jeu du « faire comme si ». Mais nul ne maîtrise tout et les « tuiles » n'ont pas cessé de tomber et de se casser depuis ce funeste 24 février.

La position française n'est illisible que pour les aveugles ou pour ceux qui ne savent pas lire.

Au milieu des année 2010 (peut-être même avant), la guerre contre la Russie de Poutine avait été déclarée9. Les objectifs visés sont clairs. Vu de Washington, il est inconcevable :

1.- Qu'un territoire si riche de plus de 17 millions de km² échappât à « sa » mondialisation.

2.- Qu'un axe eurasiatique Berlin-Moscou-Pékin économiquement complémentaire s'autonomise par rapport au monde anglo-saxon dirigé à partir des Etats-Unis (et non par les Etats-Unis).

3.- Que sur le continent européen se constitue un ordre géopolitique et géoéconomique autonome. Toutes les précautions avaient été prises en 1945 (et même bien avant) pour que l'Europe demeure un territoire sans maître seulement habitée par une « alliance ». Il ne saurait y avoir, au mieux, qu'une Europe américaine. C'est pour cela, après l'effondrement du Mur de Berlin et de l'URSS qui ont justifié sa création, l'OTAN est toujours là.

4.- Que la Chine puisse contrôler des technologies de pointe, des réseaux commerciaux, des finances mondiales, imposer une monnaie de référence (qui minorera le dollar des marchés de change), qui accèdera sans médiation commerciale occidentale aux matières premières...

5.- Que l'espace atlantique soit marginalisé et que la Renaissance (futur nom du parti macronien en projet) ne soit plus qu'une parenthèse de quatre siècles fermée par cette crise ukrainienne. Tout sera fait pour éviter que le voyage de Christophe Colomb soit achevé.

6.- « Plus jamais ça », un abus de confiance. Mais pour que cela se réalise, il fallait vendre aux Européens un mythe (un « récit ») régulièrement asséné : l'Europe sera le garant ultime et suprême d'une paix éternelle. L'Union comme bouclier contre le désordre de la guerre.

Les élites atlantistes réunis à Bruxelles ont façonné les instruments institutionnels nécessaires au détournement de la souveraineté des peuples européens pour échafauder une Union aussi proche d'eux que l'est la planète Mars : Commission, Parlement, directives...

Cette paix là n'était en réalité qu'un avatar de la pax americana.

La guerre est là ! Une guerre que l'Amérique fait en Europe sans les Européens.

En sera-t-il de l'UE comme il en fut de la SDN ?

De l'humiliation.

Qui est humilié ? La France ? L'Ukraine ?

Si un pays peut se sentir humilié c'est bien la Turquie qui piétine en vain aux portes de l'Europe depuis des décennies et voit passer devant elle de nombreux pays qui n'ont pas été soumis à la rigueur des inspections qu'Ankara avait subis.

Pourtant, depuis octobre 1923, M. K. Atatürk a occidentalisé son pays à marche forcée pour espérer concrétiser un rêve que ses compatriotes, dupés, ont cessé de rêver.

La Question d'Orient est toujours renvoyée à la tête des turcs. Les Européens du bout des lèvres acceptent les musulmans (à condition qu'ils passent inaperçus, qu'ils font comme s'ils n'étaient pas là) mais surtout pas les nations musulmanes. La Turquie, comme la Bosnie et l'Albanie resteront des Européens hors d'Europe.

L'UE a fait là une erreur constitutive injustifiable : celle de ne pas oser incorporer en son sein ses propres frontières. Elle n'a pas retenu la leçon de l'Empire romain.

Les Turcs regardent désormais vers l'Est, vers la Chine, vers la Russie et aussi vers les Républiques d'Asie Centrale où la turquité puise son identité d'avant le premier millénaire mais où leur langue et leur culture sont toujours vivaces, ainsi que leurs intérêts.

En attendant, Erdogan et Poutine forment un couple baroque qui partage de nombreux intérêts.

Mieux que la France, c'est la Turquie qui fait le lien, en intercesseur entre Ukraine et Russie, l'arbitre d'un conflit qui menace la paix en Europe que les Européens, confus et divisés, s'avèrent incapables d'administrer. De plus, fidèle à la Convention de Montreux elle se pose en gardienne du trafic pacifique de la Mer Noire et aussi de facto en gardienne de la domination russe des rivages ukrainiens.

Comment ne pas imaginer les Turcs savourer l'ironie de la situation ?

La Paix du monde.

Les naturalistes (vs constructivistes) chérissent les équilibres qui vont de soi, les rétroactions qui se passent de bureaucrates. « L'Etat n'est pas la solution » disait R. Reagan avec la conviction d'un viandosaure inassouvi. Le système peut faire l'économie d'experts ès régulation. Pourquoi donc s'épuiser et dépenser des ressources pour tenter de résoudre des problèmes qui ne se posent ? Tout au moins pas encore...

L'anticipation est, selon eux, le sport favori des intellectuels inaptes au risque, à la créativité et à la liberté, qui passent leur temps à imaginer des constructions abstraites et dispendieuses qui ne servent à rien et leur donnent l'illusion qu'ils servent à quelque chose.

Il y a une confiance indécente des maîtres du monde à croire que tout ira bien, en tout cas pour eux. « Le pire n'est jamais sûr » susurre leur adage favori. Le retour à l'équilibre est une loi constitutive de leur univers.

Ils sont intimement convaincus que le monde leur été confié en offrande par la Providence. C'est pourquoi ils l'ont méthodiquement détruit.

Personne ne peut prédire ce qu'il en sera du sort de la crise ukrainienne.

Demain, peut être, qui sera là pour en donner des nouvelles.

« L'avenir n'est plus ce qu'il était. » Paul Valéry.

Notes

1- Dans les élections présidentielles sous la Vème République, les électeurs éliminent au premier tour et choisissent au second. Dans le cas de E. Macron, les électeurs ont éliminé aux deux tours. Il est le président qui reste après qu'ils aient éliminé tous ses rivaux. Il n'aurait donc pas été choisi.

2- Déclaration de Emmanuel Macron à l'hebdomadaire The Economist le J. 07 nov. 2019.

3- La réduction des achats à bon compte à la Russie est compensée par une hausse des commandes adressées aux entreprises américaines notamment de l'énergie et des armes. Le problème est que la relance de la production de gaz de schiste n'est pas compatible avec les engagements internationaux en faveur de la lutte contre le réchauffement climatique. Sur ce point, la position des écologistes allemands, et en particulier de leur ministre des Affaires Etrangères, est paradoxale. On peut comprendre leur condamnation de l'agression russe contre leur voisin. Mais comment peuvent-ils renoncer au gaz russe sécurisé, moins cher et moins polluant pour se tourner vers une énergie américaine à la fois nettement plus chère et surtout très nocive pour l'environnement ?

4- Même les Russes que le président français voulait préserver de l'humiliation s'y mettent à leur tour et se gaussent de la dizaine de coups de fil qu'il a donné à Poutine.

Début juin une émission de divertissement à la té lévision russe en fait des gorges chaudes: «Il a appelé très souvent. Heureusement que Poutine n'a pas toujours décroché le téléphone.» Une maladie est née : «Le «macroning» on appelle plusieurs fois et sans raison.» (LCI, mardi 07 juin 2022).

5 Franceinfo (avec AFP), L. 06 juin 2022.

6 Nombre de ses compatriotes résidents en France expriment aussi avec véhémence leur indignation contre le président français sur les plateaux de TV. Ainsi en est-il, par exemple, de Irina Karpa écrivaine ukrainienne installée à Paris, sur LCI le mardi 07 juin.

7 Kiel Institut for World Economy. LCI, D. 05 juin 2022

8 Il est surprenant qu'un directeur d'un institut de recherche en géopolitique parle au nom de ses compatriotes et use d'un «nous» qui conviendrait à un élu du peuple, ce que Pascal Boniface n'est pas, et se mêle de manière si personnelle d'une controverse qui relève des relations entre Etats. Ce serait au gouvernement français, à son président, au premier ministre ou au ministre des Affaires Etrangères de répliquer à Kiev.

Naturellement, P. Boniface peut intervenir en tant que citoyen lambda... (https://twitter.com/LCI/status/1533157554385305608).Mardi 07 juin, sur LCI, le général Jean-Marc Marill a pris le parti du président, très timidement, entant qu'historien...

9 A ce propos, le discours de V. Poutine à la conférence de Munich le 10 février 2007, est édifiant. Il annonce quinze ans à l'avance les événements en cours.