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La terre à ceux qui la distribuent

par Mohammed ABBOU

Il se réveille plus léger et plus enjoué en ce troisième jour dans la capitale d'un grand pays d'Afrique équatoriale qu'il visite pour la première fois. Les deux premiers jours ont été consacrés aux travaux de la conférence à laquelle il est venu représenter son institution.

Les réunions ont été longues et laborieuses et seuls les diners offerts par les personnalités du pays d'accueil ont été des moments de répit.

 Aujourd'hui, la rencontre officiellement close, est prévue une visite touristique de la ville et de ses environs. Les sites traversés par les voitures qui transportent, chaque jour, les participants de leur hôtel au centre des conférences, donnent un avant goût de la beauté des lieux et invitent à leur découverte.

 Débarrassé du costume et de la cravate, il met des vêtements moins protocolaires comme l'y autorise le nota bene au bas du programme. Dans le hall il retrouve tous les convives, pour la plupart occidentaux, habillés en uniforme Kaki et portant chapeau de brousse. Le spectacle le fait penser à la soldatesque coloniale en expédition et la vue qu'offre la forêt luxuriante à travers les hautes vitres de la réception renforce cette sensation.

 La ville, encombrée par des immeubles de construction récente, est traversée par une multitude de petits ponts aménagés au gré du circuit serpentin du cours d'eau qui la traverse.

 Au flanc d'une colline boisée, la cité est bordée par une plaine généreuse et s'ouvre sur un superbe estuaire que parcourent, depuis peu, des restaurants flottants crées par une jeunesse ingénieuse et entreprenante. Le plus célèbre de ces restaurants est la première destination du circuit.

 Mais pour y arriver il faut prendre, dés la sortie de la ville, une piste étroite, accidentée et caillouteuse aussi éprouvante pour les passagers que pour les véhicules.

 La nature en friche et gangrénée par des habitations de fortune, étale avec ostentation les signes de sa fécondité, comme pour conjurer le sort que lui font les hommes.

Ce sort n'est pas plus heureux pour les nombreux enfants en guenilles qui, dés la vue d'un véhicule, se précipitent sur les bords de la piste pour proposer aux passants des babioles en bois, produits de l'artisanat local.

 Le chemin pénètre dans la forêt qui borde l'estuaire et s'arrête à l'entrée d'une clairière aménagée en dépendance du restaurant avec un parc pour véhicules, des bancs disséminés en plein air autour d'un comptoir circulaire et de petites cabanes abritant les commodités.

 Quelques marches édifiées avec des troncs d'arbres fendus en longitude permettent de descendre vers le bâtiment flottant arrimé à la rive. La large barge à faible tirant d'eau qui le porte fait l'aller retour sur la largeur du bras du fleuve, le temps d'un service. Le menu composé de crudités et de poissons grillés porte dans sa simplicité une touche d'application et même de raffinement tout à l'honneur de la jeune équipe qui veille à la satisfaction de tout le monde. Sur le chemin du retour les convives, repus, répondent avec gène aux saluts bruyants des habitants de l'agglomération rurale dont le dénuement et la privation écorchent les regards les plus endurcis

 Pourtant on est à moins d'une heure d'une ville cossue où de belles résidences se disputent l'espace entre deux ponts ; des bâtisses imposantes avec accès automatisés, jardins intérieurs et souvent piscine privative.

 Sur la grande avenue les commerces bien achalandés côtoient les boutiques de luxe et les établissements bancaires. Les automobilistes y supportent, eux aussi, tous les désagréments d'une circulation dense et polluante.

 Il faut traverser la ville de nouveau mais dans un sens perpendiculaire à la route de l'hôtel pour aller au dernier rendez-vous du programme touristique : l'arborétum.

 Le guide qui accueillie les visiteurs à l'entrée de son domaine est âgé mais grand et droit comme un I avec une courte barbe blanche et un port altier. Le parc botanique n'a aucun secret pour lui et entre un ébène et un azobé il trouve le temps de raconter une phase historique de son pays. L'auditoire captivé le suit docilement et boit ses paroles à l'exception d'un quinquagénaire très pâle menu et délicat que la moiteur fait atrocement souffrir et qui a visiblement hâte de quitter les lieux.

 Le personnage, aristocrate jusqu'au bout des ongles, s'était fait remarquer durant la conférence par un regard étonnamment sévère sur le rôle des africains dans leur propre « régression historique », selon ses propres termes.

 Soudain l'homme sort de sont détachement et interpelle le vieux guide pour s'inquiéter de l'existence de serpents dans les parages. Le guide, inopportunément interrompu dans la citation d'un grand poète Kirundi, lui répond par l'affirmative et le rassure tout de suite en lui précisant qu'il détient l'antidote en cas de morsure accidentelle.

 Mais le quinquagénaire n'en reste pas là, il revient à la charge pour s'enquérir, cette fois-ci, d'un serpent particulièrement dangereux. Agacé, le guide lui réplique sèchement que ce serpent, aussi, fréquente le parc.

 Affolé, son interlocuteur gémit plus qu'il ne prononce : « mais son venin est foudroyant ».

 Ombrageux et mécontent le guide, campant sur ses maigres jambes lui assène une réponse cinglante: «Cher Monsieur, ce n'est pas le venin qui tue, c'est l'ignorance ».

Pour une fois, la péremption et la condescendance n'étaient pas du côté habituel. La vieillesse n'y invoque pas de bras vengeur, elle s'en remet à sa sagesse. Cette sentence mortifia probablement son destinataire mais, lui, elle l'enchanta, le confirmant dans la bonne impression qu'il a eu de ce peuple dès qu'il mit les pieds sur sa terre.

 Un peuple avenant, serein et généreux, qui s'ouvre à l'autre et désire apprendre de lui.

 Une jeunesse frustrée, mais dont l'enthousiasme éclate à la moindre lueur d'espoir, qui s'agrippe à toutes ses chances, « capable de distinguer, dans des montagnes de désespoir, un caillou d'espérance » (1), apte à se surpasser et qui n'aspire qu'à vivre. Elle veut vivre sur une terre gâtée par la nature, où l'eau et le soleil font tout pousser au moindre effort de l'homme. Elle veut transformer en bonheur le cadeau d'un sous-sol profus en minerais et en ressources énergétiques. Elle veut tenir la promesse des aïeux d'offrir un paradis sur terre à leur progéniture.

 Mais pourquoi la sueur, ici, est stérile ? Pourquoi la vaillance de tous se consume-t-elle pour la vanité de quelques-uns uns ? Pourquoi la sagesse ne fréquent-t-elle plus que le petit peuple ?

 Les dirigeants du pays ont fait preuve le temps de la rencontre d'une vision aigue des problèmes du monde et du développement, leur approche est admirable de précision et émouvante d'humanisme.

 Leur verbe est magique, il emporte, il séduit.

 Dans la salle de conférences, ils avaient solution à tout à leurs problèmes et aux problèmes de ceux qui veulent bien s'en remettre à leurs conseils éclairés.

Les messages de leurs dignitaires, lus aux participants, sont de véritables morceaux d'anthologie, lourds de sens et éclatants dans leur forme, des pensées profondes véhiculées par une langue châtiée. Ces adresses sont un réel ravissement pour l'ouïe et l'esprit.

 Des performances déclamatoires qui permettent aux chefs africains de sortir de ce qu'ils sont et de s'arracher à l'évidence de la vérité.

 Mais au premier pas dans une réalité hideuse et cruelle, l'enchantement est vite chassé par la consternation.

 Il lui semble alors entendre Aimé Césaire : « Oui nous constituons bien une communauté.       D'abord une communauté d'oppression subie, une communauté d'exclusion imposée, une communauté de discrimination profonde » (2). Une communauté où la fonction politique justifie les abus économiques et où l'appétit des classes dirigeantes ne connaît pas la satiété. Une communauté qui a enterré l'espoir et accorde, en sa mémoire, une journée fériée. De retour à l'hôtel il n'avait pas encore émergé de ses tristes pensées quand le responsable qui les a accompagnés dans leur virée touristique vint le saluer et prendre congé. C'est un jeune homme très aimable, pondéré et peu disert, qui a été beaucoup plus prés de lui que des autres, durant leur promenade. Il décide de profiter de cette rente de sympathie pour lui poser la question qui lui taraude l'esprit sur la cause de cet incroyable hiatus entre une minorité extravagante et une majorité humiliée et désemparée. Une inégalité révoltante dans un pays à même de donner satisfaction à tous ses enfants.

 Le jeune homme lève sur lui un regard affectueux aucunement surpris par la question et lui fait la plus éloquente des réponses:

«Monsieur je sens que vous aimez mon pays, vous avez une haute estime de mon peuple et pour ne pas faire offense à votre intelligence je vais être très sincère avec vous en vous disant simplement: Notre pays, nous ne le gérons pas, nous nous le distribuons ».

Notes :

1- Martin Luther King : discours de Washington 28.04.1963,«les grands discours du XXème siècle » présentés par C. Boutin, Flammarion, Paris, 2009.

2 - Aimé Césaire : 1ère conférence des peuples noirs de la diaspora, Miami 26.02.1987, «les grands discours du Xxème» siècle présentés par C. Boutin, Flammarion, Paris, 2009.