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De la malédiction de l'égalitarisme en Algérie ?

par Dr Boutaleb Kouider*

Il semblerait, selon certains de nos intellectuels accomplis, que c'est la doctrine égalitariste prônée par nos dirigeants depuis l'indépendance du pays qui expliquerait plutôt l'échec de nos stratégies de développement.

Rappelons que les options initiales en matière de développement, options argumentées dans les textes doctrinaux (le Programme de Tripoli et la Charte d'Alger) étaient de sortir le pays du sous-développement en garantissant à tous l'accès à l'éducation, à la santé, à l'emploi, le droit à une vie digne. Par conséquent, il n'était pas question d'opter pour un système, une voie de développement, capitaliste en l'occurrence, qui pouvait reproduire les injustices et les inégalités de la colonisation. L'option socialiste est ainsi consacrée. On peut toujours épiloguer sur ce choix aujourd'hui.

S'agit-il d'égalitarisme tel que galvaudé dans un sens tronqué ! C'est ce qu'on semble comprendre dans certains écrits paraissant récemment dans la presse nationale.

Il faudrait sans doute commencer par clarifier les concepts pour pouvoir comprendre ce qu'ils induisent, en demeurant dans le champ de l'économique (nous n'empiéteront pas sur certaines thèses d'essence sociologique portant sur le statut et le mode de comportement de la cellule familiale face à l'Etat.)

De l'égalitarisme

L'égalitarisme se définit comme étant «une doctrine politique prônant l'égalité des citoyens en matière politique, économique et/ou sociale, selon les contextes. Dans le sens vulgaire, l'égalitarisme désigne plus particulièrement la doctrine qui a pour valeur politique suprême l'égalité matérielle de tous. »

Par conséquent prôner l'égalité c'est « considérer que chaque être humain est égal, qu'importe sa religion, son sexe, son appartenance ethnique, etc., c'est reconnaître les différences qui existent chez l'autre sans le discriminer pour ses différences » (?)

C'est consacrer pour chaque individu les mêmes droits et devoirs au sein de la société.

Pour le philosophe Karl Popper, «l'égalitarisme veut que tous les citoyens soient traités impartialement, sans qu'il soit tenu compte de leur naissance, de leurs relations ou de leur fortune. En d'autres termes, il ne reconnaît aucun privilège naturel... » (?)

L'égalitarisme est par conséquent la doctrine qui considère que les hommes sont de nature égale et conduit à traiter tous les hommes également.

Critique néolibérale de la doctrine égalitariste

Cette doctrine, celle de l'égalitarisme a fait l'objet de nombreuses critiques émanant quasi exclusivement des néo libéraux. Les arguments présentés sont d'essence économique sans exclure le caractère philosophique, dans la mesure où l'égalitarisme serait considéré chez ces critiques comme « une atteinte à la liberté, en empêchant l'humain de s'élever et le réduisant en l'avalant dans une masse ».

Il s'agit d'une « une source de nivellement par le plus petit facteur commun, qu'ils qualifient de médiocratie. »

Sur le plan économique les néo libéraux considèrent que « si l'égalitarisme préconise une redistribution de l'ensemble de la richesse à l'ensemble des individus, l'investissement et le travail perdent tout intérêt en tant que moyen pour un individu d'améliorer ses conditions de vie. En effet, ceux qui généreront plus de richesse que la moyenne se verront privés de la différence au profit des individus créant moins de richesse que la moyenne. »

Par conséquent dans un système égalitariste, moins un individu génère de richesse, plus son gain personnel lors de la redistribution sera élevé par rapport aux autres individus.

De ce fait l'égalitarisme, « en faisant disparaître toute possibilité d'améliorer sa situation par le travail et l'investissement, conduirait ainsi à une société dont la production de richesse totale diminuerait constamment, diminuant ainsi le montant redistribué à chaque individu. Cette baisse des revenus individuels ralentit alors la dernière source possible de croissance économique qu'est la consommation (l'investissement et le travail ayant progressivement disparu). »

L'égalitarisme mènerait donc à terme, à une création de richesse et à des rentrées fiscales qui tendent vers zéro.

Et voila très succinctement présenté l'essentiel de l'argumentaire qui fonde la doctrine néo libérale qui justifie les inégalités et son cortège de conséquences notamment dans les pays en voie de développement ou une faible proportion d'affairistes (bourgeoisie compradore) vivant en alliance et symbiose avec les élites au pouvoir accapare l'essentiel des richesses au détriment de la grande majorité des population.

Beaucoup se sont interrogés sur la valeur de l'argumentation libérale.

Critique des thèses néolibérales (les vertus de l'inégalitarisme)

Les critiques sont nombreuses et n'émanent pas toutes des intellectuels marxistes

1. une première objection, comme le relève de nombreux auteurs, tel Jordi Grau, concerne la signification même de ce que recouvre la notion de société égalitaire. Une société égalitaire n'est pas une société dont tous les membres sont parfaitement égaux, mais une société où les inégalités sont suffisamment faibles pour qu'aucun groupe ne puisse en dominer un autre.

2. La deuxième objection concerne la confusion des deux notions de liberté et d'égalitarisme. Pour les néolibéraux, une société libre est nécessairement inégalitaire. Là aussi, les deux notions de libéralisme et liberté sont abusivement confondues dans l'argumentaire néolibéral. Dans ce contexte, la liberté consiste à être le moins possible contrôlé par l'État. « Il s'agit notamment, pour les chefs d'entreprise ou les actionnaires, du pouvoir d'embaucher ou d'investir quand on veut, où l'on veut, sans s'embarrasser de règles sociales ou environnementales. » (?)

Or, ajoute l'auteur de cette citation, « cette liberté-là n'est-elle pas finalement le droit pour le plus fort d'écraser le plus faible ? N'est-elle pas réservée à une petite minorité ? Pour le plus grand nombre, il ne saurait y avoir de liberté sans égalité ? égalité juridique, sans doute, mais aussi économique, sociale et culturelle. »

( « la liberté c'est de la monnaie frappée » disait l'écrivain russe Dostoïevski)

Que devient, en effet, la liberté, quand les plus riches confisquent le pouvoir économique et politique ? Pour étayer cette affirmation, citons Rousseau pour ne pas citer Marx « Sous les mauvais gouvernements cette égalité n'est qu'apparente et illusoire, elle ne sert qu'à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. Dans le fait les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n'ont rien. D'où il suit que l'état social n'est avantageux aux hommes qu'autant qu'ils ont tous quelque chose et qu'aucun d'eux n'a rien de trop. » ( ) Rousseau était convaincu, contrairement aux libéraux de son temps, que la liberté politique suppose l'égalité économique, et pas seulement l'égalité juridique. « Exploitation et corruption sont filles de misère et d'opulence. » La notion de liberté prônée par les néolibéraux consacre le droit de faire du profit sans contraintes étatiques ou démocratiques. « Ce qui est en jeu, derrière les beaux discours sur la liberté (libre-échange, libre concurrence, etc.) c'est l'accumulation indéfinie du capital et sa concentration entre des mains peu nombreuses. »

La réduction des inégalités et la croissance économique

Contrairement aux thèses néolibérales, ce sont les pays qui sont parvenus à réduire les inégalités qui ont aussi connu une croissance accélérée et une réduction de la pauvreté. « Lorsque les inégalités de revenus sont très élevées, les effets d'une forte croissance sur la réduction de la pauvreté en sont affaiblis. Corriger l'inégalité par le biais de mécanismes de protection sociale rend la croissance plus inclusive, favorise la cohésion sociale et promeut des relations harmonieuses entre les citoyens et l'État. Lutter contre la pauvreté ? nécessite également d'accroître la productivité et les revenus dans le secteur informel. ».

Ajoutons aussi ces réflexions de Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d'économie, reprises d'une contribution publiée récemment dans le Quotidien d'Oran du 19 Octobre 2016, sous le titre « Pourquoi Trump ? » Joseph E. Stiglitz, revient sur ce débat qui n'en fini pas en affirmant, citons-le : « J'aimerais insister sur deux messages, notamment en direction des élites politiques américaines. Premièrement, le fondamentalisme de marché néo-libéral - une théorie simpliste qui a imprégné la politique économique au cours des 40 dernières années - conduit à la perdition, la croissance du PIB se faisant au prix de la croissance des inégalités. L'idée que les mesures en faveur des riches finissent par bénéficier aux pauvres a échoué et échouera à nouveau. Les marchés n'existent pas dans le vide. La «révolution» Thatcher-Reagan qui a réécrit les règles et restructuré les marchés au profit des plus riches a parfaitement réussi à accroître les inégalités, mais totalement échoué à stimuler la croissance ». Ajoutant « D'où le deuxième message : il faut à nouveau réécrire les règles de l'économie, mais cette fois-ci au bénéfice de l'ensemble des citoyens. Aux USA et ailleurs, les dirigeants qui n'en feront rien devront rendre des comptes. Tout changement comporte des risques? le risque d'une société divisée, d'une démocratie menacée et d'une économie affaiblie.

Une redistribution équitable des richesses : une exigence de la croissance économique

Rappelons d'abord ce que signifie une redistribution équitable des richesses : le principe de la redistribution est qu'il y a une différence entre les revenus des gens.

Donc, dans un souci d'égalité et d'équité, on prélève une partie des revenus et richesses des gens qui ont plus pour en donner à ceux qui en ont moins. (ce qui semble avoir été le souci du défunt président Ahmed Benbella avec sa célèbre déclaration « Ndaouboulhoum echahma, dégraisser les bourgeois », contrairement sans doute à ceux qui l'interprètent différemment. En théorie (théorie dominante), l'allocation des ressources par le marché se traduit par une répartition des revenus qui reflète à la fois la répartition des compétences et des talents et le pouvoir de marché. Elle n'a aucune raison d'être équitable ou juste, quel que soit le sens que l'on donne à ces termes. Par contre, on peut juger que certaines inégalités sont incompatibles avec une certaine éthique, injustes ou peuvent engendrer des crises sociales. D'une manière générale, l'impossibilité d'effectuer une redistribution par le marché particulièrement pour des pays en transition en phase de construction d'une économie de marché a conduit à des politiques redistributives de second rang. La redistribution met en oeuvre des transferts financiers ou fournit gratuitement certains biens à la population et ce, pour des motifs d'équité. Les missions de service public peuvent ainsi se traduire par des obligations de non-exclusion des plus défavorisés, ou d'égalité d'accès aux services fournis par l'Etat. Les modèles théoriques guident certes l'action, mais les sources d'inspiration ne peuvent être que les expériences probantes initiées dans beaucoup de pays, notamment en Scandinavie. Encore faut-il que le souci de l'équité et de la justice sociale soit considéré dans les actes comme un principe cardinal par ceux en charge de la gestion des ressources du pays. Ce qui ne semble guère envisageable dans de nombreux pays y compris le notre où les fortunes ne sont pas gagnées au prix d'efforts accomplis, mais acquis du fait d'appartenance clanique ou pression clientéliste, caractéristiques propres aux pays rentiers. Par conséquent, une redistribution équitable des richesses du pays est incompatible avec le fonctionnement d'économies rentières.

Beaucoup d'experts s'accordent sur le fait que la richesse dans nos pays est « concentrée entre les mains d'un groupe social par rapport aux autres groupes sociaux qui participent à la richesse nationale », que l'écart entre les bas et les hauts salaires s'est énormément élargi. Une grosse partie de la population se trouve «exclue de cette redistribution». Ce qui rejoint les analyses récentes de J. Stiglitz ( ) pour qui la répartition des richesses dans certains pays en voie de développement n'est pas déterminée par des arbitrages minutieux entre égalité et efficacité. « Elle n'est pas définie en vertu des principes de la justice sociale ; elle résulte de la force brute. La richesse donne du pouvoir, et ce pouvoir permet à la classe dominante de garder la richesse. ». Il s'agit donc d'un véritable problème de redistribution qui se pose, et par conséquent d'injustice à corriger.

La justice sociale est certes un idéal que l'humanité recherche depuis que le monde existe. On peut considérer qu'il s'agit d'une utopie. A l'inverse, l'injustice sociale constitue une réalité qui se trouve au cœur de nombreux courants de pensée, d'innombrables travaux de recherche en sciences sociales et qui a été à l'origine de mouvements historiques et de révolutions.

Conclusion

La réalisation d'une prospérité basée sur la croissance inclusive, ainsi que d'un développement mené par les populations et qui libère le potentiel des femmes et des jeunes, sont des aspirations majeures pour notre pays et au-delà pour de nombreux pays à travers le monde notamment en Afrique. Et qu'on ne nous dise surtout pas que c'est la doctrine égalitariste prônée par nos dirigeants depuis l'indépendance du pays, mais totalement dévoyée au regard des faits, qui est au principe de l'échec de nos stratégies de développement.

*Université de Tlemcen