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La santé orpheline d'une politique publique

par Mohamed Mebtoul *

Le secteur de la santé n'échappe pas à l'injonction politique et administrative. L'organisation trop rapide des assises régionales en est l'exemple le plus frappant, le plus visible.

Des professionnels de santé ont été invités le jour-même à assister  aux assises ! La " tutelle ", selon les responsables locaux, en a décidé ainsi. On n'y peut rien !

L'annonce de la création de plusieurs CHU dans différentes régions a-t-elle été profondément réfléchie, en référence aux conditions sociotechniques et humaines qu'il s'agira de mobiliser ? Peut-on continuer à s'inscrire dans l'urgence éclatée et dans un volontarisme aveugle ? Peut-on occulter la question centrale qui est celle du mode de construction d'une politique publique de santé cohérente, inclusive, ouverte à tous les professionnels de la santé, aux associations, aux patients et aux familles, permettant de redonner du sens à leurs activités quotidiennes ?

Il est important de partir de la société et des problèmes sociosanitaires au quotidien, pour indiquer que la santé des personnes, ne se réduit pas à une distribution mécanique et routinière des soins. Elle représente toute la vie de la personne (Mebtoul, 2011, sous la direction).  Il est faux de s'appesantir uniquement sur l'organe malade, de s'enfermer aveuglément dans le curatif, d'occulter en permanence, ce qui conditionne en partie les comportements des personnes, à savoir l'absence d'un espace public. Ce dernier favorise l'émergence de la citoyenneté, en donnant la possibilité aux personnes de s'identifier et se reconnaitre dans leur " ville " respective. Cet espace urbanisé conçu dans la précipitation et de façon administrative, produit de l'indifférence, du stress et des frustrations pour une majorité de la population. La santé des personnes, c'est aussi la confrontation brutale et malsaine à un environnement social et physique qui agresse plus qu'il n'intègre, bafouant leur dignité et leur citoyenneté. Arrêtons la glorification par les chiffres élaborés dans des bureaux fermés, méritant un véritable travail de déconstruction qui permettrait de relativiser un optimisme rhétorique en rupture avec ce que nous pouvons observer quotidiennement dans la société réelle et non virtuelle. Les études socioanthropologiques menées depuis 23 ans auprès des patients, des professionnels de la santé, et des responsables locaux, permettent de noter la fragilité et l'éclatement d'un " système " de soins et non de santé. Rappelons certains éléments saillants : les fortes inégalités entre les régions, entre les patients anonymes et privilégiés, les multiples dysfonctionnements sociaux et techniques des structures de soins, l'errance thérapeutique et sociale des malades sans ressources relationnelles et financières, contraints de recourir à des offres thérapeutiques lucratives.

Fermeture sur soi et pour soi

La négation d'un mangement sanitaire participatif conduit au flou organisationnel, à une gestion aveugle et au coup par coup, à la multiplication d'organes administratifs fictifs cooptés par le haut. Cette forme de gestion administrée est dans l'impossibilité d'anticiper, de situer concrètement et rapidement la faille. Des femmes sur le point d'accoucher sont décédées parce que les conditions sociales et techniques de l'évacuation de la parturiente n'ont pas été suffisamment pensées de façon rigoureuse dans une logique préventive (Mebtoul, 2013, sous la direction). Des malades cancéreux sont contraints à des déplacements coûteux, n'étant pas informés de la panne des équipements techniques, le jour de leur rendez-vous, en l'absence de tout accompagnement. Ce sont les patients anonymes contraints de payer le ticket modérateur institué dans les structures de soins par le haut, sans consentement avec les acteurs de la santé. Cette façon d'administrer la souffrance et la maladie, traduit l'absence d'une vision claire sur ce que devrait être une politique publique de santé. Ces aspects structurels défaillants contribuent à brouiller les logiques professionnelles des agents de la santé, à rendre opaque le degré de responsabilité de chaque catégorie d'acteurs, à favoriser et à accentuer le cloisonnement des territoires, à décridibiliser le respect des règles et des lois par le fait de l'injonction politique. La fermeture sur soi et pour soi, renforce la gestion segmentée qui efface toute régulation horizontale, privilégiant la dimension " s'accrocher à tout prix au pouvoir ", s'interdisant l'ouverture et le dialogue entre les acteurs de la santé. C'est tout le paradoxe d'un système de soins qui fonctionne de façon verticale et standardisée, occultant les particularités sociosanitaires des régions et l'importance de retravailler sur ce que devrait être un espace local de santé.

L'injonction administrative est une modalité sociopolitique. Elle est de l'ordre de l'imposition d'un pouvoir d'ordre qui agit dans le déni du réel. Tout part de là haut de façon souvent éclatée. Chaque direction centrale initie ses propres actions en s'inscrivant dans une approche extensive et quantitative. Elle a pour effet pervers de sous-estimer la complexité des soins. Les patients et leurs familles parlent librement au sein leur domicile de leur intégration dans la structure de soins (absence d'écoute et de dignité sanitaire, etc. (Cresson, Mebtoul, 2010, sous leur direction). Force est de constater que le système de soins s'est construit sans l'autre, le considérant comme un patient-objet. Peut-on sérieusement enfermer la santé dans sa dimension strictement technique ? Suffit-t-il d'additionner des structures de soins, de leur injecter des budgets et de leur affecter du personnel pour évoquer l'existence d'un système de santé ? Ceci est bien-entendu, l'antithèse d'une politique publique de santé dont le maître mot est la reconnaissance sociale et politique de la personne humaine et une compréhension fine de ses conditions sociales et culturelles. C'est l'inversion de ce qui a été fait jusqu'à présent : la société a été appréhendée comme une cruche vide qu'il faut remplir de " connaissances et d'attitudes ". Les études micro-sociales indiquent les sens attribués par les acteurs au fonctionnement quotidien des structures de soins. Chassons le mythe qui consiste à affirmer que la population ne cherche pas à s'informer. Il faut plutôt s'interroger sur l'approche unilatérale de l'information qui consiste à placarder des notes, des circulaires, ou des thèmes de journées de sensibilisation dans un espace poussiéreux ou dans une salle d'attente, considérant que les personnes vont mécaniquement s'approprier l'information. Convenons que cette manière d'injecter de façon administrative l'information, n'est pas socialement pertinente. Elle est en rupture avec les situations et les préoccupations vécues par les patients et leurs familles. Les personnes ne sont pas des récepteurs passifs de l'information. Ils en décortiquent les sens. " Pourquoi me demandent-ils d'assister à cette journée de sensibilisation ? Ont-ils demandé mon avis ? Connaissent-ils mes problèmes ? Sont-ils, au moins une fois, venus me demander le type de problèmes auxquels je suis confronté quotidiennement ? Font-ils cela dans notre intérêt ou parce que le ministre risque d'être présent "? Tout se passe comme si l'information sortait du " néant ", n'étant jamais portée par des passeurs culturels crédibles, et à qui, les gens ont confiance. Le patient, sans capital relationnel, est orphelin de toute médiation sociale autonome et puissante. Le propos récurrent des personnes, est le suivant : " Je n'ai pas à qui me plaindre, à poser mes problèmes. Personne ne donne de l'importance et de la considération à ma parole. Je ne comprends ce qui est écrit dans ce tableau ".

Les oubliés du système de soins

Professionnels de santé et patients se perçoivent exclus du processus décisionnel construit à l'extérieur de leur espace socioprofessionnel. Les malades sont considérés à tort comme de simples consommateurs de soins. Ils notent leur exclusion de toute décision qui les concerne au premier lieu. On oublie que c'est leur santé qui est enjeu. " Ajoutez ceci : le citoyen doit participer dans la prise de décision. Le citoyen n'est ni débile ni illettré? Mais il comprend tout ! C'est de sa vie et de son avenir qu'il s'agit. Il doit donner son avis en toute liberté ".

La bureaucratie sanitaire réduit le système de soins à une mauvaise greffe de moyens techniques et thérapeutiques dans un tissu social sous-analysé. L'agencement strictement technique est insuffisant, pour redonner du sens à la santé comme fait social total, impliquant la personne humaine, et notamment les patients et les familles comme des acteurs incontournables du processus de santé. " Un système de soins est fait pour soigner et pour soulager la personne. A l'heure actuelle, on a beaucoup de moyens techniques. On a beaucoup investi. Mais c'est une politique de façade.

La santé, au sens propre du terme n'existe pas. Le malade tourne en rond. Il peut faire un parcours de combattant sans jamais arriver à son objectif. Et tout cela pourquoi ? On a oublié d'investir dans le cadre humain " (président d'une association de malades).

En l'absence d'une politique publique de santé concertée et ancrée dans la société, le mode de fonctionnement du système de soins est impuissant, faute de dispositions et mécanismes sociopolitiques, pour s'approprier et donner sens aux multiples propositions et suggestions des acteurs de la santé. " On ne leur donne pas le droit de parler ! On ne leur donne pas l'occasion. Normalement dans les structures de soins, on tente d'organiser des cellules qui reçoivent les personnes. Chacun donne son avis ! Le médecin, l'infirmier, le patient, sur toutes les questions relatives au fonctionnement de la polytechnique. Tout le monde doit y participer. L'avis de chacun doit être pris en considération.        

Ce n'est pas grand-chose ! Il suffit d'un petit bureau où l'on peut réunir tout le monde. Cela ne coûte rien ! C'est souvent les gens modestes qui vivent cruellement les problèmes de maladie, qui ont des choses à dire pour améliorer les choses ". Les professionnels de la santé sont aussi exclus de la décision. Ils sont pourtant confrontés quotidiennement aux multiples dysfonctionnements de l'espace de soins.

Leurs propos montrent l'impossible autonomie qui aurait permis de donner plus de pertinence et de sens à leurs activités professionnelles. Les structures de soins s'entourent d'organes fictifs réduits à donner des avis sans lendemain. Ecoutons le président du conseil médical d'un Etablissement Public de Santé de Proximité: " Je suis président du conseil médical. Mais c'est juste un conseil consultatif. Il est ligoté. Il ne peut rien faire ! On a beau parlé et faire des propositions. Mais aucune n'est prise en considération ! Il faut abroger ce conseil et tout remodeler. Le conseil médical est censé être technique. Il est censé donné son mot sur les vaccinations. Par exemple, vous avez bien vu que le bureau du centre antituberculeux et des maladies respiratoires) est situé à côté du bureau des vaccinations des enfants.

C'est un grand risque ! On a exposé ce problème au niveau du conseil médical. Mais on a eu aucun résultat? C'est le directeur régional de la santé qui vient et nous dit de faire ceci ou cela. C'est lui qui décide de mettre tel service dans un tel bureau. Le conseil médical, c'est formel. C'est juste pour se réunir, sans plus? ". La crise du système de soins recouvre une dimension relationnelle et sociopolitique.

Elle se traduit par la prégnance des logiques de défiance et de rupture entre les responsables de la santé et une majorité des professionnels de la santé, accentuant les malentendus et les étiquetages entre " eux " et " nous ". Enfin, le système de soins peut être caractérisé comme un marché hybride et éclaté, dominé, tout comme dans la société, par la violence de l'argent (Mebtoul, 2013).

* Sociologue

Références bibliographiques

Cresson G., Mebtoul M., (2010), sous la direction, Famille et Santé, Rennes, EHESP.

Mebtoul M., (2013), la citoyenneté en question, Oran, DarEl Adib

Mebtoul M., (2011), sous la direction, " Les prestations de soins de santé essentiels en Afrique : réalités et perceptions de la population (Algérie) ", rapport soutenu par l'OMS.

Mebtoul M., (2013), sous la direction, " La santé reproductive en Algérie ", rapport soutenu par le CREDES.