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Qui protégera donc l'État ? Le droit et les normes

par Derguini Arezki*

Tout le monde réclame la protection de l'État, mais qui se souciera de le défendre maintenant que cela ne pourra plus être pour convoiter les ressources dont il est propriétaire, maintenant que c'est pour venir en aide à ceux qui risquent de ne plus pouvoir la recevoir ?

Ceux qui risquent d'être « découverts » pourront-ils compter sur ceux qui seront restés à l'abri ? Comment et pourquoi des agents qui ont été habitués à délaisser les entreprises collectives, consentiront-ils à transformer leur rapport aux ressources, à la contribution collective ? La solidarité des travailleurs ayant été débordée depuis longtemps, comment la protection contre les risques de la vie, le droit à la retraite pourraient-ils être assurés ?

Voilà les dilemmes dans lesquels on tombe quand on fait passer l'État pour un Deus ex machina,[1] une instance transcendante au-dessus des familles et des marchés, quand la société croit qu'il lui est possible de se décharger de ses besoins, d'ignorer ses comptes.

Il fut un temps où la suffisance de l'État était telle que ses tenants pouvaient trouver utile de laisser des individus entraver le travail de groupes de citoyens. Régulièrement, sous nos yeux pouvait se dérouler le spectacle d'individus qui faisaient la loi pour empêcher des groupes de se prendre en charge. Un individu pouvait défier son collectif, transformer une aire de jeux en parking pour sa voiture, polluer l'environnement sonore d'un groupe d'habitation par son activité commerciale ou industrielle, etc. Bref, tout se passait comme si il y avait avantage à ce que l'État par le moyen de quelques sombres individus, se protégea de l'organisation de la société en collectifs de crainte que ceux-ci ne puissent apparaître comme des « contrepouvoirs », des pouvoirs qui ne soient pas les siens et qu'il ne pouvait concéder à autrui. Comme si l'interdiction de se faire justice se retournait contre la justice, comme si les pouvoirs de la société n'étaient pas ceux de l'État. Nous avons hérité, nous société faiblement différencié, de la France fortement différenciée, le rejet des corps intermédiaires, les médiations entre l'État et les individus, une identification de la puissance à la puissance publique. Il faut prendre conscience que le colonialisme nous a fait hériter de l'histoire de France, ne pas la connaître c'est ne pas exister parce que ne pas pouvoir différer (Gabriel Tarde). L'intrusion de la France dans l'histoire algérienne ne disparaît pas avec la fin du colonialisme, elle nous lègue de son histoire et de ses institutions.

L'État colonial s'est construit contre la société, au lieu de la civiliser contre les gens d'armes, comme la monarchie de droit divin le fit vis-à-vis de la féodalité (Norbert Elias), il l'a militarisée en imposant un corps militaire à une société dont il empêcha la différenciation propre. L'État colonial se construisit sur la destruction de l'autonomie des sociétés précoloniales, il s'en prit aux conditions d'existence des tribus, des villes et villages qu'il expropria de leurs ressources. Certains continuent d'y voir un progrès. L'État postcolonial poursuivit cette guerre contre la société en lui imposant des institutions qu'elle ne portait pas en elle et qui brouillaient son processus de différenciation. Le développement n'a pas eu ses institutions[2]. La « mission civilisatrice » se poursuivait, il fallait détruire les restes de la société précoloniale pour la forcer à adopter de nouvelles habitudes, de nouvelles traditions.

L'«industrie industrialisante»[3] poursuivait l'ouvrage colonial de regroupement des populations pour détruire «l'esprit de gourbi» (Houari Boumediene), d'urbanisation et de pacification. Elle reprenait le plan de Constantine[4]. Pour l'État colonial la société était une matière hostile que certains avaient envisagé de détruire, pour l'État postcolonial une matière dont il fallait permettre l'expansion en triomphant de ses résistances comme on vient à bout de celles des matériaux.

Mais n'allez pas croire que ces technocrates que l' «industrie industrialisante» portait au pinacle étaient mal intentionnés. Ce qui les rendaient par ailleurs bien imbus d'eux-mêmes. L'époque avait imprégné les élites du culte de la science, une science qui ne pouvait considérer la société et ses autres objets que dans leur passivité. L'État postcolonial n'est donc pas une aberration, seulement un prolongement de l'État moderne en contexte de différenciation imposée à une société démunie. Le scientisme en contexte social et politique où le développement industriel et les luttes ouvrières n'ont pu instaurer un rapport de forces favorable à la majorité de la population, conduit à un mépris affiché de la société. Il y a une opposition radicale entre scientisme et démocratie qui s'exprime de manière plus ou moins explicite et tranchée selon les rapports de force entre la classe dominante et la société. Pour le scientisme, comme on peut le constater auprès de nos cadres supérieurs, il y a une distinction fondamentale entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Pour eux, la démocratie n'était pas une nécessité technique (Abdellatif Benachenhou 1976), les plus redoutables d'entre eux sont armés de l'intime conviction qu'il s'agit-là d'un luxe, d'une concession à la force, à l'air du temps. Aussi ceux qui y croient sont-ils beaucoup moins nombreux que ceux qui le prétendent.

En contexte de différenciation imposée (à une société faiblement différenciée), le droit et la norme ne se retrouvent pas dans des rapports de complémentarité, mais d'opposition. Avec l'État issu de la monarchie de droit divin, les révolutions (ah les révolutions), le droit a souvent précédé et configuré la norme sociale[5]. Les normes de la société dominante ou de l'élite se diffusent alors par le biais de l'imitation sociale[6]. Ici l'imitation distingue nettement le modèle de la copie. L'imitation n'est pas toujours un processus passif. Actif, il produit des copies qui modifient le modèle, peuvent réduire ou souligner ses défauts. Pour les pays ré-émergents, en s'appuyant sur les capacités de leur ancien savoir-faire, il s'est agi de copier les pays industrialisés pour passer de l'imitation à l'innovation. Car l'innovation suppose une connaissance et une maîtrise de l'existant : un émergent ne peut sauter l'étape du « copiage ». Reçu à cette épreuve, il pourra postuler pour la suivante. Aussi en optant pour la stratégie du « clé ou produit en mains », en renonçant à la contribution de l'immigration, à l'exploration du monde, au copiage par le plus grand nombre, l' « industrie industrialisante » vouait-elle l'industrialisation à l'échec. Elle avait fait le mauvais choix : défendre son marché national en le fermant plutôt qu'en le portant et le développant dans celui du monde. Quand dans la compétition économique, les producteurs imitent les premiers de la classe, ils espèrent économiser des ressources pour pouvoir faire mieux qu'ils ne l'avaient fait eux-mêmes auparavant, mais aussi pour rattraper, dépasser ou coller aux leaders du jour, selon leurs ambitions et moyens. L'horizon de la compétition n'est pas derrière les leaders, mais devant eux, quand il n'est pas caché. Lors donc d'un processus de différenciation où une élite conduit le processus de normalisation de l'activité sociale, on peut dire que le droit précède la norme parce qu'il l'anticipe. Par extension on peut donc soutenir que si le droit n'anticipe pas la norme, il la suit.

Dans le cas d'un processus de différenciation contrarié, qui correspond fondamentalement au contexte d'une crise des croyances sociales et se traduit par un désaccord entre les élites et la société, et où se constate une délégitimation de l'inégalité, le droit ne peut plus précéder la norme. Il n'y a plus de modèle explicite, socialement assumé, qui domine le processus d'imitation. Lorsque l'État est instrumentalisé par une oligarchie qui veut imposer ses normes à une société sans tenir compte des siennes, quelles qu'en soient ses croyances (religieuses, scientistes ou capitalistes), le modèle qui est imité par la société n'a pas la prééminence et se trouve maltraité pour être soumis à celui de la minorité dominante. Il y a alors disjonction entre les deux plans de construction par le haut et par le bas de la norme. C'est alors le règne de la norme informelle, le normal se détachant de l'étatique régulier, ce dernier s'efforçant de s'approprier l'activité sociale, le premier recueillant et organisant ce qui vise à s'autonomiser. C'est pour cela que l'on peut dire que la répression ne peut être que d'un concours limité dans le processus de résorption de l'informel. Un tel processus a besoin d'un nouveau rapport entre la norme et la loi. Lorsque les croyances de la société sont en crise et qu'un ordre extérieur peut lui être imposé, elle ne produit plus d'élite en mesure d'anticiper ses normes, les normes sociales suivent une dynamique sociale éclatée, le droit suit les normes de la société dominante et les leaders potentiels (proposés par la société) ne sont pas les leaders effectifs (ceux retenus par la compétition officielle).

De manière générale, le rapport de la norme et de la loi dépend du rapport aux croyances. À l'intérieur d'un système de croyances, la norme se transforme en loi et inversement. Le droit peut précéder la norme sociale ou la suivre. La norme est une production concrète, qui aspire à la concrétion, la loi à la généralité, à l'abstraction. Certaines sociétés sous l'effet du scientisme ont fait la guerre aux croyances, elles n'ont réussi qu'à les refouler et à les déprécier. Lorsque le modèle se distingue nettement de la copie et que le processus de différenciation emprunte le moyen des processus d'imitation pour la diffusion de ses normes, lorsque le rapport de la loi aux croyances est relativement clair, la loi peut anticiper la norme et les normes peuvent être alors secondes dans le processus de leur production. Mais dans le cas général, le droit procède toujours d'un processus d'abstraction des normes et celles-ci précèdent toujours le droit[7]. C'est la puissance du rapport aux forces et aux croyances et l'évolution de ces puissances qui font que le droit peut s'imposer à des normes jusque-là dominantes et inversement, des normes dominées à un droit dominant. Car une règle de droit ne constitue en fait qu'une norme particulière d'un groupe particulier, élevée par la société ou le monde à la dignité de généralité. De particulière, elle devient générale. Qu'elle soit librement intériorisée ou qu'on veuille l'imposer, qu'on finisse par l'intérioriser ou la rejeter, voilà la grande différence : lorsque la norme particulière procède d'une élite ou société dominante, si elle n'anticipe pas la norme sociale qui l'incarnera et lui donnera son extension sociale, elle se heurtera aux croyances sociales qui finiront par l'ignorer. Et c'est pour cela que la compétition entre les groupes sociaux, ethniques ou linguistiques, dont les conditions ne sont pas clairement définies de sorte à en faire admettre les résultats à priori, n'aboutit pas à une construction englobante. La rivalité entre groupes l'emporte alors sur leur association et les empêche de faire société. Par exemple, pour que la règle électorale de la majorité l'emporte sans contestation lors d'élections présidentielles, des garanties sur l'alternance sont nécessaires pour faire accepter les résultats électoraux. Autrement dit, quel que soit le résultat, celui-ci ne fera que concrétiser une façon souhaitable de faire société, une modalité acceptable de société.

Aussi la construction de l'État de droit ne peut pas être un simple processus de construction par le haut. Les normes ne peuvent plus être imposées par un droit, national ou international, comme s'efforce de le faire les puissances dominantes de la société ou de la globalisation. Parce qu'elles sont extérieures et de surcroît quand elles viennent à contre-courant du mouvement de la société comme dans le contexte de crise actuelle, elles doivent être négociées pour être adoptées.

Il y a un consensus hélas négatif, le système des retraites par les cotisations est en faillite. La fiscalité pétrolière ne peut plus venir à son secours, les travailleurs même s'ils le voulaient ne peuvent plus le soutenir. Reste le financement par l'impôt qui, en même temps que la protection contre les autres risques de la vie, ne peut être envisagé avant une réforme profonde de la fiscalité ordinaire. Cette crise du système des retraites enclenche donc une véritable crise sociale. Selon le professeur et ancien ministre des Finances, Abdellatif Benachenhou, l'élargissement de la base fiscale, « passe d'abord par une lutte contre les activités informelles et la corruption, par la suppression totale du système actuel d'exonérations fiscales au bénéfice des opérateurs économiques et la réintégration progressive de l'agriculture et des patrimoines, des entreprises et des ménages, dans la fiscalité »[8].

Qui donc construira et défendra le nouvel État de droit qui pourra compter sur la fiscalité ordinaire pour son financement ? Sur quelles normes s'appuiera une telle construction ? Comment dégraisser l'ancien État sans porter atteinte aux droits sociaux et économiques qui faisaient sa légitimité ? Nos technocrates sont-ils toujours armés de la même conviction ? Le consensus social sur lequel s'appuyait l'État renvoyait à une certaine répartition du revenu national, maintenant que se révèlent une consommation et une dépense publique « anormales », quelles nouvelles normes sociales de consommation, de répartition et de production ? Les individus et les groupes se donneront ils les moyens de se penser en tant que société, en tant que puissance supérieure ou feront-ils dans la fuite en avant ou la surenchère pour aggraver le processus d'atomisation de la société et de délitement de l'État ? Espère-t-on réduire l'informel, combattre la corruption, élargir la base de la fiscalité ordinaire, normaliser l'activité sociale sans un autre rapport de la société au droit ?

Il est clair que le travailleur ne peut plus se contenter de défendre son bout de pain, le travail syndical doit devenir politique, s'il ne veut pas s'épuiser dans de vaines batailles. Ceux qui en donnent le meilleur exemple ne sont pas ceux que l'on croit. Une réelle réforme de la fiscalité, qui suppose une justice fiscale et le clair consentement des citoyens à l'impôt, est seule en mesure de donner une assise ferme à tout système de protection contre les risques de la vie. Pour ce faire, il faudrait tout d'abord que les différentes composantes de la société puissent partager le même horizon d'attente. Ensuite que l'on puisse distinguer nettement ce qui doit être du ressort de la contribution collective, locale ou nationale, et ce qui ne doit pas l'être et enfin que l'on puisse justifier d'une redevabilité des comptes qui garantisse qu'une contribution destinée à un certain usage n'aille pas vers un autre.

1- Dans une pièce de théâtre, intervention d'un dieu, d'un être surnaturel descendu sur la scène au moyen d'une machine. Personnage ou événement inattendu venant opportunément dénouer une situation dramatique. Dictionnaire de français Larousse

2- Daron Acemoglu, James A. Robinson. La faillite des nations, les origines de la puissance, de la prospérité et de la pauvreté. Nouveaux Horizons, 2015.

3- Le rôle actif était ainsi attribué à la technocratie et on s'enfermait dans un dilemme : la société ne s'industrialise pas, une « industrie industrialise » parce qu'une autre pas. L'extériorité à la société, la passivité de la société sont là. À la façon de de Bernis, son concepteur, l'industrie progresserait en matière d'organisation, et la société de manière incidente. « L'industrie industrialise », mais où est donc passé le processus d'industrialisation qui réunit la substance (l'industrie), le verbe (l'action d'industrialisation) et son sujet (le travailleur collectif) ? Sur quel territoire se déroule-t-il, avec quelles populations, quels intrants et quels outputs ? Il fallait oser. C'est qu'il s'agissait de créer une classe ouvrière, un travailleur collectif. Mais par qui et comment donc ?

4- Plan de développement économique et social lancé en 1958 par DE GAULLE et par lequel la France espérait, après le déclenchement de la guerre de libération, élargir sa politique de cooptation et de clientélisation de la société indigène. http://fresques.ina.fr/de-gaulle/fiche-media/Gaulle00022/discours-du-plan-de-constantine-le-3-octobre-1958.html

5- La norme est toujours une production sociale dans le sens où elle est inhérente à la pratique sociale. Le droit a un rapport d'extériorité à la société, il ne devient règle, norme sociale qu'une fois internalisée ou externalisée par la société.

6- Voir la théorie de l'imitation de Gabriel Tarde.

7- Un parallèle peut être fait avec la théorie des signaux faibles selon laquelle le futur est déjà là, il n'est simplement pas entrevu.

8- Abdellatif Benachenhou, L'Algérie, sortir de la crise, Alger 2015, p.197

*Enseignant chercheur, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif - Député du Front des Forces Socialistes, Béjaia.