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Au Maroc, les tabous résistent à la colère

par Abed Charef

Avec le crime dont a été victime Mouhcine Friki, le Maroc remet en cause le fonctionnement de son appareil sécuritaire. Ira-t-il jusqu'au bout ?

Mohamed Bouazi        zi était un marchand ambulant, survivant en travaillant dans l'informel. Symbole de toute cette frange sociale activant en marge de la légalité pour subvenir au besoin des siens, selon une représentation devenue caricaturale des milieux populaires maghrébins, il avait été humilié et acculé au suicide. Jeune, instruit, il n'avait pas trouvé de travail conforme à sa formation. Il était dans une impasse, comme son pays, comme de nombreux autres pays, qui n'ont pas réussi à concrétiser les rêves des indépendances. Le drame de Bouazizi avait constitué l'élément déclencheur de ce qui deviendra le fameux printemps arabe.

Bouaziz s'est suicidé. Il n'a pas tenté de changer la société, par le militantisme ou le terrorisme. Il a mis fin à ses jours. Un terrible aveu d'impuissance : comme son pays, il était dans l'impasse, et n'entrevoyait pas de solution que l'autodestruction.

Il fallait une symbolique encore plus forte que celle de Mohamed Bouazizi pour secouer le Maroc. Dans un pays qui ronronne entre un « Roi fainéant », un islamisme mou, une opposition débonnaire, un conservatisme de façade, une démocratie parlementaire flasque et un makhzen omniprésent, Mouhcine Fikri a incarné ce monde où un pauvre n'émerge que dans le drame. Il faut qu'il mette en scène sa propre mort pour acquérir une identité.

Un Bouazizi marocain

La mort de Mouhcine Fikri fut un coup de tonnerre. Elle a brutalement rappelé aux Marocains qu'une société peut se montrer amorphe pendant des années, mais que le réveil n'en sera que plus brutal. Aucun peuple n'est condamné à dormir éternellement. La docilité des partis qui animent la scène médiatique officielle n'est pas une garantie contre les grandes vagues qui traversent la société marocaine.

Au plan du symbole, Mouhcine Friki a dépassé Bouazizi, malgré les points communs entre les deux hommes. Il vivait dans une ville de l'intérieur, loin du faste de Marrakech et des milieux financiers de Casablanca. Il avait un pouvoir d'achat très modeste, et ne fréquentait pas la bourse de Rabat. Il ne vivait pas du tourisme, et ne connaissait probablement pas la Mamounia.

Marchant ambulant comme Bouazizi, vendeur de poissons, un métier particulièrement précaire dans la tradition maghrébine, il est mort dans des conditions d'horreur extrême. Broyé par une benne à ordures ou par un système politique n'offrant aucun recours, on ne sait pas. Mais il a été porteur d'un message destiné à la société marocaine des pauvres et des déclassés. Le makhzen leur dit ouvertement : vous êtes des déchets, vous êtes destinés à la décharge publique. On peut, on doit se débarrasser de vous comme on se débarrasse des ordures. C'est le sort, poussé à une caricature extrême, de ceux dont le statut est de vivre parmi les déclassés, les pauvres, ceux qui vivotent au bas de l'échelle sociale.

Amortir le choc

Ce qui s'est passé ensuite relève d'un simple jeu de communication. Condoléances du roi, promesse d'une enquête « minutieuse et impartiale », arrestation de responsables des corps de sécurité et de responsables mêlés à l'affaire, manifestations de protestation un peu partout au Maroc, tout ceci relève de réactions classiques destinées à éviter que la situation ne déborde, face à une explosion de colère légitime.

Pourtant, sur le fond, le drame Mouhcine Fikri offre au Maroc une occasion de se poser de vraies questions sur le fonctionnement d'un système politique et sécuritaire capable de commettre de tels crimes. Il montre comment l'arrogance, le sentiment d'impunité, la toute puissance de services de sécurité agissant hors contrôle peuvent déboucher sur des actes aussi extrêmes.

Comme de nombreux pays, le Maroc fonctionne avec certains deals non écrits. Parmi eux, la toute puissance de l'appareil militaire et sécuritaire, en contrepartie du maintien sous surveillance de la société. La hiérarchie ferme les yeux sur les abus, quand elle n'en est pas complice, et exige en retour une obéissance sans bornes quand il s'agit de réprimer. Ce genre de deal ne peut plus fonctionner dans les sociétés modernes.

Aller plus loin

Faut-il remuer le couteau dans la plaie, en évoquant ce pays en proie à l'incertitude, et pris d'un doute sur la nature de ses propres services de sécurité? Assurément : l'indignation des Marocains, et leur colère légitime, reste contenue dans des limites très contraignantes. Partis et militants marocains s'indignent rarement quand les victimes sont des militants indépendantistes sahraouis. L'attitude la plus courante, dans ce cas, c'est de fermer les yeux, en approuvant tacitement la répression, quand ce n'est pas exprimé publiquement.

Inutile d'évoquer les réseaux du pouvoir et leurs clientèles, effrayés par la réaction face au drame Mouhcine Fikri. Mais les élites marocaines et les courants dits libéraux sont aujourd'hui face à une autre réalité, cruelle pour eux: leur indignation est sélective. Elle n'a jamais été suffisamment audible quand des militants sahraouis en étaient victimes.

Pourtant, le marginal marocain, le migrant en Europe, le Palestinien, le colonisé, tous sont victimes d'hommes qui, par ailleurs, peuvent afficher des convictions démocratiques très prononcées. Ce qui ne les empêche pas d'être complices, par leur silence ou leur soutien, quand il s'agit de taper sur les plus faibles. Même si, cette fois-ci, la colère des Marocains ne semble pas convenue.