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L'Algérie face aux bouleversements géostratégiques et les enjeux énergétiques

par Abderrahmane Mebtoul*

La crise ukrainienne préfigure d'importantes mutations dans les relations internationales, militaires, sécuritaires, politiques, culturelles et économiques, notamment au niveau de la région méditerranéenne via l'Afrique, où la crise actuelle a des impacts sur le cours du pétrole/gaz, mais également sur la sécurité alimentaire dont la Russie et l'Ukraine représentent en 2021 30% des exportations mondiales. Cette contribution doit beaucoup aux rencontres internationales organisées par la revue Passages/Adapes Paris/ France et au forum mondial du développement durable, composé d'éminents experts mondiaux, auxquels je participe régulièrement.

1.- Du fait de la dépendance énergétique de l'Europe, selon la société MEDGRID, les interconnexions électriques en Méditerranée peuvent être un facteur de co-développement. Les besoins électriques sont complémentaires : la pointe de consommation d'électricité en Europe (France, Allemagne, Pays du Nord...) se situe généralement en hiver, alors que dans les pays du Sud, compte tenu des systèmes de refroidissement (appelés à se développer avec l'amélioration du niveau de vie), elle se situe en été. Selon toujours Medgrib, l'acquisition des turbines nécessaires pour satisfaire cette pointe de consommation coûterait plus cher que l'interconnexion avec les réseaux du Nord qui, compte tenu des vacances et des températures clémentes, sont alors peu chargés. Nous savons par ailleurs que le sud de la Méditerranée est mieux placé que le nord pour exploiter les énergies renouvelables. L'ensoleillement y est deux fois plus important. Quant à l'éolien terrestre, il y a des sites extrêmement favorables, avec des durées de fonctionnement qui sont sensiblement le double de celles des sites allemands ou français.

Ainsi il est très souhaitable d'échanger de l'électricité tantôt dans un sens tantôt dans l'autre: l'électricité conventionnelle de l'Europe vers l'Afrique dans les périodes d'été; l'électricité d'origine renouvelable de l'Afrique vers l'Europe dans les périodes d'hiver. Les interconnexions correspondantes permettent en outre de mieux gérer les problèmes d'intermittence inhérents au solaire et à l'éolien car, lorsque les productions du Sud seront insuffisantes, l'Europe pourra fournir le complément en électricité traditionnelle. On peut envisager l'utilisation de lignes à courant continu qui permettent de réduire les pertes à environ 3% pour mille kilomètres. Dès lors, l'électricité ainsi produite coûte deux fois moins cher au Sud qu'au Nord, ce qui la met sensiblement au niveau des prix moyens pratiqués sur les marchés européens (40 à 50 ? le MWh). Toutes les conditions de base sont donc réunies pour que l'Afrique produise massivement des énergies renouvelables et envisage des programmes ambitieux. Ainsi Désertec représentait 400 G? d'investissements, mais ce projet est en sommeil depuis le retrait de Siemens et on ne sait pas très bien quel sera son avenir.

Les échanges énergétiques entre les deux rives de la Méditerranée doivent donc s'envisager dans le cadre de la transition énergétique qui s'impose de par la rareté des ressources. Les marchés aussi bien au Nord qu'au Sud devraient croître à un rythme de plus de 7% au Sud et 2 à 3% au Nord. Pour Tewfik Hasni, expert algérien dans les énergies renouvelables, le mix énergétique de demain sera à forte dominance électrique, puisque selon Shell, le marché de l'électricité devrait augmenter de près de 80% d'ici à 2040. Les énergies fossiles vont aller en décroissant, certes plus rapidement pour le pétrole. Cependant sans une rationalisation dans l'utilisation du gaz, la décroissance devrait aussi s'accélérer, bien que les ressources en pétrole et gaz soient dominantes. Il est important de savoir que le solaire thermique devrait représenter la ressource la plus importante pour la génération électrique. L'hybridation avec le gaz devrait lui permettre d'ores et déjà d'être compétitif avec les alternatives comme le nucléaire et le gaz. Les autoroutes électriques en courant continu pour traverser la Méditerranée vont servir à satisfaire les besoins grandissants de la côte méditerranéenne de l'Europe.

La supraconductivité achevée par un refroidissement à l'hydrogène liquide sera la solution à moyen terme pour satisfaire les besoins de l'Europe du Nord. En effet des pipes transportant de l'hydrogène liquide permettront de transporter aussi de l'électricité dans des câbles supraconducteurs. L'hydrogène pour sa part sera produit par un craquage de l'eau en utilisant du solaire thermique à 1300 °C. Les premiers résultats laissent envisager des suites prometteuses. Il est entendu qu'il faille être réaliste, à court et moyen terme, les fossiles traditionnels seront encore déterminants. L'énergie apparaît donc aujourd'hui comme un puissant facteur de coopération et d'intégration entre les deux rives de la Méditerranée pouvant fournir le lien structurant qui permettra de concrétiser des projets concrets, mais aussi de préparer l'élaboration d'un concept stratégique euro-africain.

2.-Concernant la Méditerranée via l'Afrique doit être pris en compte les nouvelles mutations énergétiques. Le polytechnicien Jean Pierre Hauet de KP Intelligence note à juste titre que la scène énergétique s'anime en Méditerranée avec au moins trois grands champs de manœuvre dont il est intéressant d'essayer de comprendre les tenants et d'anticiper les aboutissants. Nous aurons ainsi trois théâtres d'opérations. Le premier théâtre est celui des énergies renouvelables (éolien, solaire à concentration, photovoltaïque) qui s'est caractérisé par le lancement de grandes initiatives fondées sur l'idée que le progrès technique dans les lignes de transport à courant continu permettrait de tirer parti de la complémentarité entre les besoins en électricité des pays du Nord et les disponibilités en espace et en soleil des pays du Sud. On parlait alors de 400 M? d'investissements et de la satisfaction de 15% des besoins européens en électricité. Aujourd'hui le projet Desertec est plutôt en berne, du fait notamment du retrait début 2013 de grands acteurs industriels, Siemens et Bosch, et du désaccord consommé en juillet 2013 entre la fondation Desertec et son bras armé industriel la Desertec Industrial Initiative (Dii). La Dii poursuit ses ambitions d'intégration des réseaux européens, nord-africains et moyen-orientaux, cependant que la Fondation Desertec semble à présent privilégier les initiatives bilatérales au Cameroun, au Sénégal et en Arabie Saoudite.

Le deuxième théâtre d'opérations est plus récent: il a trait à la découverte à partir de 2009 de ressources pétrolières et gazières en offshore profond, dans le bassin levantin en Méditerranée Est. Israël est le premier à avoir fait état de découvertes importantes sur les gisements de Dalit, Tamar et plus récemment de Léviathan. Ce dernier gisement, localisé sous la couche de sels messinienne, semble très important et entrera en production en 2016. Des forages sont en cours afin d'aller explorer les couches encore plus profondes qui pourraient contenir du pétrole. Chypre (Aphrodite ? 2011) et la Grèce ont également trouvé des réserves apparemment considérables de gaz, toujours dans le même thème géologique qui était resté largement inexploré jusqu'à présent. Toujours selon l'auteur, Chypre, la Grèce et Israël ont reconnu leurs zones économiques exclusives en Méditerranée et le 8 août 2013 ont signé un mémorandum sur l'énergie qualifié d'historique, incluant notamment la construction d'une usine de GNL à Limassol et réalisation d'un câble de 2 000 MW entre Chypre et Israël. Mais existent des possibilités de conflits, du fait de la non délimitation claire des espaces, à l'instar de ce qui se passe en mer Caspienne, du fait des protestations des les nations voisines comme l'Egypte, le Liban, la Turquie protestent tout en n'oubliant pas la Syrie qui peut également revendiquer des droits sur une partie du bassin. Le troisième théâtre d'opérations a trait à la prospection et à la mise en valeur éventuelle des gaz de schiste où les USA sont devenus les premiers producteurs du monde, mais cette prospection doit tenir compte de la protection de l'environnement

3.-L'objectif stratégique est de mettre l'énergie au service de la croissance et de l'emploi des deux rives de la Méditerranée et de l'Afrique. La Méditerranée, un bassin grand comme cinq fois la France, ne représente que 0,7% de la surface des océans, mais constitue un des réservoirs majeurs de la biodiversité marine et côtière, avec 28% d'espèces endémiques, 7,5% de la faune et 18% de la flore marine mondiale. C'est une des mers les plus polluées du monde. C'est une mer sans marée dont l'eau met plus d'un siècle pour se renouveler mais qui voit passer 30% du trafic maritime mondial et dont la faune et la flore sont en danger. Des « navires voyous » dégagent près de 200.000 tonnes d'hydrocarbures dans la Méditerranée chaque année. Environ 290 milliards de micro-plastiques flottants sur les 10 à 15 cm d'eau dérivent en Méditerranée, selon les données recueillies lors des deux campagnes scientifiques de l'Expédition MED, menées en 2010 et 2011 en mer Méditerranée nord-occidentale. La crise économique et financière a remis au premier plan les questions de croissance et de compétitivité misant pour résoudre le chômage et rembourser la dette sur la seule augmentation du produit intérieur brut et semble mettre de côté les problèmes d'environnement.

La production d'un seul kilo de viande de bœuf demande 4 à 5 kg d'aliments et 15 000 litres d'eau au niveau mondial. Plus d'un milliard d'êtres humains n'ont pas accès à l'eau potable et 250 millions de personnes sont affectées par la désertification. Et si la Chine et l'Inde notamment pour le transport et l'alimentation adoptent le même modèle de consommation que ceux des pays développés qui concentrent la majorité de la richesse mondiale qu'adviendra-il de notre planète ? La compétitivité d'un pays peut diminuer s'il y a détérioration environnementale, se traduisant par une baisse du surplus collectif par des allocations supportées par la collectivité comme le coût des maladies, les congés de maladie et la destruction de la biodiversité. Par exemple, le déclin des populations d'abeilles ayant le rôle de pollinisation influe sur la productivité agricole. Selon certaines études scientifiques, 12% des espèces d'oiseaux, 23% des mammifères, 32% des amphibiens, 42% des tortues, et un quart des espèces de conifères sont menacés d'extinction mondiale. Chaque jour, 50 à 100 espèces disparaissent, tels que la sole qui a vu sa population chuter de 90% en 25 ans au niveau mondial. Or l'économie verte , dans le cadre d'une symbiose de développement durable entre le Nord et le Sud sachant que plus d'un milliard d'êtres humains n'ont pas accès à l'eau potable et 250 millions de personnes sont affectées par la désertification peut stimuler la croissance par la création d'unités de hautes technicités grâce à l'innovation tout en préservant l'environnement. Tout en étant réaliste, les énergies fossiles seront encore pour au moins deux décennies dominantes. Il s'agit de réaliser des choix stratégiques aujourd'hui, de réaliser des arbitrages qui déterminent le profil de l'appareil productif de demain. Cela peut être une opportunité pour enclencher de nouveaux investissements dans la dépollution de la Méditerranée et des segments des énergies renouvelables et surtout l'hydrogène, énergie de l'avenir.

4.-Un rapport de l'EPIMED /Paris dirigé par le professeur Jean Louis Guigou montre que le déficit structurel européen et la forte hausse de la demande de la rive sud impliquerait à l'avenir de construire les éléments d'un partenariat qui dépasse le modèle classique fournisseur-client. L'on devra renforcer la coopération notamment dans le domaine énergétique, facteur fondamental de l'activité économique, de sécurité humaine, pouvant représenter un lien très fort entre le nord et le sud de la Méditerranée. Mais le défi du XXIème siècle est la lutte contre la pénurie d'eau, qui peut être source de conflits planétaires, qui touchera horizon 2022/2030 cette région avec la désertification y compris la zone sahélienne, causée par l'évolution démographique et économique, les activités humaines et le réchauffement climatique. Or, le dessalement de l'eau de mer, qui est une des solutions préférées des États, parce que politiquement facile, permet de réduire ces tensions. Mais il faudra être attentif au coût. Seule la production à grande échelle de ses composants, peut réduire substantiellement les coûts, les Etats transitoirement devant supporter ces projets par des subventions ciblées. Sur le plan géostratégique, comme le note justement l'étude de l'EPIMED, il serait donc souhaitable qu'une réflexion collective s'articule autour de cinq axes thématiques : premièrement, la gouvernance territoriale: il s'agira en ce sens de repérer les acteurs clés (privés et/ou publics, individuels et/ou organisationnels), d'analyser les contextes institutionnels et de proposer une grille d'analyse des modes de coordination de ces acteurs ; deuxièmement, l'attractivité des territoires : il s'agira de mettre en perspective les politiques publiques mises en œuvre (réglementations et incitations) et les stratégies des acteurs de la globalisation pour mieux comprendre les mouvements de délocalisation et la nature des relations de sous-traitance ; troisièmement, de nouvelles dynamiques productives sur la base d'une approche sectorielle, les logiques d'agglomération et d'organisation productive pour mettre en évidence des processus de désindustrialisation, de restructuration et/ou d'émergence industrielle ; quatrièmement, la spatialisation des activités de production en d'analysant l'organisation spatiale (urbaine) des dynamiques productives afin de mettre en relief les modes d'aménagement, d'organisation et de gestion des territoires, et expliquer les logiques de localisation et d'agglomérations intra-urbaines des entreprises ; cinquièmement, face aux profonds bouleversements géostratégiques qui annoncent un nouveau monde multipolaire, s'impose le co-développement, incluant les stratégies politiques, les volets anthropologiques et sociaux, tenant compte de la diversité culturelle, l'objectif, faire du bassin méditerranéen et l'espace africain, un lac de paix et de prospérité partagée.

En conclusion, pour l'Algérie, s'impose une stratégie d'adaptation par une nouvelle politique énergétique de l'Algérie, qui doit être définie par le conseil national de l'énergie, réactivé récemment par président de la République et placé sous son autorité où pour le court terme, l'Algérie pourrait augmenter, éventuellement, à travers le Transmed via l'Italie, 33 milliards de mètres cubes gazeux, fonctionnant en sous-capacités, à une capacité maximale entre 3/4 milliards de mètres cubes gazeux, le Medgaz via l'Espagne, la capacité a été portée de 8 milliards de mètres cubes gazeux à 10,5 depuis février 2022. Sous réserve de sept conditions, l'Algérie horizon 2025/2027 pourrait doubler les capacités d'exportations de gaz environ 80 milliards de mètres cubes gazeux avec une part dépassant entre 20/25% de l'approvisionnement de l'Europe. La première condition concerne l'amélioration de l'efficacité énergétique et une nouvelle politique des prix renvoyant au dossier de subventions. La deuxième condition est relative à l'investissement à l'amont pour de nouvelles découvertes d'hydrocarbures traditionnels, tant en Algérie que dans d'autres contrées du monde. Sonatrach ayant une expérience internationale mais pouvant découvrir des gisements non rentables financièrement devant éviter les effets d'annonce avant de déterminer la réelle rentabilité. La troisième condition est liée au développement des énergies renouvelables (actuellement dérisoire moins de 1% de la consommation globale) devant combiner le thermique et le photovoltaïque le coût de production mondial a diminué de plus de 50% et il le sera plus à l'avenir où, avec plus de 3 000 heures d'ensoleillement par an, l'Algérie a tout ce qu'il faut pour développer l'utilisation de l'énergie solaire ; la quatrième condition, selon la déclaration de plusieurs ministres de l'Énergie entre 2013/2020, l'Algérie compte construire sa première centrale nucléaire en 2025 à des fins pacifiques, pour faire face à une demande d'électricité galopante ; la cinquième condition, est le développement du pétrole/gaz de schiste, selon les études américaines, l'Algérie possédant le troisième réservoir mondial, d'environ 19 500 milliards de mètres cubes gazeux, mais qui nécessite, outre un consensus social interne, de lourds investissements, la maîtrise des nouvelles technologies qui protègent l'environnement et des partenariats avec des firmes de renom ; la sixième condition consiste en la redynamisation du projet GALSI, Gazoduc Algérie-Sardaigne-Italie, qui devait être mis en service en 2012 d'une capacité de /8 milliards de mètres cubes gazeux; la septième condition est l'accélération de la réalisation du gazoduc Nigeria-Europe via l'Algérie d'une capacité de plus de 33 milliards de mètres cubes gazeux mais nécessitant selon les études européennes de 2019 environ 20 milliards de dollars et nécessitant l'accord de l'Europe principal client. Cependant l'avenir appartenant à l'hydrogène comme énergie du futur 2030/2040 où la future stratégie énergétique affecte les recompositions politiques à l'intérieur des États comme à l'échelle des espaces régionaux.

* Docteur. Professeur des universités, expert international. directeur d'études au ministère de l'énergie Sonatrach 1974/1979-1990/1995- 2000/2008-2013/2015