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Impasse politique liée à la défiance du pouvoir

par Mohamed Mebtoul*

Il semble difficile aujourd'hui pour le pouvoir réel de libérer la société en nouant, pour de vrai, la confiance avec la population, s'il refuse de reconnaître la puissance du mouvement social.

Celui-ci a atteint, non déplaise aux sceptiques et à tous ceux qui tentent de reproduire à l'identique les mêmes pratiques politiques, un haut degré de maturité politique. Il a réussi à opérer un ancrage profond dans la société. Comme tout mouvement social, il ne peut pas être caractérisé comme un tout homogène et stable, sa force résultant précisément de la présence d'acteurs multiples et socialement diversifiés. Au lieu de s'attarder de façon obstinée sur les initiateurs du mouvement social, il est important de rappeler qu'aucune action collective dans le monde ne peut s'opèrer sans animateurs, activistes et leaders toujours présents pour donner un souffle relationnel puissant au mouvement social. Il ne peut donc qu'être conduit par des militants aguerris aux luttes sociales qui ne datent pas du 22 février 2019.

« Les passions »

Il semble plus pertinent de montrer, en écoutant et en observant les acteurs du mouvement social, l'importance des passions qui les animent. Les mouvements de foule font partie intégrante de la psychologie humaine. L'oublier, c'est refuser de considérer que les affects positifs, pour reprendre le propos du philosophe Spinoza, analysés de façon très pédagogique par Frédéric Lenoir (2017), mettant l'accent sur la volonté, le courage, la passion, la joie d'être ensemble, le désir d'être reconnu comme citoyen, etc., peuvent être déterminants dans la mobilisation des personnes. La politologue anglaise Chantal Mouffe (2016), montre les limites des approches contemporaines centrée sur la démocratie représentative pour comprendre la complexité des mouvements sociaux actuels, en référence à une anthropologie des passions. Elle écrit : « Nous faisons face ici à une dimension que j'ai proposée d'appeler les « passions » en référence aux différentes forces affectives qui sont à l'origine des formes collectives d'identification. Qu'elle mette l'accent sur le calcul rationnel des intérêts (modèle agrégatif) ou sur la délibération morale (modèle délibératif), la théorie contemporaine de la démocratie est incapable de reconnaitre que les « passions » sont la principale force motrice de la politique, et qu'elle se trouve désarmée quand celles-ci se manifestent ».

Il ne s'agit donc pas de rationaliser a priori le mouvement social à partir de catégories politiques inadéquates, extérieures aux logiques des acteurs, mais de tenter de comprendre son ampleur et sa durée (4 mois) à partir de ce qui a permis de lui donner sens.

La subjectivité des personnes centrée sur les formes sociales d'humiliation subies, l'arrogance et le mépris des responsables politiques ont contribué à produire cette « force affective » au cœur du mouvement social. Les slogans doivent être pris pour ceux qu'ils sont : des ressources politiques globales (« le système dégage ! ») qui permettent de mobiliser le plus grand nombre de personnes. Quand la majorité des manifestants se reconnait dans les mots d'ordre puissants, novateurs, simples et originaux, cela donne nécessairement de la force à l'action collective. Autant d'éléments importants qui ont autorisé, aujourd'hui la reconnaissance sociale du mouvement social par une majorité d'observateurs les plus avertis de la scène sociale et politique algérienne.

Une absence de confiance

Comble d'ironie, le pouvoir réel est dans une sorte de rétractation permanente, un attentisme politique, une absence de confiance à l'égard de ce mouvement historique. La défiance est précisément à l'origine de l'incertitude, du flou et de l'opacité quant au devenir politique de la société.

Répéter sans cesse l'importance du « dialogue franc et sincère », sans permettre l'émergence de la confiance qui doit impérativement marquer les rapports avec les acteurs de la société, en permettant une décrispation de ces derniers, une libération des détenus politiques liés au mouvement social, c'est s'inscrire dans la rhétorique politique. Refuser ces préalables élémentaires, c'est pour le pouvoir, s'arc-bouter à une position de fermeture qui bloque toute perspective politique novatrice. En tout état de cause, nous sommes toujours en présence d'un jeu politique obscur, statique et médiocre mené par les mêmes acteurs qui n'ont pas, faut-il le répéter, la confiance de la population. Plus que cela, ils ont été, pendant des années, à l'origine de la fragilisation de la société, lui interdisant de nouer des interactions sociales fortes et productrices de sens citoyen dans un système politique qui refuse de considérer que la régulation contractualisée de la société ne peut s'opérer sans la confiance. Elle est au fondement des interactions sereines entre les différentes catégories de personnes. Sans la confiance, nous dit le sociologue allemand Georg Simmel (1995), le système social s'effiloche, perd de sa cohérence en raison du délitement des liens sociaux. La confiance ne se décrète pas. Elle ne s'achète pas. Elle n'est pas un produit qu'il suffit d'importer ou de greffer dans la société. Elle implique au contraire que de nouvelles règles du jeu politique transparentes et acceptées par tous les protagonistes, devant permettre d'engager le débat contradictoire qu'il ne s'agit pas de fuir mais au contraire de l'accepter positivement. Le conflit est au cœur du politique, permettant d'accéder à une nouvelle vision émancipatrice de la société. La confiance est centrale dans une société. Elle ne peut émerger que dans l'hypothèse de la reconnaissance des espaces de liberté et de contestation par les différents pouvoirs.

Références bibliographiques

Mouffe Chantal, 2016, L'illusion du consensus, Paris, Albin Michel.

Simmel Georg, 1995, Le conflit, Paris, Circé.

Lenoir Frédéric, Le miracle de Spinoza, Paris, Fayard.

*Sociologue