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L'échec des républiques postcoloniales (suite)

par Arezki Derguini

Autoritarisme, autorité et gouvernement indirect.

Les hiérarchies qui ne procèdent pas d'un « capital symbolique », d'un « charisme », d'une conduite qui mérite d'être suivie, bref qui ne possèdent pas d'autorité, se délitent. Elles ne gagnent pas l'assentiment de leur base et ne l'entraînent pas. Leur pyramide est rigide, elle ne se meut pas à l'impulsion de son sommet. La défiance peut même limiter ses mouvements et lui faire adopter une stratégie négative, elle comptera avec les écarts de sa base. Des hiérarchies formelles peuvent être « chargées » d'autorité par la réussite, des hiérarchies réelles peuvent être « déchargées » par l'échec. Les hiérarchies supposent des « croyants », des « disciples » et des « adeptes », non pas une masse sociale indifférenciée et obéissante. Comment une hiérarchie éclairée peut-elle conduire une « masse », si elle suppose cette dernière ignorante ? Et comment peut-elle l'en sortir, si elle ne lui fait pas éprouver ses croyances, ne lui permet pas d'en juger ? L'autorité a précisément cette fonction de faire engager la masse là où celle-ci manque d'assurance, de lui faire accomplir un saut qui lui permette de « revenir » sur ses croyances, de comparer ce qu'elle a appris avec ce qu'elle savait. Si l'autorité n'est pas capable de faire accomplir ces « sauts » qui transforment et renforcent les croyances et le savoir de la « masse », la masse retombe dans des habitudes condamnées à se dégrader. Car, il faut « changer pour que rien ne change ». Il faut changer pour préserver la dignité de chacun. La « masse » a besoin de la confiance dans ses autorités pour avancer, croire dans son avenir. Défiante, elle ne sera jamais « prête pour la démocratie », car la démocratie c'est se mettre en rangs, composer des fronts communs. Encore une fois, avoir de l'autorité pour une hiérarchie, pour le politique, c'est compter sur la confiance en honorant celle-ci. Une base confiante s'exécutera, une base défiante cherchera à se défiler. Quand on fait faire aux citoyens pour les tromper, ils finissent par s'en rendre compte, mais ils n'auront pas appris à faire autrement. Ils subiront alors la violence de leur situation, que ceux qui veulent s'en défendre essaieront de retourner contre eux.

Quand la hiérarchie manque d'autorité et ne peut pas recourir à la violence, elle n'obtiendra l'obéissance qu'en jouant sur les désirs. Elle commandera de manière indirecte, à la manière du paysan, en travaillant les propensions. Depuis la mort de Boumediène, nous sommes passés du style du gouvernement direct, celui du pasteur et de son troupeau, à celui du gouvernement indirect, du paysan et de sa plante. Avec le style de gouvernement indirect, ce qui est recherché n'est pas ce qui est commandé, c'est moins l'autorité, l'action directe qui importent que la stratégie, l'action indirecte, le dernier coup plutôt que le premier. À longue échéance, la stratégie sans l'autorité ne mène pas loin. L'autorité permet à la stratégie d'avoir plus de champ.

Dans une démocratie où la défiance est la règle, l'autorité du gouvernement représentatif est presque aussi formelle que celle des gouvernements au style indirect sous un régime militaire. Tous deux ne s'accordent pas avec leur société sur ce qui est recherché. Il faut recourir à des moyens détournés pour obtenir ce qui est recherché. La démocratie réelle peut se définir comme un style de gouvernement indirect puisque dans son essence, son gouvernement doit faire avec le consentement renouvelé de la société, que celle-ci soit confiante ou défiante. Gouverner de manière indirecte c'est conduire l'expérience du gouverné comme à son insu, mais c'est surtout cultiver ses propensions. Tant qu'une élite pourra gouverner en cultivant les propensions des gouvernés, le gouvernement pourra être dit efficace. Si gouvernants et gouvernés ne réussissent pas à s'accorder sur ce qui est recherché, si leurs propensions persévèrent dans la divergence, il faudra s'attendre à une rupture, à un retour de la « violence légitime ». Car ce qui sera obtenu par l'un et l'autre sera forcément divergent. Du reste, la société ne veut pas en général qu'on lui parle de stratégie, elle n'entretient pas des experts pour lui faire la leçon, elle veut des résultats. Elle est confiante ou méfiante ; elle attend d'abord des gouvernants des résultats qu'elle supportera ou ne supportera pas. Aussi peut-on soutenir que le gouvernement indirect représente le style de gouvernement par excellence. Car il s'agit toujours d'accorder des propensions. Et c'est par son moyen qu'il est possible de passer du régime militaire d'une société faiblement différenciée à un régime démocratique. Ce passage consiste en une convergence des propensions des gouvernants et des gouvernés. Et c'est par son moyen qu'un régime démocratique peut régresser vers un régime militaire, du fait que l'unité de la société n'est plus dans ses propensions. La société démocratique de défiance peut régresser du fait de la crise dans ses croyances et de l'incompétence de ses élites. Car les deux vont ensemble. Le régime militaire n'est pas loin, car il correspond à une élite qui se défie de sa société, qui ne partage plus ses croyances. Son gouvernement indirect s'efforcera de partager ses désirs, mais non ses propensions, ce qu'il ne pourra faire qu'un temps.

Pour une société émergente, l'autoritarisme et le gouvernement direct sont nécessaires pour conduire le changement social. La confiance sociale étant émergente et l'économie ayant de grands besoins, autrement dit les autorités et les moyens étant rares, il faut raccourcir la chaîne de commandement et économiser les moyens indirects. Mais d'un autre côté, le gouvernement indirect est indispensable pour conduire les réticents. Il y a une importance propre du gouvernement indirect quand on se rappelle que la société ne vit pas en autarcie et que le monde n'obéit pas à une société et à son gouvernement. Les « mécréants » et réticents sont donc plus nombreux que les « croyants » et les obéissants. L'autoritarisme doit alors pallier le défaut d'autorité afin que le gouvernement indirect puisse avoir les moyens de sa stratégie qui elle en est gourmande. Plus la stratégie est complexe, plus son chemin est détourné, plus elle a besoin de moyens indirects. Sur cela on ne s'est pas trompé, une forte autorité seule (on dit un État fort) est en général capable de conduire le changement. À condition de ne pas oublier que l'autoritarisme ne peut pas pallier indéfiniment le manque d'autorité, qu'il doit produire de la confiance sociale pour que puissent émerger des autorités. On ne confondra donc pas l'autorité avec ce qu'elle ne signifie pas en opposant strictement autorité et liberté. L'autorité suppose la liberté d'obéir, la communauté de croyances. L'autoritarisme d'une société déstructurée doit céder la place à des autorités dans une société structurée. Puisqu'il coûte davantage de conduire les « mécréants », que les « croyants », puisque les premiers sont non seulement plus nombreux, mais aussi plus « puissants » si l'on aspire à changer la division internationale du travail, pour qu'une société émerge et puisse aller contre les courants dominants, un « gouvernement autoritaire » et une société confiante sont nécessaires pour que puisse être mobilisés les moyens d'une stratégie internationale efficiente. Les sociétés postcoloniales ne disposant en général que d'autorités émergentes, l'émergence nécessitera un gouvernement autoritaire jouissant d'une bonne légitimité d'exercice. Légitimité qui ne conforte pas des désirs, mais renforce des croyances sociales, les désirs pouvant être contenus. Pour faire émerger la société, se transformer en « Etat démocratique » le gouvernement autoritaire devra prouver l'efficacité de sa stratégie, la justesse de ses croyances. Les sociétés postcoloniales qui ne disposent que d'élites émergentes ne peuvent qu'éprouver le besoin d'un homme providentiel, elles ne peuvent pas faire autrement que de subir un certain autoritarisme au départ, le temps qu'elles mettront pour produire des autorités auxquelles elles obéiront sans contrainte. L'écart entre le monde et la société justifie l'écart entre les croyances de la société et celles de son élite qui veut lui faire prendre place honorable dans le monde. Les autorités quand elles « tombent du ciel » (l'homme providentiel), doivent vite devenir des « autorités terrestres », des personnes extraordinaires qui ne cessent pas de créer des situations inédites, mais qui ne cessent pas de devenir des personnes ordinaires. Des personnes qui raccordent leur société avec les possibilités du monde plutôt qu'elles ne les enferment dans leur situation. Il faut changer pour ne pas changer, innover pour subsister, car le monde, la biosphère que chaque être vivant anime à sa manière, change. Nous ne sommes pas seuls à agir dans ce monde changeant, il faut changer pour subsister. L'autorité qui honore la confiance qui lui est accordée, économise les moyens de son gouvernement indirect, peut alors développer une stratégie compliquée que ses ennemis auront du mal à pénétrer.

Nos hiérarchies restent formelles et nos stratégies inefficientes, voilà pourquoi nous restons enfermés dans un clanisme qui ne dit pas nom. La production de charisme dans la lutte anticoloniale, qui a arraché la société de la nuit coloniale, n'a pas émergé dans les nouveaux champs de la compétition sociale et internationale, n'a pas touché à la division internationale du travail. La guerre coloniale s'est attachée à détruire le capital symbolique de la résistance et l'État postcolonial a poursuivi la tâche dans son œuvre de centralisation et de monopolisation du capital symbolique. La centralisation de l'autorité était nécessaire au nationalisme, mais sa monopolisation a conduit à son effacement. La production de capital symbolique, de charisme et d'autorités sociales n'a donc pas eu lieu dans les nouveaux champs de compétition, l'ancien capital symbolique ne s'est pas « converti » après la guerre en capital dans la vie quotidienne. Si dans la société traditionnelle de nature stationnaire le capital symbolique n'avait pas d'autre objectif qu'une reproduction qui l'épuisait dans la dépense, dans la société d'accumulation, il doit se « convertir » en capital social, organisationnel, matériel et humain[7]. « Que celui qui veut faire des affaires ne fasse pas de politique », s'en allait-on répétant depuis Boumediene. Jusqu'au jour où il faudra y concéder par la force des choses. Une hiérarchie marchande pour conduire la bataille de la production est aussi nécessaire qu'une hiérarchie militaire pour conduire une guerre. Car comment combattre le capital financier usuraire sans reprendre les armes à son service et qui les retournera contre lui ? Cette leçon avait pourtant été bien comprise par le mouvement anticolonial, elle est bien illustrée par la stratégie chinoise qui n'a fait jusqu'il y a peu que reprendre les armes du capital financier (servir le consommateur américain, constituer un capital financier et reprendre les pratiques occidentales sur les marchés mondiaux contre l'Occident). Une hiérarchie marchande est nécessaire aux côtés d'une hiérarchie politique et militaire, les affaires doivent faire de la politique, mais elles ne doivent pas s'identifier à l' « intérêt général », cela est très différent. Elles doivent faire de la politique, composer l' « intérêt général » avec les autres secteurs de la société. Et sous la domination mondiale du capital financier, il ne s'agit pas du tout de leur lâcher la bride, il faut qu'elles tiennent à leur société, ne subissent pas les forces mondiales centrifuges. Les « riches » doivent être exemplaires, autrement dit dotés d'un fort capital symbolique, être fortement investis par la confiance sociale, s'ils souhaitent « décoller » de leur condition. Décoller de leur condition n'est donc pas synonyme de décoller de leur société. Il faut au contraire qu'ils restent fortement attachés à leur société, que d'extraordinaires ils consentent à demeurer ordinaires. Seul notre sens pratique, autrement dit nos valeurs incorporées que nous partageons au-delà de nos divisions, peuvent faire coexister et s'entendre les hiérarchies sociales. Seule l'explicitation de ces valeurs communes avec l'émergence d'autorités réelles pourra nous donner une Constitution qui ne soit pas seulement celle de chaque président.

Le parti unique chinois a intégré les hommes d'affaires avec le décollage industriel de la Chine, il ne permettra pas le développement d'un capital financier qui pourrait dominer la société marchande. Le capital financier constitue la partie supérieure de la hiérarchie marchande, c'est par son biais que peut être conduite la société marchande. La Chine n'a pas accumulé seulement des excédents financiers, elle a formé une hiérarchie financière. Grâce à sa connaissance des marchés que lui accorde son action, si le capital financier doit diriger la compétition sociale, il ne doit pas l'administrer à la formation de son seul capital. Il tient sa puissance de l'accumulation des autres formes de capitaux, autrement, devenant spéculatif, il se déliterait, serait satellisé par les centres de gravité mondiaux. La domination du capital occidental sur le monde par le biais de son capital financier n'est pas une fatalité, elle a été mise en échec par l'Asie orientale. L'échec de sa prétention à dominer le monde par la finance l'engage dans une trajectoire spéculative et durcit son rapport avec le monde. Au plan social interne, cela signifie que les rentiers se disputent les intérêts, ruinent les plus petits d'entre eux et se désolidarisent de leur société. Des ruptures de génération sont en cours. Au plan mondial, il faut au monde occidental revenir de la surprise du choc chinois. La stratégie de la domination par le capital financier sera-t-elle mise en cause en Occident ?

Un certain rapport de la finance à la production, basé sur l'orientation de la production plutôt que sur la recherche de surprofit, au moment précisément où les profits se font rares, est donc nécessaire pour la croissance. Les bas profits doivent être la règle, justice sociale et efficacité économique doivent à longue échéance « faire bon ménage ». C'est d'une autre croissance dont nous avons besoin, d'une croissance sur laquelle la coopération mondiale ne veut pas encore s'orienter, une croissance moindre, mais mieux répartie. On comprend de ce point de vue que la libéralisation des banques actuelles est contre-indiquée. C'est de banques publiques et d'autres banques privées ou mutuelles dont nous avons besoin. Des banques plus proches des capacités et des besoins de financement de la société et de l'Afrique. Un profit minimum doit être recherché sur une large échelle avec l'aide de marchés africains qui puisse changer la vie des Africains et pas seulement sur quelques créneaux. La stratégie de remontée de filières n'est plus qu'une partie de la stratégie. Il faudrait à l'heure actuelle une vision à la fois plus internationale et plus locale pour la réforme de nos banques : étendre la production et la distribution du revenu plutôt que rechercher de gros profits. Il s'agit de resserrer les interdépendances locales pour pouvoir les étendre au-delà de la nation. Il ne s'agit plus d'entrer en compétition avec les puissances industrielles qui doivent maintenant se dégager de leur ancienne trajectoire. Il s'agit d'innover du point de vue africain. Il n'est ni possible ni souhaitable de suivre l'Occident sur le chemin de ses innovations, de se battre sur le terrain de ses mastodontes. La compétition avec lui par la remontée de filières n'est donc pas l'issue, sauf sur certains secteurs qui ne lui sont pas acquis. L'esprit qui doit animer la réforme des banques a besoin d'une approche locale et internationale, qui les rapproche des capacités et des besoins de financement de la société dans l'Afrique. Plus proches des aspirations d'une société qui ne se pense plus hors du monde, qui inscrit ses propensions dans la transformation du monde et de sa condition. La société doit revoir sa présence dans le monde. Elle doit ressentir clairement ses dépendances et ses appartenances, dans lesquelles elle doit être bien « assise ». De là découlera la stratégie qui ordonnera ses activités de consommation, d'épargne et d'investissement.

Gouvernement indirect et rationalité sociale.

La force d'une société est dans ses habitudes, ses normes sociales, car ce sont d'elles que dépend sa capacité d'innovation. Les normes sont une production d'habitudes par les conduites exemplaires qui sont passées dans la société. Les autorités en sont les centres de diffusion. Les bonnes habitudes libèrent l'initiative, les mauvaises ne lui laissent pas de place. Les bonnes habitudes ne figent pas, elles automatisent et accélèrent le mouvement. Nous automatisons nos activités, pour libérer notre esprit de la routine, pour être disponibles à de nouvelles activités. Nos routines sont les points d'appui de nos innovations. Habitudes et routines libèrent la société autant qu'elles la conservent. Or force est de constater que la société ne fait pas confiance aux autorités, aux habitudes, au contraire des sociétés exemplaires. Impossible de faire la part entre le prévisible et l'imprévisible. Nous avons appris à considérer les habitudes comme des pièges, des routines dont d'autres pourraient profiter à nos dépens. Aussi réfléchissons-nous quand nous devrions nous exécuter, aussi sommes-nous divertis par des problèmes qui ne devraient pas en être, sommes-nous attirés par de mauvaises compétitions. Aussi ne pouvons-nous pas nous soucier de ce qui nous attend, ne pouvons-nous pas affronter les vrais problèmes et produire des solutions inédites.

Une société émergente n'est certainement pas prévisible pour le monde qui l'entoure, un pilotage stratégique est nécessaire à son émergence. Mais si l'imprévisibilité est le fait de toute la société, il ne peut pas y avoir progression. Pour la société dans son ensemble, la prévisibilité doit être importante pour qu'elle puisse rationaliser et automatiser son comportement. Et c'est une telle rationalisation qu'il faut pouvoir effectuer dans le monde. La rationalité d'une société émergente échappe nécessairement au monde. Plus cette rationalité a quelque chose de particulier, plus elle est en mesure de lui échapper. L'Algérie a été colonisée pendant plus d'un siècle, elle n'a pourtant pas rendu les armes. On ne s'arrête pas suffisamment sur ce fait. Si sa rationalité qui ne s'est pas construite sur la division du travail guerriers et paysans n'avait pas échappé au monde colonial, trop occupé à la formater à son gré, elle aurait toujours constitué quatre départements français. Du fait que la rationalité de l'Asie orientale échappait complètement à la rationalité occidentale sont apparus les « dragons » asiatiques. Cela est dû pour une bonne part à la distance qui sépare ces deux mondes, à l'autonomie ancienne de leurs centres de gravité. Nous sommes trop proches de l'Occident, nos distances ne sont pas encore suffisamment respectueuses pour trouver une certaine autonomie. Nous n'avons pas peur de différer de l'Occident, mais nous restons dans la réaction. C'est en travaillant notre propre rationalité que l'on peut échapper à son emprise. L'Occident plutôt que de s'efforcer de nous « comprendre » et sa Science de nous définir, devrait s'efforcer de faire de la place à la diversité du monde pour bien interagir avec elle. Nos habitudes sont la sédimentation de nos comportements, elles forment comme en pointillé notre rationalité qui devrait inspirer nos stratégies. Et notre rationalité qui réside dans notre sens de l'honneur bien compris, comme nous le portons et non comme il est dit, forme l'esprit qui devrait animer nos habitudes et nos stratégies. Il est notre manière de dire liberté égalité. On a enfermé ce sens de l'honneur dans le passé, il faut l'en libérer. Ce sens n'a pas été et ne sera pas hors de l'histoire, il est dans l'histoire. La société moderne qui accorde la suprématie à l'Occident, s'accorde le privilège de l'historicité et le refuse aux autres. Le sentiment d'égale dignité ne cesse de croître dans le monde, on se battra toujours pour lui. Notre manière de dire ne devrait pas nous opposer aux autres manières de dire l'égale dignité humaine.

Dans toute société se disputent et s'accordent deux tendances : une tendance à la différenciation et une autre à l'indifférenciation, une tendance à différer qui creuse l'inégalité et une autre à égaliser, à combler l'écart creusé par l'inégalité. Du rapport entre ces deux tendances dépend la structuration de la société. La monopolisation du pouvoir a profité de la déstructuration de la société, de la faiblesse de la première tendance et de la force de la seconde. La tendance à l'indifférenciation a gagné la base de la société et la différenciation sa partie supérieure. Les deux tendances ne se sont pas harmonisées, il y aura crise sociale. Il y a « harmonie » quand l'indifférenciation rattrape la différenciation sans l'étouffer. La différenciation ne peut pas aller au-delà d'une certaine indifférenciation sans perdre sa justification. La différenciation occidentale a été jusqu'ici justifiée par la révolution industrielle qui a accordé la supériorité à l'Occident. Mais cette différenciation qui se poursuit est aujourd'hui contre-productive. Les riches n'entraînent plus les pauvres, ils veulent se bunkériser ou abandonner la terre. Pareils et différents doivent être les membres d'une société. Trop différents, la société explose ; trop pareils, la société qui ne peut pas s'immobiliser implose. C'est une marche cohérente de la différenciation et de l'indifférenciation, de l'égalité et de la liberté, que nous n'arrivons pas à mettre en route.

Libertés individuelles, normes sociales et habitudes soutenables

Quand on parle de la société présente comme d'une « société de surveillance mutuelle » à l'image de la société précoloniale, il faudrait préciser « société défiante de surveillance mutuelle », à la différence de la société traditionnelle qui était confiante. La « société sans État » partageait des valeurs, des normes dont elle surveillait l'application, ce qui n'est plus le cas avec l'État policier moderne. La société ne partage plus les mêmes valeurs, n'a pas amélioré par l'objectivation ses institutions de surveillance mutuelle, elle a dégradé sa surveillance en confiant sa surveillance à un État qui n'a pas changé la tradition, les habitudes mais les a affolées. Les comptes ne font pas les bons amis. L'autorité, les institutions reposent désormais sur la défiance sociale. Les élections sont emportées sans avoir besoin du vote des électeurs. La société est toujours une société de surveillance mutuelle, tout dépend des moyens qu'elle utilise et à quelles fins. Elle établit des comptes qu'elle se rend. Sa surveillance varie dans la vision, les divisions qu'elle a de ses comptes. Si elle ne surveille pas tous les comptes de la même manière c'est que tous n'ont pas la même importance, n'attirent pas la même attention. La société industrielle se caractérise par une forte objectivation de ses moyens de surveillance en même temps qu'une forte juridisation de ses rapports. Les individus sont séparés et leurs rapports sont fortement objectivés, détournés. Inutile d'opposer société libre et société de surveillance dans l'absolu. La société libre se surveille, la dominée est surveillée. La liberté ne va pas sans surveillance, plus elle est grande, plus ses canaux de circulation sont longs, compliqués et difficiles à entretenir. Au contraire des lieues au ban de la société. Beaucoup dépend des comptes tenus à jour et des moyens de « surveillance ». On surveille pour protéger et pour réprimer. Dans notre société postcoloniale, il faut distinguer la surveillance ordonnée, cachée, de celle ouverte, qui n'est souvent qu'un leurre, qu'un effet de surface.

Parce que nous avons disjoint production des normes sociales et production du droit pour avoir voulu construire la société par le haut alors que cela se fait de plus en plus difficilement, nous avons substitué un État policier à une société d'auto surveillance. Dans le monde d'aujourd'hui marqué par une crise de ses valeurs, le Droit ne formate plus les normes sociales, il anticipe leur progression pendant qu'elles « se » fabriquent. L'innovation n'est plus le fait de la classe dominante, du capital financier, ils se contentent de la susciter et de la capturer, de l'asservir. Nous naviguons entre deux eaux, le rejet d'une société défiante de surveillance mutuelle superficielle et le rejet d'un État policier profond.

Nous avons opposé les libertés individuelles et les libertés collectives aux libertés sociales, au lieu de les étager, de les faire s'appuyer, procéder les unes des autres. Les libertés doivent être à la fois individuelles, collectives et sociales pour s'amplifier. La liberté individuelle est différenciation de la liberté collective, elle est innovation. Elle est transformée par l'imitation en habitude collective puis en norme sociale ; d'extraordinaire elle devient ordinaire. Dans une société aux structures « plastiques », liberté individuelle et collective se répondent et s'harmonisent. La société progresse en se différenciant, en transformant la liberté, l'innovation en habitudes et les habitudes en conditions de l'innovation. La liberté individuelle différencie et se diffuse. Des libertés individuelles qui ne se diffusent pas divisent la société en milieux séparés qui peuvent alors s'éloigner les uns des autres. Les libertés se complètent et se limitent. Pour faire avancer les libertés comme habitudes collectives, les libertés individuelles doivent progresser et se limiter. Pour marier tous les adultes d'un village, d'une ?achira, d'un quartier, par exemple, on limitait les coûts du mariage, on épargnait collectivement pour que tous puissent se marier. Pour que des libertés concernent tout le monde, soient sociales, les libertés collectives doivent se limiter. Pour rester une société solidaire, l'épargne des riches ne doit pas aller entièrement à la consommation des riches, elle doit d'abord être investie dans la consommation de tous, ensuite dans la consommation privée. Sans liberté, la société ne respire plus, sans égalité, elle se disjoint. Limiter la progression verticale de la liberté, de l'innovation (liberté proprement dite), pour leur permettre de se diffuser horizontalement (égalité proprement dite), limiter leur diffusion horizontale pour leur permettre de progresser verticalement, deux mouvements qui doivent servir la progression des droits de l'ensemble social. Si nous consentons à une égale dignité, il nous faudra arbitrer sur la manière de progresser de chaque type de liberté en fonction des possibilités de progression réelles, mais il faudra veiller à ce qu'aucune ne puisse se détacher des autres.

Favoriser la diffusion des libertés individuelles, leur transformation en libertés collectives puis en libertés sociales : tel doit être le plan du droit qui n'est autre que celui de la rationalité en valeurs, celui du sens de l'honneur. La liberté individuelle doit pouvoir être à la fois imitée et limitée par la collectivité, une liberté collective doit pouvoir être imitée et limitée par les autres collectivités. Ainsi peuvent-elles alterner, se succéder et avancer de manière cohérente. Ainsi la « richesse » peut-elle « ruisseler ». L'innovation doit pouvoir s'exprimer, se diffuser et être partagée. Selon le contexte, une stratégie pourra articuler de manière différente progression de la différenciation, de la liberté et de l'égalité. Du point de vue des moteurs de la croissance, les exportations peuvent alterner avec la consommation. Les salaires seront compétitifs pour exporter, ils s'élèveront pour consommer. Ce que fait l'Allemagne avec son dialogue social et sa « codétermination », ce que se prépare à faire la Chine de manière autoritaire. Les propensions de la société à consommer, à épargner par exemple, doivent coller au contexte dans lequel peut se développer l'économie.

L'« État de droit » écrasant les libertés collectives et individuelles ne leur a pas permis de se transformer en normes sociales, il a promu des libertés sociales et a monté une machine sociale de dissipation du capital naturel[8] qui a accouché d'un capital privé difforme. Il a ensauvagé la société et ménagé des libertés individuelles et collectives à une minorité parasite. Les droits sociaux, des bienfaits en apparence, ont été de véritables poisons qui ont drogué la société. Le général Giap avait déjà désapprouvé le président Boumediene qui lui faisait visiter un village socialiste. Les paysans des riches terres du Nord n'ont pas appris à travailler la terre de nouvelles manières, on leur a appris à devenir des rentiers pour que des « fermiers » puissent avancer dans leur ombre et être « couverts ». Pas étonnant que Vietnam et Algérie divergent aujourd'hui.

Plutôt que d'opposer systématiquement les normes sociales, les libertés collectives aux libertés individuelles, les habitudes aux innovations, il faut les concilier dans un processus dynamique. La dynamique d'une société déroule une histoire où se succèdent innovations et habitudes. Les individus les opposent trop souvent, comme si les normes sociales pouvaient se recomposer d'elles-mêmes et que seules les innovations importaient, avec le sentiment que l'histoire était seulement faite d'innovations, abandonnant ainsi la fabrique des normes. Aussitôt que l'innovation est transformée par l'imitation compétitive en routine, on pense à l'innovation suivante et oublie le travail d'assimilation sociale, de routinisation qui a été déployée. Cette croyance est fructueuse dans les sociétés où les routines sont affermies par des institutions, où la compétition transforme l'innovation en routine ; elle est ruineuse dans les sociétés déstructurées. Les habitudes d'une élite peuvent favoriser les bonnes ou les mauvaises innovations et les innovations d'un Etat peuvent stabiliser ou empêcher les habitudes sociales. On peut ici replacer la « destruction créatrice » de Schumpeter : l'entrepreneur détruit d'anciennes habitudes et en crée de nouvelles. Il innove et l'économie transforme l'innovation en routine, ainsi progresse-t-elle. Quand la société n'innove pas et que les temps changent, ses routines s'érodent. Dans la course pour la performance et la puissance, la société marchande de classes, poursuit indéfiniment la transformation et l'objectivation de ses innovations en routines, la mécanisation et l'automatisation de son activité. Elle pousse vers une surconsommation d'énergie, des crises écologiques (détruit le capital naturel) et des crises sociales (partage mal, concentre, les autres formes de capitaux : social, humain, physique et financier). Dans les sociétés postcoloniales, habitudes et innovations complotent toutes les deux contre la stabilité de la société. Elles ne se complètent pas, elles déstructurent la société. Une crise de subsistance peut s'installer et devenir dramatique.

Avec le choc colonial, nous n'avons réussi ni à tenir à un système d'habitudes ni à en fabriquer un, parce que nous avons été incapables de tenir à nos habitudes et d'innover. Nos élites tenues hors du monde ou confortées ont été vaincues ou subjuguées. Notre réponse a longtemps été inadéquate. Quand leur environnement change, les habitudes ne peuvent pas être conservées si des innovations ne les transforment pas. Les habitudes pour subsister ont aussi besoin de l'innovation. Parce qu'innover c'est améliorer ses habitudes, celles avec lesquelles on s'oppose, l'on rompt ne doivent pas faire oublier celles qu'elles supposent, qui vont recevoir les nouvelles que l'on pose. Certaines innovations rompt le système d'habitudes (innovations dites disruptives) d'autres le renforcent pour servir d'appui à d'autres innovations. La société est comme une machine sociale. Ses habitudes sont comme ses mécanismes et ses innovations ce qui lui permet de garder prise sur un monde ouvert. Nous avons associé innovation et destruction, de part et d'autre, modernistes et traditionalistes. Table rase d'un côté et immobilisme de l'autre. Ils tiennent par un seul bout le processus de différenciation : conservation ou innovation. Nos richesses naturelles nous ont permis de subsister dans cette opposition binaire où ne peuvent pas se stabiliser, se concilier innovation et routine. La crise des habitudes et de l'innovation apparaît avec leur dissipation. La défaite de nos élites réside depuis longtemps dans le divorce entre innovation et conservation. Elles ont choisi l'une contre l'autre. Nous avons choisi des promesses d'habitudes individuellement ou collectivement sécurisantes contre des habitudes collectives soutenables.

Pour une petite part, la société vivait dans la nostalgie de ses habitudes perdues. Pour une part plus jeune et plus large, elle était toute tournée vers l'idéal socialiste, pas encore vers la consommation, mais déjà vers la fonction publique, mais pas vers l'entreprise. Rares sont les milieux qui ont pu faire avec leurs habitudes, les confronter au monde, y tenir et les transformer. On n'en voit pas les résultats. Beaucoup sont restés au ras du sol, ils profiteront « mieux » de l'ouverture que les idéalistes. Nous avons laissé notre sens pratique de l'honneur en jachère, les mauvaises « herbes » se sont multipliées. Nos habitudes que nous n'avons pas travaillé et celles que nous avons adoptées sont sans autre continuité que négative. Nous nous sommes livrés à des habitudes « individuelles » et avons désappris à faire collectivement société.

En guise de conclusion, il faut redonner à la société et à son sens de l'honneur, la liberté de se donner les cadres sociaux qui peuvent lui permettre de rétablir la confiance en elle-même. Les cadres sociaux par lesquels et dans lesquels les individus s'accorderont « le droit d'avoir des droits ». Car sans confiance de la société en elle-même et en ses valeurs, la différenciation sociale ne peut être que chaotique. Chaos qui, en cas de crise de subsistance, ne peut être que dramatique. Ce n'est qu'à partir de cadres où l'interconnaissance est possible que les individus et les groupes auront confiance dans les droits, les libertés qu'ils s'accordent mutuellement. Nos sociétés ont la hantise de leurs « élus », de leurs hommes extraordinaires qui se retournent contre elles, qui cessent d'être ordinaires. Elles finissent par les détruire eux et conjurer leur fabrique. Dans cette confiance que nous irons chercher dans notre sens pratique, pourront naître des comportements exemplaires dignes d'être suivis, des maîtres qui pourront réaliser leurs œuvres et être imités. Dans cette confiance, l'ordre pourra naître du « désordre » ; du désordre de la différenciation, de la compétition et de l'innovation, émergera et se fixera l'ordre des habitudes. Des cadres sociaux où les divisions entre civils et militaires, riches et pauvres, maîtres et compagnons, et toutes les autres, opposeront certes, mais seront aussi sources d'enrichissement, car de combats partagés. Nul besoin du monopole de la violence pour garantir nos droits, mais d'une force sociale qui sache se transformer en force militaire pour faire face aux forces ennemies. Nul besoin de la concentration de la richesse dans les mains d'une minorité pour épargner, investir et accumuler, mais des entrepreneurs qui puissent gagner la confiance de l'épargne, la mobiliser pour innover et innerver la société de leurs innovations.

[1] Max Weber. De la domination. Paris. La Découverte. 2013

[2] Je parlerai indifféremment de capital symbolique selon P. Bourdieu, d'autorité au sens d'H. Arendt et de charisme au sens de Max Weber. La prédominance de la notion de capital symbolique renvoie à une dynamique de différenciation et d'accumulation des différentes formes du capital.

[3] « La reconnaissance du droit à l'autodétermination comme Droit de l'Homme par la communauté internationale encourage la décolonisation en Asie et en Afrique. Bien que cette idée ne fût pas nouvelle, l'esprit du temps s'était modifié, des élites nouvelles étaient apparues dans les pays colonisés et celles-ci, après la période de subjugation suivie par celle du complexe d'infériorité, cessent désormais de tolérer d'être gouvernées par l'étranger. » Gérard Chaliand. « Des guérillas au reflux de l'Occident ». Ed. Passés composés, Paris, 2020.

[4] Les modernistes continueront de penser sans le dire que la colonisation a été un bienfait pour les sociétés archaïques, elle les a arrachées de leur sommeil profond. Jusqu'à l'humaniste et non marxiste P. Bourdieu, qui dans son article la révolution dans la révolution compatit aux souffrances du peuple algérien, n'en laisse pas moins entendre le travail de civilisation de la guerre coloniale. Elle a révolutionné la société traditionnelle et l'a préparée à entrer dans la société moderne. https://esprit.presse.fr/article/bourdieu-pierre/revolution-dans-la-revolution-16465

[5] Sun Tzu, L'Art de la guerre.

[6] Le sociologue Max Weber (1864-1920) donne une définition toute religieuse de la domination charismatique qu'il tend trop à dissocier des autres types de domination. C'est «l'autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d'un individu [.] elle se caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d'un homme et par leur confiance en sa seule personne en tant qu'elle se singularise par des qualités prodigieuses, par l'héroïsme ou d'autres particularités exemplaires qui font le chef». Pierre Bourdieu propose une définition tout objective et circulaire du capital symbolique : « J'appelle capital symbolique n'importe quelle espèce de capital (économique, culturel, scolaire ou social) lorsqu'elle est perçue selon des catégories de perception, des principes de vision et de division, des systèmes de classement, des schèmes classificatoires, des schèmes cognitifs, qui sont, au moins pour une part, le produit de l'incorporation des structures objectives du champ considéré, c'est-à-dire de la structure de la distribution du capital dans le champ considéré. »

[7] Le capital symbolique peut alors devenir tel que le définit P. Bourdieu, capital symbolique, autorité, de chaque forme de capital.

[8] La fuite en avant se poursuit, la prochaine victime sera le capital naturel de l'agriculture saharienne. Après le pétrole, le Sud va exporter son eau. On va se tourner aussi vers d'autres ressources minières, que les hydrocarbures ne déclassent plus.