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Défaut de langue : sommes-nous des SDF?

par Touhami Rachid Raffa

Un bilan nécessaire mais insuffisant

La crise du logement paraît bien moins grave que celle de la langue, ce qui fait des locuteurs de tout le monde arabe, du Maghreb et de l'Algérie plus des SLF (« sans langue fixe ») que des SDF.

La coercition coloniale aura exacerbé outre mesure et plus qu'ailleurs le volet linguistique du malaise identitaire en Algérie où, paradoxalement, s'affrontent sans vainqueur tout en s'apprivoisant, les langues française, arabe littérale ? sacralisée en tant que support de la Révélation et du culte ? dialectale et berbère avec leurs déclinaisons locales et régionales.

Est-il utile de rappeler encore et encore l'inanité des choix idéologiques à la source de décisions politiques prises dès l'indépendance pour remodeler d'urgence,en vue de la rétablir, la culture d'une société dépossédée et violentée durant 132 ans de colonisation de peuplement, destin qu'aucune autre contrée du monde arabo-musulman n'a connu? C'est ce qu'ont fait tout récemment et avec brio dans Le Quotidien d'Oran le professeur Brahim Senouci (« Défaut de langue ») et, en réaction, le docteur MohieddineAmimour (« Sommes-nous de SDF?).

Un tel bilan a déjà été fait et à maintes reprises, sous différents angles et éclairages souvent non dénués d'arrière-pensées idéologiques et politiques, exprimés parfois dans la véhémence la plus intolérante et la moins tolérable, exacerbant ainsi des fractures sociales déjà pesantes.

Il aurait été judicieux et éminemment utile que MM. Senouci et Amimour aillent au-delà et transcendent le bilan pour amorcer un débat serein pouvant faire entrevoir des pistes de solution en dehors de tout parti pris et de toute polémique.

La culture, la lucidité et le patriotisme de ces scientifiques- intellectuels de chez nous sont un gage d'honnêteté intellectuelle pouvant rallier linguistes, philologues, pédagogues, philosophes, sociologues, anthropologues, psychologues et autres experts scientifiques, et même inclure ceux des« polémistes de la langue » capables de quitter un tant soit peu le confort de leurs certitudes.

En effet, peut-on se contenter d'un sempiternel bilan, largement documenté et qui explose de jour en jour, « en direct », au vu de la dérive de l'école algérienne? Il en est de même de la « trahison des élites », si bien analysée mais en panne d'un renouvellement de la culture politique. Le bilan linguistique est resté en plan, entretenant la confusion, alimentant des antagonismes entre arabophones, francophones et berbérophones que des puissances occidentales et orientales ne manquent pas d'exacerber pour leurs propres intérêts culturels, politiques et économiques.

Faire quoi?- Démystifier et démythifier

Langue morte ou vivante

En tout respect pour MM. Senouci et Amimour, il faudrait abandonner le mythe forgé de toutes pièces de l'hébreu langue morte, revivifiée par le sionisme triomphant dès la moitié du XXe siècle. En vérité, l'hébreu n'a jamais disparu et il a évolué comme toutes les langues, avant d'être « modernisé ». Il en ressort que la langue commune telle que pratiquée en Israël a des rapports assez lointains avec l'hébreu ancien; il en est de même du grec moderne par rapport au grec antique. Cela rend insoutenable la théorie voulant que Boumediène se soit inspiré des choix linguistiques (langue morte)et économique (Kibboutz) et ce, d'autant plus qu'il s'était arrogé ? seul ? légitimité révolutionnaire, putschiste et dictatoriale oblige! ? le droit et le devoir d'imposer ses conceptions à travers ses trois « révolutions » agraire, industrielle et culturelle?Un bilan des plus lourds pour une société majoritairement agraire et analphabète, sortie à peine d'un long et douloureux joug colonial. L'arabe, dans ses dimensions classique et dialectales, n'est nullement langue morte méritant des soins et un sauveur.

Réhabiliter et restaurer la Darija

Quand donc allons-nous - enfin! - nous affranchir d'un pernicieux et profond complexe d'infériorité qui nous a été inculqué à double dose quant à notre langue dite dialectale, la « Darija ». Toujours tournés vers Le Caire et vers Paris, les Algériens ? en vérité tous les Maghrébins ? ont fini par intérioriser et assumer ouvertement le mépris de leur langue maternelle, par rapport aux « vraies langues » française et arabe, un dédain sarcastique qui reflète aussi une forme de haine de soi.Seul un aveuglement volontaire ferait table rase de la réalité en niant le faIt que la Darija est la langue vivante, l'authentique, celle que le bébé entend dans les entrailles de sa maman, puis dans ses bras; celle de la vie, de la souffrance, des fêtes, du bonheur, du malheur, des lamentations, de la colère, des invocations, des célébrations, de l'amour, du chant, des poèmes, des rêves, le tout avec une richesse, une créativité et des nuances subtiles,parfois d'une délicatesse inouïe, fruits d'un génie populaire en marche depuis la nuit des temps, intégrant des vocables étrangers comme toutes les langues Non, Messieurs Senouci et Amimour, notre Darija est une langue vivante, notre langue native qui jaillit spontanément du plus profond de nos tripes, pas un vulgaire et « affreux sabir »! Loin de se limiter à une langue vernaculaire, c'est La langue véhiculaire par excellence,notre langue publique commune?        En dépit de nos dénégations transmises de génération en génération, par ignorance et irresponsabilité personnelles et collectives.

Le malentendu relatif à l'arabe classique

L'arabe classique, littéraire, littéral ou moderne, quant à lui, est trop souvent présenté comme un rempart contre les francophones et les berbérophones dans des luttes stériles mais dont les stigmates sont loin d'être négligeables. Ses partisans et défenseurs ont recours sans cesse à la spécificité de l'arabe-support des révélations coranique et mohamedienne, du culte, du Fiqh et de la théologie. C'est sur cette même langue que le choix prétendument unanime avait été imposé dès 1962, de manière plus revancharde que réfléchie. Un tel choix se sera avéré fort problématique et ce, pour un certain nombre de motifs :

L'arabe classique n'a jamais été la langue native (maternelle) de qui que ce soit; les habitants de la Péninsule arabique parlent eux aussi leurs« dialectes », y compris aux lieux saints de l'islam. Certains s'y sont essayés depuis de siècles, en vain, personne ne pouvant parler l'arabe classique spontanément, ouvertement et continuellement. Seuls des non-arabophones ayant appris cette langue en sont capables mais ils peuvent avoir du mal à échanger avec des locuteurs natifs censés être arabes. De l'Atlantique au Golfe arabo-persique, même les arabophones devenus brillants arabisants ont du mal à tenir spontanément un discours en arabe jusqu'à la fin; sans recours à l'écrit; le naturel dialectal refoulé revient alors spontanément au gallot, au secours du locuteur. Il suffit d'écouter les interventions de grands Cheikhs d'al-Azhar pour constater le nombre de « glissades » dialectales comme « Bardo » et autres expressions typiquement populaires..

Des extrémistes prendront ces quelques phrases pour une charge à fond de train contre la langue sacrée?

Il n'en est rien car celle-ci a cette spécificité ? rare, voire unique, peut-être en raison de son cachet divin ? de n'être pas native, exigeant un apprentissage solide et un effort intellectuel soutenu. Celles et ceux qui ont effectué le petit ou le grand pèlerinage témoigneront de cette vérité, à savoir que le « dialecte » domine dans les rues de Médine et de La Mecque, pourtant berceau de l'arabe et de l'islam.Il faut être fort prétentieux, c'est le moins qu'on puisse dire, pour s'octroyer la mission de défendre al-Ârabiya, l'arabe langue du Coran et de la Sunna! À cet égard, on peut établir un parallèle avec celles et ceux qui sont morts en manifestant contre Salman Rushdie pour « défendre le Prophète »!?! C'est le comble de l'outrance et on n'est pas loin du Shirk! Allah s'est donné la mission de préserver Son Livre qui demeure le fondement et la référence d'une langue inégalable et qui est toujours vivante après 15 siècles dont les 5 derniers marqués par une profonde stagnation culturelle. Quant au Prophète, a-t-il besoin de notre misérable défense, de notre minable protection, lui l'ultime Messager de Dieu?!Le Livre saint est vivant et son support linguistique l'est tout autant, récité et appris par près de 2 milliards de musulmans dont le culte s'effectue en arabe, même si 82% sont non-arabophones. L'arabe classique est une langue vivante et savante qui continuera à être enseignée, étudiée, enrichie, fécondée, comme elle l'est depuis que le Coran l'avait « fixée ».

Une langue qu'on ne parle pas et une langue d'usage non enseignée

On continue à enseigner à toutes et à tous cette langue dont l'usage ? imposé par le haut ? est très restreint dans la société?Alors que l'ensemble de la population parle spontanément et ouvertement une langue « dialectale » maternelle,exclue du système scolaire. Une nuance mérite d'être introduite à ce niveau : la colonisation française avait tenté l'expérience au niveau universitaire avec l'introduction de l'enseignement de l'arabe dialectal. Une telle initiative aura été un échec patent du fait que la résistance à la domination étrangère et à l'acculturation s'était cristallisée autour de l'islamité et de l'arabité.

Cet épisode historique s'inscrit dans la préservation de la personnalité algérienne par la défense et l'illustration de la langue arabe dans le cadre de la lutte contre le colonisateur, tout comme l'opposition contre le Dahir berbère au Maroc. Les indépendances n'auront rien changé à cet égard, la Darija continuant à être pratiquée tout en étant officiellement ignorée, voire laissée pour compte en dépit de sa vitalité.

La marginalisation des langues berbères

Une autre croyance mérite d'être contestée en grande partie; il s'agit d'une thèse berbériste qui fait remonter dans le temps le recul des langues berbères à l'invasion et à l'installation durable des Arabo-musulmans en Afrique du Nord. En vérité, le phénomène remonte à plus de 3000 ans, avec l'iarrivée des Phéniciens le long des côtes.

Ces désormais Carthaginois avaient offert une langue publique commune, le punique, issu du phénicien et enrichi de nombreux apports, y compris berbères, aux sociétés en relation avec eux. En effet, nos ancêtres berbérophones n'ont pas pu, su ou voulu se doter d'une langue publique commune à partir du substrat berbère originel. Il s'agit là d'un autre malentendu aux conséquences sérieuses sur le tissu socio-culturel algérien où s'exacerbe l'antagonisme arabe-berbère, lequel vient s'ajouter par-dessus des régionalismes indignes des Chouhadas qui avaient cimenté l'unité nationale par-de là le tribalisme, depuis l'épopée de l'Émir Abdelkader.

Le Maghribi Saluons le linguiste algérien Abdou Eliman qui a le grand mérite de vulgariser un secret bien gardé au seul niveau académique et par certains courants qui n'avaient aucun intérêt à le dévoiler, contribuant ainsi à maintenir les populations dans une certaine aliénation. Eliman réhabilite le punique-Maghribi avec la preuve la plus irréfutable qui soit, à savoir la similitude très frappante entre le punique, pratiqué durant 3 millénaires au Maghreb et l'arabe dit dialectal en vigueur jusqu'à nos jours. Même le spécialiste berbériste Salem Chaker atteste de cette vérité historique?qu'il ne dévoile malheureusement pas hors de la sphère bien gardée de la recherche universitaire? en raison d'un autonomisme kabyle de réaction à la langue arabe?Pour sa part, Charles-André Julien, célèbre historien de l'Afrique du Nord, ne croyait nullement à la thèse du punique ayant facilité l'accueil de la langue l'arabe et donc de l'islam par les tribus berbères dont l'oreille était un peu familière avec le parler des conquérants et leur Message.Le problème est que C.-A. Julien élude la question, se contentant de rejeter cette thèse sans analyse aucune (tout comme il s'était permis de réduire le roi Juba II, sans autre procès, à un « piètre écrivain ».)

Des inimités futiles mais tenaces

- Les mythologies arabiste et berbériste s'affrontent donc, mais sur des terrains différents qui sont autant de malentendus désormais imbriqués et ancrés dans de larges pans de la société algérienne :

- Credo de l'islamo-sacralité de l'arabité linguistique au détriment de la réalité dialectale, alors que le peuple vit et parle une langue qu'il n'apprend pas à l'école tout en étant tenu d'étudier une langue qu'il n'utilise pas, ou peu.

-Credo d'une berbérité revendicative fondée sur le rejet de l'arabité dans sa dimension classique, voire dialectale.

Cela sans compter l'ajout de la francité, rejetée par les uns, acceptée avec zèle par les autres. Là encore des raisons idéologiques aussi symboliques que ridicules et contre-productives tentent de justifier la non-adhésion de l'Algérie à l'Organisation internationale de la francophonie. Pourtant, la qualité de membre ouvre la voie à des bénéfices culturels et universitaires indéniables; un « Nif » malsain et ridicule en prive des générations d'Algériens.

Une société en panne

Avec nos élites et nos dirigeants,nous sommes collectivement coupables de faire semblant d'être plus arabophones qu'il le faut? enmettant hors-circuit officiel notre « pauvre dialecte » pourtant dominant et vivant; de recouvrer nos origines berbères et berbérophones? mais en réaction à l'arabité; de nous ouvrir au monde à travers le français?en boudant la francophonie et en croyant pouvoir camoufler l'usage très courant du français.

Aucun débat serein, porteur et à l'échelle nationale ne vient lever les tabous, relever les mensonges, dévoiler les non-dits et dénoncer les extrémistes de tous bords qui ont fait de l'arabité, de la berbérité et de la francité de lucratifs fonds de commerce politiques; au fond, ces derniers détestent l'Algérie, leur mère nourricière qui manque cruellement du patriotisme qui lui est dû.

Une piste de solution ?

Il doit être possible de débattre, entre autres éléments, de cette langue dialectale issue du punique, fécondée par l'arabe et le berbère, celle-là même qu'Abdou Eliman qualifie très pertinemment de « Maghribi .

On devrait commencer à l'échelle nationale, même si le marasme touche tout le « monde arabe » qui souffre sans se l'avouer d'une crise identitaire dont la dichotomie arabe classique / dialectalest tout aussi profonde et vainement occultée.

L'opposition arabe-berbère, plus aiguë en Algérie, devra être abordée idéalement dans un cadre maghrébin. Sinon, compte tenu des antagonismes arabo-arabes et intermaghrébins, l'Algérie a l'urgente obligation d'ouvrir son propre chantier linguistique sans a priori et sans tabou, sur des bases scientifiques et avec prise en compte dela diversité des thèses et des opinions ne se limitant pas à l'option du Maghribi comme éventuelle langue nationale et officielle. Le but ultime demeure l'atteinte d'un certain consensus. C'est au prix d'une telle révolution culturelle que l'Algérie survivra au pétrole.

Il y a finalement lieu de transcender la mentalité d'assistés, de ne pas attendre un signe de l'État ou du « pouvoir » pour que nos intellectuels prennent une telle initiative; la récolte devrait s'annoncer lointaine; ils auront au moins eu le mérite et l'honneur de semer les germes du débat. Ils doivent au moins ça à notre chère Algérie.