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Quitter les rivages des «frères»

par Abdou B.

«Qui renonce à la liberté pour la sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre». Série «Numbers» (USA)

Les grèves ne suivent, s'arrêtent après moult dégâts, sans solutions négociées sur le long terme. Les pistes durables, compromis durables, sans vainqueur ni vaincu, sont à chaque fois récusées pour le conflit.     La culture dominante, jusque dans les familles, ne considère pas que tous les protagonistes sont nationaux à part entière, censés être sur le même bateau, responsables de sa bonne tenue de route. Il est vital qu'il y ait un vaincu, même si au bout du compte, c'est le pays entier, surtout les simples salariés, les sans-logis et les chômeurs qui trinquent. Les émeutes se suivent et se ressemblent dans le chaos et s'achèvent en eau de boudin hallal.

 Il n'en reste que l'odeur du gaz qui féconde les rancunes et les frustrations qui se bonifient pour exploser au tour suivant. Pour un match, une distribution de logements, pour les dégradants couffins du ramadhan (tchipa de la piété) qui indiquent des seuils de pauvreté, la violence demeure le seul recours.

 Toutes les catégories sociales, à part les résidents barricadés aux frais de la République, sont à un moment ou un autre concernées par le cycle infernal de la revendication-répression. La récurrence des mêmes mécanismes, jamais remis en cause par la lucidité et la sincérité, contamine la relation gouvernés/gouvernants et met en cause la légitimité des derniers, leur compétence. A tort ou à raison, la vox populi les considère comme extérieurs à la société.

 Une grève, quel que soit le secteur touché, transcende l'ego, la querelle des pourcentages puisque chaque acteur a les siens, sans aucun instrument de mesure fiable indispensable aux gouvernements et à l'opinion. Une grève, une marche, une émeute concernent à plusieurs niveaux et directement un plus grand nombre, celui de celles et ceux qui n'y ont aucun intérêt financier direct, politique ou syndical. Des malades, des parents, des amis, des salariés, des esprits au plan psychologique, des prestataires de services, un programme scolaire, des rendez-vous médicaux parfois vitaux, tout un ensemble de personnes et d'activités sont perturbées par une grève. Cette dernière génère avant, pendant et après des blessures, des pertes et des séquelles qui sont parfaitement décryptées par les psy, les économistes, les analystes politiques et les experts du monde syndical. Ce b,a, ba rationnel, moderne et civilisé, que maîtrisent les gouvernances démocratiques au plus près des réalités, est balayé avec arrogance, incompétence et violence par de nombreux responsables algériens dont les réactions s'apparentent parfois à ceux de soudards qui s'estiment plus compétents, plus intelligents que toutes les élites nationales. Tout simplement parce qu'ils savent parfaitement qu'ils n'ont de comptes à rendre ni aux lois, ni à des électeurs qui peuvent les sanctionner dans l'urne et encore moins défendre un bilan devant un Parlement qui est le leur, logé à la même enseigne, payé par le contribuable et Sonatrach, devenue la malédiction pour deux ou trois générations.

 Sur le net, par vagues successives, dans la presse privée, dans les salons de la République, dans les marchés et cafés populaires, dans la littérature, dans les rapports et classements internationaux, l'Algérie fait figure de mauvais élève, de pays difficile à vivre, épuisant pour ses habitants modestes et travailleurs, d'un pays livré aux riches, aux nouvelles et rapides fortunes qui s'affichent dans de gigantesques véhicules sur des rues et ruelles défoncées et impraticables à la moindre averse.

 Les nombreuses réalisations, fort coûteuses, et il y en a, qui ont fait réfléchir et suer des cadres, des experts, des ouvriers, sont rapidement occultées par la vox populi travaillée par les prix de la nourriture, l'enfer des transports urbains, et surtout par la méfiance sinon la défiance devenues une «constante» chez les citoyens. L'arrogance, les grimaces, la trivialité de certains ministres, qui ne maîtrisent ni leur pensée ni leur verbe, sont devenues carrément insupportables pour les gens, persuadés que beaucoup de gouvernants leur sont étrangers et n'ont ni compassion ni respect pour leurs compatriotes. Le délitement du lien de confiance, surtout si le responsable n'a affronté aucun scrutin et se retrouve chef de parti ou responsable d'un ministère sensible, de proximité, dont les résultats ne sont déclinés qu'à travers des communiqués maison, des discussions convenues suivies d'un vote connu à l'avance au Parlement.

 Le système algérien, comme tenu par des cordages invisibles, une idéologie dominante, ne veut pas se démarquer d'un pouce des régimes arabes et africains les plus détestés à l'étranger et les moins aimés chez eux.

 L'histoire singulière de l'Algérie, la grandeur universelle de sa guerre de libération la distinguent pourtant de nombreuses gouvernances arabes et africaines qui semblent être notre modèle intouché et intouchable. Des indépendances cadeaux en vertu d'accords et d'allégeances, des statuts qui font de certains pays de simples sous-préfectures rurales de grandes puissances, des pauvretés structurées, des maladies médiévales, des guerres ethniques, tribales, religieuses, déchirent des pays «frères et amis», qui ne le sont aucunement et dont nous séparent les idéaux, les textes fondateurs de Novembre et le prix payé pour hisser le drapeau et chanter un hymne qui sent encore la poudre.

 Que serait l'Algérie sans les hydrocarbures? Une question qui trouvera sa réponse avec l'épuisement des hydrocarbures et/ou avec un rapide développement d'énergies propres dans les grands pays industrialisés qui sont clients de l'Algérie.

 Les scandales récents qui ne livreront pas tous leurs secrets de sitôt, et dont les procédures judiciaires qui leur sont affectées s'arrêteront à un niveau précis, à un moment précis, sont observés avec beaucoup de scepticisme. Le citoyen lambda, assommé par la grosseur des sommes parties «en voyage de noces», habitué bien avant le crash Khalifa, n'en démord pas. «Et c'est entre eux, ils règlent les affaires entre eux !». Ce fatalisme bien oriental est grandement ancré, en même temps que la citoyenneté constitutive de droits et devoirs, de participation à la vie politique n'est qu'une vue de l'esprit, n'est plus qu'un horizon sur une, deux ou plusieurs générations.

 Si les réformes, les changements de système et de personnels, donc la volonté de rompre avec les modèles dominants en Afrique et le monde arabe, ne sont pas affichés et mis en état de fonctionner pour aller à la modernité, à la démocratie, à la République, où les femmes et les hommes sont égaux, avec l'aide de la loi, c'est le statu quo.

 Que pensent les dirigeants arabes et africains, toutes confessions confondues, devant le fait qu'il y a en Allemagne une femme évêque et qui est de surcroît la dirigeante de toutes les églises protestantes du monde ? Le fait n'affaiblit en rien la puissance économique, financière, industrielle, technologique, diplomatique de l'Allemagne et de l'Europe qui a pour locomotive justement l'Allemagne.

 Si l'Algérie n'est pas l'Allemagne qui n'est pas l'Algérie, c'est parce que dès la chute du nazisme, les Allemands se sont mis au travail, ont fait tomber le mur. En Algérie, dès 1962, on s'est évertué à changer plusieurs fois de stratégie industrielle, de cap et de constitution dans la précipitation. Les priorités urgentes sont mises en chantier : suppression de la mixité alors que l'Arabie Saoudite y revient à l'université, cacher et marginaliser la moitié de la population, unicité de pensée et de discours dans les médias, refaire à chaque fois les trottoirs avec du carrelage parce que le bitume ne fait pas beaucoup de marge et de tchipa?

 A contrario, l'Allemagne a opté pour d'autres priorités, n'a plus de police religieuse depuis la disparition du sinistre Hitler, n'interdit aucun livre et a réussi son modèle de régionalisation. On rétorquera que l'Allemagne, deux en un, c'est l'Allemagne. Mais dans quel état était ce pays en 1945, dix ans à peine avant le premier coup de feu de Novembre dans les Aurès ?

 La seule question sérieuse est comment faire et avec qui pour que l'Algérie quitte les rivages et les modèles «frères» qui régressent à vue d'œil, pour s'en aller rejoindre les grandes nations ?