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L'échec des républiques postcoloniales

par Arezki Derguini

Tout charisme [...], à chaque heure de son existence, et toujours davantage au fur et à mesure que les heures se succèdent, tend à connaître une mort lente, par étouffement, sous la pression des intérêts matériels, après avoir vécu, dans la tempête des émotions, une vie étrangère à l'économie.[1]

Dix années se sont écoulées depuis le premier « printemps arabe ». C'est au tour des régimes monarchiques de passer à l'offensive.

Mieux attachées aux démocraties occidentales, elles espèrent prendre leur revanche sur les républiques. Faut-il parler pour ces républiques postcoloniales de la fin d'un cycle, la fin du cycle révolutionnaire ? Je défendrai ici le point de vue suivant : la dé-légitimation des élites anticolonialistes résulte de la dissipation de leurs ressources matérielles et symboliques. En termes plus précis, la dynamique de production du « capital symbolique »[2] engagée par la lutte anticoloniale qui a produit la forme d'un capital politique et militaire a été dissipée par les régimes militaires. Le capital symbolique du capital politico-militaire n'a pas suscité celui en mesure de former les capitaux nécessaires pour relever les défis économiques et culturels, il n'a pas appelé les vocations et les organisations qu'exigeait la compétition dans ces nouveaux champs de bataille. Il a été dissipé. Le combat politique s'est poursuivi dans l'arène politique internationale en formant un capital diplomatique, mais s'étendre à l'arène économique, sans produire de capitaux, de compétences en mesure de prendre part à la bataille de la production. Les régimes autoritaires n'ont pas pu se dépasser, car ils n'ont pas voulu ni pu susciter de « capital symbolique » en mesure de révolutionner la vie culturelle et matérielle. Le mythe du développement a absorbé les énergies. La compétition sociale n'a donc pas produit le capital, les forces et les armes, en mesure de prendre part dans la bataille de la production mondiale comme elle l'avait fait dans sa lutte anticoloniale, elle est restée en dehors de ce que Boumediene appelait la bataille de la production, mais qui contrairement à sa stratégie ne devait pas se dérouler dans le champ domestique, mais dans celui mondial.

Le capital politico-militaire s'est découplé, désarmant le capital politique et bridant le capital militaire, empêchant son capital symbolique de s'attacher à la formation d'un capital culturel et économique pour s'imposer dans la nouvelle compétition. Car la généalogie du capital devait résulter de la différenciation du capital militaire, de par sa dimension politique et symbolique, en capital militaire, capital culturel et économique. La vision du capital politico-militaire n'embrassait pas la formation d'un capital culturel et économique. Car l'art de la guerre n'est qu'un moment particulier de l'art plus général de la compétition. Art général de la compétition qui s'est cristallisé en art militaire et art diplomatique lors du combat anticolonial. Le capital militaire comme production de la guerre anticoloniale n'a pas été porté au point de se prolonger et de se diversifier en capital culturel et économique, le combat est resté militaire et diplomatique, alors que la compétition était passée au plan économique et culturel. Les arts de la guerre et de la diplomatie n'avaient pas été portés par un art du combat en général et ne se sont pas prolongés en un tel art. Le régime militaire empêcha le développement d'un tel art, plutôt que d'en être son instructeur. La guerre révolutionnaire n'a pas transformé radicalement les dispositions de la société, la couche révolutionnaire qui avait développé de profondes dispositions de combat était amoindrie : sb'a snine barakat, la société a été renvoyée à la domesticité. L'exemple du capital politico-militaire, euphémisme savant pour désigner le moudjahid, ne servit pas la cause de la production de nouveaux moudjahidine et de nouvelles armes, il ne « migra » pas dans les nouveaux champs de bataille. Sa « descendance » ne fut pas dressée pour triompher des nouvelles compétitions, il n'enfanta pas de stratèges entrepreneurs nationalistes, comme le fera la Chine après Mao-Tsé-Toung ou les « dragons » asiatiques au cours de la guerre froide. La guerre révolutionnaire n'a pas pu inscrire d'« ordre de combat » dans les dispositions sociales. Une telle inscription fut combattue par l'État colonial par la guerre et par l'État postcolonial par la monopolisation du capital symbolique. Le capital symbolique fut réduit par le capital technocratique. Le « djihad » ne migra pas dans la production culturelle et économique, il ne s'arma pas des armes dont il avait désormais besoin. De nouveaux moudjahidine ne prirent pas le relai des anciens, la jeunesse de l'indépendance fut bridée, fonctionnarisée. On importa un art de la guerre européen, d'État contre État, qui dépossédait la société de son génie qui lui avait permis de triompher d'une puissance d'État. Car c'est de la doctrine militaire, sa façon de prendre les confrontations non guerrières, que s'enfante la doctrine politique et économique. Pas de place pour la société civile sans doctrine militaire qui accouche de son rapport aux nouvelles confrontations d'une doctrine politique et économique. L'armée ne pourra « se retirer » du pouvoir politique que lorsqu'elle aura une doctrine claire, une vision et division du monde et de la compétition qui fassent de la place à ses « nouvelles forces armées », ses nouveaux « capitaux ». La société indépendante a évité la rugosité des conflits qui police les rapports, forge l'art de la compétition, elle a perdu son sens pratique et s'est donné de fausses Constitutions, elle n'a pas produit d' « ordre de combat ». Sans art de combat, elle continue d'éluder la question. On voulait sortir de la guerre, on y resté parce que nous avons refusé de la regarder pour libérer nos compétitions.

Le capital politique n'eut pas confiance dans la société qui pourtant de sa fréquentation mondiale fit son apprentissage, trempa son caractère et s'attaqua aux rapports de force internationaux. La sur-dramatisation des conflits internes et le refoulement de l'histoire y contribuèrent. Les élites postcoloniales reproduisirent les comportements timorés des élites civiles d'avant la guerre d'indépendance. Derrière le volontarisme du chef, la monopolisation du pouvoir d'agir achevait de conformer une volonté sociale passive. Nous sommes à la fin d'un cycle, comme le fut la société politique indigène pendant la colonisation[3] avant l'irruption du FLN. Nous ne nous sommes pas encore décidés à nous auto-diriger comme en décidèrent nos aînés qui déclenchèrent la guerre d'indépendance. Nous continuons de chercher nos maîtres à penser hors de nous-mêmes. Nous y avons trouvé un certain confort.

L'esprit de combat avait changé, l'élite fut subjuguée par le savoir occidental, à commencer par le savoir militaire. Le savoir local, l'unité de la pratique et de la théorie, ont été rompus. La société a subi son infériorité culturelle. Nous ne pensons toujours pas fabriquer nos maîtres à penser qui nous permettraient de nous rendre des comptes. Notre écart est trop faible vis-à-vis de l'Occident. Après qu'il ait cédé devant le combat anticolonial, il a pensé le « développement » pour nous. L'élite est-elle en mesure aujourd'hui de retourner les armes du savoir occidental contre son hégémonie ? Car il n'y a pas de doute, il nous faut hériter du savoir du monde, pour que nous puissions en faire nos « armes ». Le savoir n'est pas neutre, il est une production de la société pour elle-même, il est engagement de la société dans une expérimentation. Il ne se déracine pas d'une vision du monde, il est investissement dans une expérience sociale. Investissement du savoir du monde retourné en savoir de soi et pour soi. Nous sommes dans le monde, nous resterons dans le monde, mais auquel sommes-nous destinés ? Le savoir du monde affaiblit ou renforce la puissance, les croyances et les désirs d'une société. Le monde n'a pas été conquis par l'Occident parce que ses races étaient supérieures ou l'homme européen particulier. L'Occident a conquis le monde parce que ses croyances ont rencontré la puissance dans laquelle elles se sont trouvées exaltées. À ses yeux, les génocides, les déplacements de populations, qu'il commettait n'étaient que des dommages collatéraux : il civilisait le monde, entraînait le monde à sa suite[4].

Les pays émergents, il faudrait dire en vérité ré-émergents, concernent principalement d'anciennes puissances dont les pays d'Asie orientale, l'Inde et la Turquie. Ils mobilisent un capital de confiance et de savoir-faire dont les sociétés postcoloniales ne disposent pas. Ces dernières ont trop longtemps été enfoncées dans la nuit coloniale. Elles n'ont pas suffisamment de distance vis-à-vis de la modernisation occidentale. Les sociétés des pays ré-émergents, humiliées par la supériorité industrielle de l'Europe, voulurent savoir et comprendre ce qui faisait qu'elles purent être dépassées. Le Japon fut le premier à relever le défi. Il incorpora aisément la machine thermique dans son savoir-être et son savoir-faire. La rationalisation de l'activité et l'activité « industrielle » y avait une histoire ancienne. Les sociétés postcoloniales qui se sont constituées à l'occasion des luttes de libération nationale, héritent de sociétés déstructurées, et qui avant de l'être étaient caractérisées d'« irrationnelles ». Elles sont fières de leur conquête politico-militaire, se sont remises de la honte, mais pas des traumatismes qu'elles ont subis. Les indépendances ont conforté leur déstructuration. Elles ne se sont pas encore reprises de la colonisation. Il leur est demandé aujourd'hui de bien digérer leur défaite. Le concept de colonisabilité d'un penseur algérien hétérodoxe qui aurait pu porter le débat politique au plus profond de la société fut vite écarté par la pensée postcoloniale du développement. On a préféré faire table rase. Cent-trente ans de colonisation n'ont pas été proprement digérés : ils nous ont structurés, mais la déstructuration et la restauration n'ont pas été pensées.

Plutôt que d'opposer les civilisations, depuis la crise que traversent les républiques postcoloniales et en rapport avec elles, les auteurs préfèrent opposer les sociétés selon leurs traditions, leur forte ou faible tradition étatique en particulier. La progression passe par l' « assimilation » des habitudes du vainqueur, mais non pas pour s'y soumettre, mais pour en triompher. Le nationalisme s'est arrêté à mi-chemin. Notre rapport à l'histoire est de l'ordre du refoulement. «Connais ton ennemi et connais-toi toi-même ; eussiez-vous cent guerres à soutenir, cent fois vous serez victorieux. Si tu ignores ton ennemi et que tu te connais toi-même, tes chances de perdre et de gagner seront égales. Si tu ignores à la fois ton ennemi et toi-même, tu ne compteras tes combats que par tes défaites.»[5]

Les chocs que constituent les crises mondiales actuelles et à venir risquent de ne pas être amortis dans un certain nombre d'États postcoloniaux du fait de leur faible enracinement dans la vie sociale et matérielle. La dissociation de la culture et de la vie matérielle sépare leur économie de leur société. Leur savoir, leur économie n'appartiennent pas à leur société. Ils risquent de nouveau la dislocation.

Capital symbolique et capitaux

Il n'y a pas là cependant fatalité, mais plutôt une question de fabrique de capital. Nous avons assisté à une centralisation du capital symbolique, au développement d'une vision technocratique où le capital était avant tout un capital physique qui ne procédait pas d'un capital symbolique qui était pourtant au cœur du mouvement anticolonial. Le capital sort des fabriques de la société, le capital symbolique en est comme la cellule souche. La société a besoin d'autorités pour s'organiser et accumuler. Nous n'en sommes encore qu'à de l'anti-autoritarisme, celui que nous a légué le combat anticolonial. Toutes les formes de capitaux apparaissent comme issues des émanations du capital symbolique. Le capitalisme est le régime qui transforme toutes les formes de capital en capital monétaire et financier. Il soumet la vie sociale et matérielle à la production de capital financier. P. Bourdieu reste prisonnier du capitalisme en soumettant le capital symbolique au capital économique, l'intérêt symbolique (l'honneur) à l'intérêt matériel. Bourdieu avec sa vérité économique de l'échange gauchit un certain Marx, l'économique en dernière instance. Il n'a pas voulu consentir à ce que le capital symbolique puisse être la vérité du capital économique, que l'économie subisse la vision et division de la société que lui impose le groupe. Car d'où vient le capital économique ? Pourquoi ne s'est-il pas accumulé s'il est la vérité de l'accumulation ? Parce que la société traditionnelle s'aveugle, s'obstine à ne pas voir la réalité en face, est sa réponse. Pour Bourdieu, pas besoin de réponse concrète à la question de l'origine du capital économique, l'économie a ses lois que l'indigène méconnaît. Les sociétés de l'Asie orientale accordent plus de valeur à l'intérêt symbolique qu'à l'intérêt matériel, à la rationalité en valeurs qu'à la rationalité en finalité (Max Weber), elles sont plus solidaires et plus compétitives. La compétition a besoin d'un esprit de corps que ne peuvent pas donner le capital économique et la rationalité instrumentale. La lutte idéologique aujourd'hui se déroule autour du rapport entre l'individu et le groupe, entre l'individu abstrait qui est séparé de ses interdépendances et subit l'axiomatique de la Science et du Capital et l'individu concret qui est objet et sujet de ses interdépendances, de ses formations collectives, et qui se détermine en fonction des puissances d'agir dans lesquelles et avec lesquelles il peut entrer en action.

C'est de la compétition que se forment toutes les formes de capitaux, à commencer par le capital symbolique. La compétition « forge » le capital, la guerre est la forge du capital militaire, le capital est l'arme de la compétition, voici la définition unitaire du capital que je retiens de Pierre Bourdieu, sous laquelle je mets celle de Marx vidée de son anthropocentrisme, étendue au travail non humain des matières, des machines et des êtres vivants. La matière, le vivant, l'énergie et l'information sont des « machines » qui toutes « travaillent ». Tout est travail, direct ou indirect. Tout travail se situe à l'intersection de chaînes de travail direct et indirect qui peuvent plonger profondément dans le temps et l'espace de la biosphère. Travail transformé en capital, en arme de combat et de compétition. Et ce sont donc les compétitions qui vont définir les formes de capitaux et leurs rapports. Aujourd'hui, il s'agit de savoir si ces compétitions vont accroître la puissance de la biosphère et donc de l'humanité ou celle d'une minorité qui serait prête à abandonner la planète au déluge, si ces compétitions vont, pour convertir toutes les formes de capitaux en capital économique, détruire les autres formes de capitaux ou si elles vont accroître la puissance d'agir en général. Dans la « société traditionnelle », la compétition existe, mais celle qui est privilégiée n'est pas celle économique. Le capital économique est dissipé par le capital symbolique, il n'a pas de vérité propre qu'il puisse imposer au capital symbolique. L'individu concret cherche à faire sa place dans le système d'interdépendances, mais sans la propriété privée. Alors que le colonialisme attaque la société indigène par la propriété privée, Bourdieu se bat sur le front philosophique, celui de la Raison. Le philosophe se jette dans l'arène ethnologique. Il s'en prend au sens pratique, au sens de l'honneur, aux valeurs de la société indigène qui seraient des valeurs irrationnelles. La Raison manque dans cette société. Les révolutionnaires ne sont pas des révolutionnaires et la société ignore la vérité de sa situation. Le sens de l'honneur ne serait-il pas ce que l'on appelle aujourd'hui le sens de l'égale dignité humaine ? Ce que nous avons dû avaler est incroyable ! En fait, pourquoi la société post-traditionnelle devrait-elle faire confiance à l'argent ? De quel passé tire-t-il son autorité, d'où peut-il la tenir à l'avenir ?

La compétition tend à définir des champs, des formes de capitaux ou compétences, des règles et des habitudes pour conquérir des positions. Dans le champ dominant de la compétition mondiale, le champ économique, le capital économique n'est pas une « chose », il est doté d'un capital symbolique et il est une partie objective du capital qui se subdivise en capital social, culturel et économique au sein de la biosphère. C'est dans le modèle de développement que déploie le capital symbolique, que se déclinent les autres formes de capital : conduites exemplaires, normes, capital organisationnel, institutions et capital physique. Qu'est du reste le capital physique ? Du savoir-faire matérialisé et mécanisé. Notre capital symbolique est dans notre sens de l'honneur qui répartit les formes de capitaux et définit leurs rapports. Des sociétés tribales et de la guerre d'indépendance à la nation, il a disparu et n'a pas pu soutenir la volonté de puissance nécessaire à la volonté d'indépendance économique et culturelle. Il a été écrasé par un capital économique importé. Nous sommes devenus incapables de nous confronter aux autres nations. C'est que notre victoire politique nous avait fait oublier que le colonialisme nous avait profondément défaits. Il avait détruit nos fabriques élémentaires de capital, les capacités de défense de notre sens de l'honneur, que l'autoritarisme et le modernisme ont ensuite réduit à un archaïsme. L'égale dignité fondamentale dont il était porteur qui a été massacrée par la guerre coloniale avec ses centres de regroupements de population, ses marchés du travail, n'a pas retrouvé ses conditions d'exercice.

Le sens de l'honneur a été traité de rationalité sociale hypocrite qui ne reconnaissait pas la rationalité objective du calcul et de la prévision, devant laquelle il devait succomber (P. Bourdieu). La société moderne a érigé ce sentiment d'égale dignité en idéal, mais elle en avait perdu depuis longtemps la réalité. Les sociétés occidentales emportées par le sentiment de puissance n'ont donc pas étendu l'égalité, mais son sentiment d'un côté et son contraire, l'exploitation d'un autre. La duplicité de la société occidentale étant particulièrement manifeste dans les sociétés sous sa domination. Une société traditionnelle conçut à l'image de la société occidentale ? Peut-on venir à bout de l'hypocrisie ? Celles qui prétendent en venir à bout, plutôt que de faire avec, en deviennent les plus grandes victimes. Faire la critique d'une société en même temps que sa propre autocritique ne suffit pas à faire sortir d'une société que l'on croit pouvoir surplomber. On reste dedans et sans prise réelle sur elle, on rate la possibilité de la transformer.

Le capital symbolique politico-militaire qui a été accumulé lors de la lutte de libération nationale a été empêché de renaître de ses cendres après la guerre, il n'a pas fructifié. Le sens de l'honneur ne s'est pas ramassé, n'a pas pu irradier et n'a pu requérir les nouvelles formes de capital qu'appelait la nouvelle compétition internationale. Le comportement du président Boumediene était exemplaire, mais il ne servit pas d'exemple, il ne se dupliqua pas et les intérêts matériels passifs triomphèrent de son charisme. Ses thuriféraires ne sont pas allés apprendre à travailler et faire travailler de sorte qu'ils puissent vivre du travail. Pas de capitaines d'industrie, pas de remontée de filières, pas de maîtres dans le champ du savoir-être et du savoir-faire. Les « samouraïs » de la révolution ayant survécu, fatigués, sont rentrés chez eux ou ont fait profil bas. Le charisme du dirigeant, d'extraordinaire n'est pas devenu ordinaire (Max Weber), il ne s'est pas transformé en modèle, mais en contre-modèle. Il n'a pas produit dans son sillage habitudes et organisations, il s'est transformé en culte de la personne et s'est retrouvé en porte-à-faux du mouvement social. Il s'est trompé de fonction : il s'est figé en autorité indépendante au lieu de servir d'exemple à de nouvelles habitudes et traditions. Il n'a pas fait administrer, n'a pas normalisé les compétitions au travers d'institutions. Il a poursuivi le travail de sape des institutions coloniales dont la propriété privée, l'État-nation, qui voulaient livrer l'individu à l'Etat colonial : on a séparé l'individu et ses groupes de leur sens de l'honneur, de leur puissance d'agir. On a chassé la propriété privée coloniale, mais pour monopoliser le pouvoir et la faire revenir après avoir fait subir à la société ladite « tragédie des communs ». On a imposé des institutions à la société au lieu de lui en faire produire par l'exemple et la normalisation de ses compétitions.

Le charisme (ou capital symbolique) est au départ des processus de transformation sociale d'une société peu différenciée[6]. Il répond à la question qui accumule quoi ? C'est de ce type de capital symbolique que procèdent les autres formes de capitaux, à commencer par le capital social (la confiance sociale, les conduites adéquates) et ses formes objectivées (capital institutionnel, organisationnel et matériel). C'est de la confiance sociale que procède la confiance dans les règles sociales, les institutions et leur fixation. Sans la confiance, il ne peut y avoir de règles fixes. Ce n'est pas difficile à constater. Et c'est du capital symbolique qu'émane la confiance sociale.

Tradition, habitudes et innovations

J'associerai, à la différence de Max Weber qui vise trop à opposer la société européenne aux autres sociétés et à cantonner le charisme dans le religieux, la notion de charisme à celle d'innovation de Gabriel Tarde. L'extraordinaire c'est l'inédit, il s'attache moins à la personne qu'à l'évènement. Il y a charisme, capital symbolique et innovation quand le milieu faisant face à une situation inédite s'en remet à une conduite exemplaire qui en apporte la solution. Innovation qui « prend » et qu'il prend, imite et reproduit jusqu'à l'assimiler. L'imitateur fait alors confiance à l'innovateur, il obéit à son mode d'emploi pour imiter le fonctionnement. En copiant le fonctionnement, il s'approprie l'innovation, la décompose, la stabilise en routines et peut projeter de la recomposer en de nouvelles combinaisons s'il rencontre de nouveaux éléments qui lui permettent d'aller vers de nouvelles innovations. Le processus de transformation sociale est un processus d'habituation et de déshabituation, que l'innovation transforme de processus circulaire en processus en spirale. L'innovation déshabitue d'abord, se transforme en habitude lorsqu'elle est assimilée par la société, puis une nouvelle innovation déshabitue à nouveau quand la société se trouve dans un milieu ouvert qui lui offre la possibilité de nouvelles combinaisons. Nous sommes malades de nos importations que nous n'avons pas su digérer. La métaphore biologique est ici tout à fait pertinente. L'étatisation a formé des cadres, mais elle les a fonctionnarisés et ne leur a pas permis d'innover.

Dans la société précapitaliste, le capital symbolique, la conduite exemplaire n'était pas « en apparence » d'innovation, mais de conformation au groupe. Cela ne bougeait pas « en dessous » du groupe. P. Bourdieu ne fait pas interagir la société moderne et la société traditionnelle qu'il définit séparément. Il les sépare et les oppose, pour faire saillir des spécificités. L'une est rationnelle, l'autre irrationnelle. Il n'y en a que pour l'interaction coloniale qui conduira la société traditionnelle à la société moderne. La société traditionnelle a été empêchée d'interagir avec la société moderne, la société moderne seule agissait. L'objet d'étude ne sera pas l'entrepreneur audacieux, mais le sous-prolétaire, image de la société traditionnelle défaite de son capital symbolique. La société traditionnelle est figée pour être définie, elle est étudiée dans sa défaite. On passe sous silence le fait que la conformation du groupe ne pouvait être qu'en résonnance avec son milieu extérieur. La conduite exemplaire n'était pas enfermée dans le groupe, même si la situation statique globale en donnait l'impression. Elle devait être en mesure de répondre aux défis extérieurs. La guerre, forte de sa puissance industrielle, fut le défi qu'imposa la société moderne à la société obéissant à la « Tradition ». Il n'y a pas de tradition avec un grand T, mais des traditions, autrement dit des habitudes de pensée et d'agir. Sans changement notable, sans innovation exigée par le milieu, la tradition s'étale, avec le changement rapide, la tradition apparait pour ce qu'elle est vraiment, des habitudes. Le sens de l'honneur a fait réagir la société colonisée à l'expropriation coloniale. La société de la « Tradition » n'était pas libre d'innover, elle a quand même innové. L'innovation répondait au milieu extérieur, elle lui emprunta, elle s'appuya sur la valeur internationale d'autodétermination et emprunta un modèle chinois et vietnamien de la guerre révolutionnaire. S'enfermer et s'immobiliser quand le monde bouge, cela signifie s'anéantir ou se soumettre, si ce n'est pas le faire de manière temporaire, le temps de retrouver ses sens. Car il faut investir le monde pour s'y retrouver et pour cela il faut un « capital symbolique » qui croit en la possibilité de la réussite et la désire, il faut une confiance dans un tel engagement. La Révolution emprunta ensuite la voie de la modernisation et remisa le sens social de l'honneur. Elle fut incapable de la digérer. Qui digère quoi ? ... Elle n'accoucha donc pas de révolution industrielle. La modernisation signifiait monopoliser la violence, dissoudre le groupe pour libérer l'individu et former l'État-nation. On combattit ainsi les conduites exemplaires, pour imposer celle du citoyen anonyme. Comme au temps colonial, on empêchait ainsi le mécanisme et la dynamique de l'imitation et de l'innovation de fonctionner. Être comme les autres signifia consommer comme les autres, et en consommant sans produire, on s'est rendu malade. Car une société n'imite la conduite exemplaire, d'un président par exemple, que si son cercle l'imite, et que son cercle est imité par un cercle plus large, etc. Les routines et l'innovation se communiquent au travers de croyances et de désirs communs. Quelles routines et quelles innovations se sont communiquées du premier cercle aux cercles suivants ? ... Nous voulions prendre des raccourcis, dépasser le tribalisme et le régionalisme sans nous appuyer sur eux, on imposa des chefs de région et des chefs de « tribus ». Il faudra repasser par-là, mais sans les imposer. Pour aller vite, aller sans fautes, il faut savoir aller lentement. Il faut nous tenir plus près de nos façons de pensée et de faire, plus près de nos habitudes.

La société mozabite dont rend compte Pierre Bourdieu dans son livre Sociologie de l'Algérie montre bien une société qui soumet son capital économique à son capital symbolique. Les voies de dépense et de développement du capital économique sont définies. P. Bourdieu doit reconnaître que la rationalité du capital économique, qui est de tout transformer en capital économique, ne règle pas les conduites : «la fidélité aux préceptes de la tradition, loin de faire obstacle à l'adaptation au monde de l'économie capitaliste et compétitive, la favorise et la facilite ». La Tradition avec un grand T qui impose sa loi a ici disparu. Il doit aussi admettre que la structure sociale n'est pas seule à déterminer les dispositions de la société. « Pour comprendre une culture aussi cohérente, il est nécessaire de renoncer au projet de tout expliquer par une cause privilégiée. S'il ne faut pas douter que le défi lancé par la nature la plus hostile ainsi que le statut de minorité réclamaient, impérativement, cette conduite volontariste, cette mobilisation incessante des énergies, cet effort tendu, obstiné et têtu pour assurer la survie du groupe, bref les vertus même qu'exige la religion, il n'est pas moins sûr que, en faisant du travail et de l'entraide des devoirs sacrés, en prescrivant le renoncement au luxe et en inspirant à tous les membres de la communauté religieuse un fort sentiment de leur originalité et, la ferme résolution de la défendre, la doctrine puritaine et rigoriste qu'ils professaient, outre qu'elle leur a fourni les armes indispensables pour vaincre les difficultés naturelles, leur a donné les moyens et la volonté de réussir dans le monde de l'économie moderne, les préservant de la dissolution dont leur société était menacée par le contact avec la civilisation occidentale. Tout se tient inséparablement joint et lié, tout, par suite, est cause en même temps qu'effet. Ainsi le dogme, ainsi le milieu naturel et l'économie, ainsi la structure sociale et familiale. En chacun de ces domaines, se manifeste l'esprit tout entier de cette civilisation, édifice où chaque pierre est clé de voûte » (c'est moi qui souligne). Il semble que ce passage n'ait pas beaucoup compté pour la suite de sa réflexion, peut-être fallait-il même l'oublier.

Mais allons plus loin, la conduite qui est donnée pour exemplaire vise à conformer la société, mais aussi à la transformer. Pour subsister, il faut changer quand les conditions de subsistance se modifient. La conduite qui est donnée pour exemplaire qui irradie alors dans l'ensemble de la société, quand elle se trouve confrontée à une situation extraordinaire, se « convertit » (conversion dont parle P. Bourdieu comme d'une alchimie sociale), se « cristallise » en une forme de capital adéquate à la situation émergente : il se « convertit » en capital militaire dans une situation de guerre. Apparait un chef pour conduire la guerre. Mais dans la société mozabite, le « chef » rentre dans le « rang » aussitôt la guerre terminée. Cette « société de surveillance mutuelle », « consciente de ses valeurs » (P. Bourdieu), au fort « capital symbolique », n'a pas besoin de monopoliser la violence et d'en faire le bras armé de son droit. Une société fortement consciente et attachée à ses valeurs soumet la contrainte physique et la contrainte économique à son capital symbolique. Même quand elle doit professionnaliser des activités particulières, constituer des corps particuliers. Une conduite exemplaire « inspire » sa « loi » aux conduites particulières. N'est-ce pas l'ambition de la Loi que de conformer les conduites ? Mais à la différence des sociétés de classes, la conformation ne va pas du puissant ou du riche au faible et au pauvre, la conduite du riche et du puissant n'est que la concrétisation de la conduite exemplaire dans le champ militaire ou économique. La conduite exemplaire ne dicte pas sous la menace d'un bras armé ; ni le bras armé ni la richesse ne subjuguent tout le corps ; elle est un « esprit » commun. Elle inspire et peut concerner chacun. L'Etat représentant de l'intérêt général, de la Société, n'a pas ici pris la place de la Religion.

La bureaucratie : les automatismes que nous ne négocions plus

La bureaucratie lorsqu'elle n'est pas le résultat d'une rationalisation de l'activité polarisée, autrement dit conduite par des leaders reconnus, finit par servir ses propres intérêts. Dépolarisée, elle cède à ses forces centrifuges que l'Etat profond doit régulièrement discipliner. Elle naît de cette relation de polarisation et de rationalisation qui doit être constamment confirmée. Polarisation externe et interne. Seuls des leaders peuvent la bousculer, la mettre en train. La bureaucratie n'est qu'une routinisation d'une partie de l'activité sociale de coordination. Celle réglée par la loi. Comme le marché automate (on dit autorégulé) que vise à établir la science économique et dont les mécanismes sont censés automatiser la coordination de la consommation et de la production, de l'épargne et de l'investissement. Avec la libéralisation, la bureaucratie passe du régime de la loi à celui du contrat. Ce n'est pas un hasard, si dans notre société le passage du régime de la loi à celui du contrat n'améliore pas la conduite de nos tâches, leur routinisation et accélération. Les automatismes de la société lui échappent, ils ne sont pas corrélés. Tout comme le charisme, la bureaucratie se défait sous l'effet d'automatismes qui ne les prolongent pas.

Débureaucratiser tend à signifier privatiser. Cela n'est pas faux, la privatisation resserre les rapports des coûts et des prix, des producteurs et des consommateurs. Elle peut améliorer l'efficience de l'automatisme, mais elle réduit son champ et ne concerne pas son environnement. Mais elle ne l'améliore que si la bureaucratie administrant la société contractuelle devient plus performante que celle administrée par la loi, ce qui ne dépend pas uniquement d'elle. Le contrat a aussi besoin de la loi et de la confiance sociale. La débureaucratisation renvoie rarement au processus de dés-automatisation-automatisation pour se séparer d'automatismes que rendent surannés les comportements des citoyens et de la technologie. Car l'objectif n'est pas d'éliminer la bureaucratie, mais de l'améliorer. L'améliorer signifiant améliorer des automatismes de bureaux dans les automatismes de la société. La bureaucratie représente une partie des automatismes sociaux, celle que la masse adopte et confie à des bureaux. Tout dépend de la confiance qu'elle a dans ses bureaux et dans la loi. La libéralisation comme privatisation n'améliore pas la bureaucratie, car toutes deux opèrent dans une certaine automatisation de l'activité sociale dont elles ne peuvent s'abstraire. L'automatisation a cours dans toute la société. Elle a cours dans nos comportements individuels quotidiens, qu'ils soient domestiques, professionnels ou sociaux. Ce que nous confions à la bureaucratie publique ou privée est l'activité routinière qu'il est plus économique de confier aux habitudes d'un seul corps plutôt qu'à tout le corps social, c'est une armature de bureaux, une partie rigide de la société, qui a pour objectif de mieux fluidifier les transactions. Elle ne réalise sa mission que si elle parfait les automatismes qui ont cours dans la société. Socialiser ou privatiser une partie de l'activité est une chose, parfaire les automatismes de la société en est une autre. Débureaucratiser donc sans prendre en compte la confiance de la société dans ses automatismes, le « capital social », c'est privatiser ce qui était socialisé.

La bureaucratie publique est une charge de la société globale, la débureaucratisation peut signifier de ce point de vue décharger la société globale. Cette décharge peut être une démonopolisation, la charge passant de la société globale à une collectivité, ou une privatisation, la charge passant à ceux qui peuvent la financer. La démonopolisation peut être formelle ou informelle. Formelle par le droit et informelle par son application discrétionnaire. Elle peut aussi être informelle par la coutume, les automatismes n'ayant pas besoin de la loi, mais de l'observance par le groupe de ses normes. Il est clair que nous résistons depuis l'indépendance à la privatisation. La mise en faillite de l'Etat par la modernisation (crise de la sécurité sociale) semble vouloir nous contraindre à la privatisation. Il est heureusement trop tard pour ce faire, nous ne sommes plus à l'époque de la tragédie des communs, mais à celle de la propriété privée. Le monde souffre désormais de la concentration des richesses. Nous avons besoin de libérer l'initiative privée, mais sous le contrôle de la société. Nous ne voulons pas de riches qui vivent dans un luxe importé, désirent s'expatrier ou se « bunkériser », des pauvres qui s'appauvrissent et défient la mort. Nous voulons des riches qui « enrichissent » en même temps qu'ils s'« s'enrichissent ». L'initiative privée doit améliorer les routines de la collectivité, des collectivités. Plutôt que de réprimer les riches après les avoir désolidarisés de leur communauté et d'exiger d'eux la soumission à des centres dont ils ne reconnaissent pas l'autorité, il serait plus sage de les renvoyer à leur communauté qui saura les « comprendre ».

Ce qu'il faut donc garder à l'esprit c'est que la bureaucratie fait partie de l'automatisation par la société de son activité. Elle doit faire partie de ses routines. Nous avons une mauvaise bureaucratie parce qu'elle ne fluidifie pas les transactions, ne prolonge pas les automatismes de la société. Parce que nous ne faisons pas confiance à nos automatismes, il nous faut tout négocier. Nous savons combien nous devons négocier avec la bureaucratie. ... La réforme de la bureaucratie doit faire partie de la réforme de nos habitudes, de la construction de nos automatismes. Elle est au départ de ce que nous ne négocions plus. Et pour ce faire, la confiance sociale est nécessaire. Confiance qui ne peut procéder que de la reconnaissance de conduites exemplaires et du désir de les imiter. La privatisation n'est donc pas la panacée, elle permet seulement de resserrer le rapport de la bureaucratie avec un certain public, de rapporter des automatismes à une société particulière, et en général de substituer le marché automate à la machine étatique. Celui qui accepte de payer le prix connait mieux ce que lui rapporte ce qu'il achète. Du reste la privatisation a déjà cours pour les initiés, elle progresse dans les esprits, mais cause trop de torts et reste trop heurtée pratiquement pour se généraliser. La négociation avec la bureaucratie est le « pas de chat » de la privatisation.