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Un congrès bien préparé

par Abed Charef

Une bonne préparation est une garantie de succès d'un congrès. Celui du FLN n'est pas seulement préparé. Il est ficelé.

L'homme a entamé la cinquantaine, mais il est en pleine forme. Pour lui, les années difficiles sont loin, très loin. Aujourd'hui, il est sénateur. A force d'abnégation, et à force de distribuer de l'argent, il a réussi à gravir les échelons du FLN et de la bureaucratie, pour se faire une place au Conseil de la Nation. Et quand la caméra de la télévision se pose sur lui, à l'occasion d'un débat quelconque au Sénat, il s'arrange pour être vu le soir même dans le village. Histoire d'entretenir son image. En cette froide journée de mars, le sénateur ne pense pourtant guère à la télévision. Il est devant une salle où doit se tenir une assemblée générale durant laquelle seront désignés les délégués devant participer au prochain congrès du parti. Il veille lui-même à la bonne marche du meeting.

 Il a déjà placé ses hommes de main, des gros bras payés deux mille dinars chacun, pour filtrer l'assistance. «Je compte sur vous», leur répète-t-il, pendant que les «militants» entrent dans la salle.

 Un homme petit, âgé, plus de soixante dix ans, s'approche de la salle. Le sénateur fait un geste discret. L'homme ne doit pas entrer. Il veut aller au congrès lui aussi. C'est un moudjahid, un membre de l'ALN, qui boîte légèrement, séquelle de la guerre de libération. Les vigiles lui expliquent qu'il n'a pas de convocation, et qu'il ne peut donc accéder à la salle. De longues palabres s'ensuivent, mais les gardiens, tout en étant fermes, restent corrects, car ils connaissent le vieil homme et le respectent quelque peu.

 Mais la porte est bloquée, et le désordre commence à s'installer devant la salle, ce qui énerve le sénateur. Lui ne fera pas preuve du même tact que les vigiles, car lui aussi appartient à la «famille révolutionnaire». Il peut se montrer agressif. Il passe donc derrière le vieil homme, le prend par les deux bras, et le pousse brutalement. Le vieil homme s'effondre. Il suffoque d'indignation. Mais il n'a guère de force pour réagir. On le relève, on essaie tant bien que mal de le consoler. Finalement, il rentre chez lui, après avoir voué au diable le parti et ses dirigeants.

 Une heure plus tard, les choses sont réglées. L'assemblée générale s'est tenue, elle a désigné les congressistes proposés par le sénateur, et adopté une motion qui affirme la «détermination des militants de défendre le programme de son excellence». Fort de ces documents, le sénateur sourit. Les choses s'annoncent bien pour lui.

 Il décide de se rendre aussitôt à la direction du FLN, à Alger, pour faire part aux dirigeants du parti du succès de sa démarche. Il veut s'y rendre seul. Inutile de permettre à quelqu'un d'autre de partager avec lui ces moments de bonheur. En empruntant l'autoroute, il peut se rendre à Alger et rentrer le soir même.

 A son arrivée devant le siège du parti, il croise le président de l'APW, qui en sortait. Il ne savait pas que celui-ci, également d'obédience FLN, s'y rendait lui aussi. Mais qu'importe. Il le salue rapidement, et monte à l'étage. Il a hâte de rencontrer les membres de la direction.

 De fait, il est reçu tout de suite par un dirigeant du parti. Celui-ci a l'air pressé. La préparation du congrès ne lui laisse pas de temps. Il attaque tout de suite. Il félicite le sénateur pour le travail accompli. «Vous avez fait preuve d'une grande discipline. J'espère que les militants seront à la hauteur», dit-il, ajoutant : le parti saura être reconnaissant».

 Le sénateur ouvre son cartable. Il veut remettre la liste des congressistes, et la motion qui a été adoptée. Le membre de la direction l'arrête d'un geste de la main. «Nous avons déjà votre liste. Elle nous a été remise par le président de l'APW», dit-il.

 Le sénateur est ébahi. Pour une fois, il ne sait quoi dire. Il ne veut pas étaler, ici, le linge sale, mais il se rend compte que le président de l'APW l'a doublé, en remettant une autre liste, sans même organiser une assemblée générale ! Il réussit à garder son calme, écoute distraitement les paroles du membre de la direction, et prend congé.

 L'affront mérite vengeance. Le sénateur réfléchit aux différents moyens qu'il pourrait utiliser. Chercher l'appui de ses amis sénateurs, solliciter un ou deux ministres, organiser un rassemblement devant le siège de la mouhafadha ou celui du parti, écrire une lettre ouverte à son excellence le président de la république, il pense à tout. Puis il se calme. Et reprend ses esprits. Il prend alors la seule décision qui s'impose: discuter de cette situation avec le Wali.

 Il l'appelle tout en conduisant, et le Wali l'invite à passer le voir. A n'importe quelle heure, dit-il. Et il le reçoit effectivement le soir même, dès le retour du sénateur dans sa ville. Les deux hommes parlent de choses et d'autres, et le sénateur attend le moment opportun pour attaquer. Mais c'est le wali qui prend l'initiative. «Tu sais ce qu'a fait le président de l'APW ? Il a remis une liste de congressistes à la direction du FLN», annonce le wali. Le sénateur n'a pas encore eu le temps de répondre que le wali poursuit : «Ne t'en fais, j'avais envoyé une liste avant. Ton nom y est évidemment». Après un moment de silence, le wali ajoute: «je voulais te consulter à propos d'une question épineuse. A ton avis, est-ce qu'on maintient le président de l'APW dans la liste des congressistes, ou bien faut-il l'exclure?»