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Patrimoine oasien La saga des moulins à grains de Bou-Saâda

par Farouk Zahi

Le mois du patrimoine qui revient tous les ans, est une halte salutaire pour soustraire à l'oubli, parfois même au gommage mémoriel, des pans entiers de notre survivance culturelle. Célébré au printemps, il présage à l'instar du bourgeon naissant, d'une remontée de sève vivifiante pour un florilège identitaire coloré. En plus d'être source de vie, l'eau dans l'oasis de Bou Saada, a été source d'énergie motrice. Le génie hydraulique, en faisait bon usage. C'est ainsi, que depuis les temps où la mémoire puisse s'en rappeler, elle a servi à désaltérer l'homme et les bêtes, à irriguer le jardin vivrier et à faire tourner l'aube du moulin. Escarpé, le relief se prêtait à rendre le cours d'eau de l'oued impétueux, par endroits, pour pouvoir faire mouvoir l'aube pesant plusieurs tonnes. Le cours, d'une eau pérenne, issu du massif du Djebel Messaâd d'où il dévale sur plusieurs kilomètres, creuse la roche sur une profondeur de plusieurs mètres. Encaissé et sinueux, il devient moins tourmenté à hauteur des grottes appelées «Tanières des lionnes», pour se laisser enjamber par un gué. Le ruissellement des rares précipitations, a érodé un talweg fait de strates telluriques, rares dans le monde, appelées par les géologues : «Quiestas de Bou Saada». Elles portent le nom local de «Z'regat» par corrélation avec les tons bleuâtres de leurs couleurs. Le premier habitant, s'est installé justement là où l'eau constituait, un atout majeur pour sa survivance.

 Agro pasteur, il s'est citadinisé au voisinage de la ressource hydrique. Il aura à développer le génie hydraulique par un savoir faire industrieux, à même de transformer le produit de la terre, en produit assimilable, notamment, le grain céréalier. Son succédané, le son, faisait la soudure hiverno-printanière quand, les pacages étaient trop maigres pour alimenter le bétail. Immensément grande, la roue en bois ouvragé, comportait un axe qui entraînait la roue d'acier placée à l'intérieur. Cette dernière transmettait le mouvement, à l'aide d'une large courroie de cuir, à l'engrenage de la meule supérieure. Il n'était pas rare que de fâcheux accidents soient occasionnés par la rupture de cette «bestiale» courroie.

 L'aube, placée parallèlement à la bâtisse, pouvait atteindre jusqu'à six mètres de diamètre ; surmontée d'une amenée d'eau, elle tournait dans sa moitié inférieure, dans une fosse profonde. Faites de bois de genévrier, les poutres parallèles partaient, tels des rayons, de l'axe vers la circonférence pour se solidariser par des caissons en circonvolution. La trombe d'eau de la «séguia», ponctionnée de l'oued par dérivation, tombait dans les bacs de la roue pour la faire tourner sur son axe. La fosse récupérait l'ondée pour la restituer à l'oued. L'ouvrage, transpercé par de grosses tiges filetées arrimées par de gros boulons, geignait quand même, sous le poids de la cascade. Entraînée par l'engrenage, la meule supérieure écrasait le grain sur la meule inférieure. Taillées dans le gré et centrées par l'axe denté, ces meules de plus d'un mètre de diamètre ont du, sans nul doute, poser de sérieux problèmes de manutention, sachant que les moyens de levage de l'époque n'étaient pas aussi développés. Un bec verseur, récupérait la mouture pour la déverser dans des sacs en jute, pour le blé dur, ou en poil de chèvre pour l'orge. C'était la convention. La prestation était généralement payée en nature. Juché sur l'estrade, le meunier, «blanchi» par la poudre de farine, un bandeau sur les narines pour éviter la suffocation, devait crier très fort pour être entendu. Le fracas du mécanisme assourdissait les lieux.

 Ces moulins hydrauliques, étaient au nombre de cinq. On trouvait sur la rive droite de l'oued, le moulin du célébrissime Ferrero, d'origine probablement calabraise, devenu magnat des pâtes alimentaires mondialement connues. A près d'un kilomètre plus bas, le moulin Serguine et en vis-à-vis le Moulin Belamri sur la rive gauche. En dévalant l'oued et a proximité de l'atelier d'Etienne Dinet, disparu à jamais, on y trouvait dans une échancrure du piémont du Kerdada, le moulin Benaziez qui a connu le même sort. Plus bas à hauteur du gué, le chemin muletier qui mène vers Dachra-Gueblia (village sud), abrite le moulin mozabite. Ces ouvrages minotiers étaient noyés par la verdure, ils jouxtaient tous, la luxuriance d'un jardin. Le bruit sourd de la chute d'eau et le grondement des meules, étaient couverts tous deux, par le jacassement de nuées d'étourneaux, le crissement de grillons le croissement de grenouilles. Il est vrai que cette biodiversité n'était chahutée par aucune pollution de l'homme. Les déjections organiques, en l'absence d'un réseau d'assainissement moderne, étaient recueillies dans des fosses, vidangées une fois l'an. L'épandage du produit organique, servait à fertiliser la terre. Point de maladies hydriques, point de parasitoses ; sans interférence, la vie faisait sereinement son cycle. L'activité de minoterie, intense après les moissons, était réduite dès les premières averses automnales, les fréquentes crues de l'oued oblitéreront les accès menant aux moulins. Seule, la rive gauche en sera exemptée de par sa proximité avec le tissu urbain.

 Le moulin Ferrero, appelé localement «R' Hat Firrir», construit dans le style dégradé, se fondait dans le paysage rocheux. Il prend l'oued à la «gorge» à la fin d'un virage étranglé et au début d'une cataracte qui fait une chute de plusieurs mètres. La chute d'eau a crée une large piscine où tous les ados de la cité y ont appris à nager ; une saillie rocheuse leur servait de plongeoir. La bâtisse nichée sur un piton, donnait l'air de maison de maître. Elle comprenait une spacieuse salle des machines, des dépendances et un logis à l'étage. Sa toiture de tuile, la singularisait du reste du bâti local. Un accès carrossable, la reliait à l'ancienne route nationale menant vers Biskra. Commodités d'accès et éloignement du centre urbain, en faisait probablement le moulin de la poignée d'Européens et de la forte communauté israélite. Au sortir du dernier virage qui mène vers les lieux, la découverte en contre bas du canyon sauvage à plusieurs plans est saisissante. Les jardins verdoyants en hauteur, donnaient l'illusion d'être suspendus. Les vapeurs d'eau qui montent et les immenses plaques rocheuses piquées en boucliers étaient jadis, une symphonie visuelle dont seule, la nature, pouvait en être le maître d'œuvre. La palette multicolore, caprice de la Création, ne laissait aucune fibre indifférente. Plus maintenant, cet ancien site, fleuron du tourisme oasien dans sa splendeur, n'est plus que ruine désolée dont l'Homme en a été, le maitre de l'ouvrage. Le lieu gardera et pour longtemps dans les arcanes cérébrales des gens qui l'ont connu, le souvenir impérissable d'un petit coin de paradis terrestre. Il aura servi au tournage de plusieurs films de fiction et documentaires, aussi bien en période coloniale qu'en période post indépendance. En référence à la fresque biblique de Cécil B. de Mille, tournée en 1949, un bout de rocher était appelé : «Bouclier de Samson». Cerné par la bétonnière, les détritus et les miasmes, le Moulin ne sera plus ce qu'il était, ni les autres d'ailleurs. Les successions patrimoniales en sont venues à bout.

 Le bois vermoulu de l'aube a chu dans la fosse. Le seul espoir de restitution de la mémoire, ne dépasserait guère et dans le meilleur des cas, la réalisation de muettes réplique. Ces œuvres du génie humain, ont entamé leur pain noir, dès lors qu'a cessé la mouture du grain.