Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Reportage - Tiaret Sur les pas d'Ibn Khaldoun

par El-Houari Dilmi

«La vérité est pareille à l'eau qui prend la forme du vase qui la contient». Ibn Khaldoun

Samedi 23 octobre, il est 8h00 passées. La place « Regina » en plein cœur de la ville de Tiaret, est déjà animée, par une belle journée automnale. Notre autobus, flambant neuf, prend la direction de la luxuriante forêt du non moins splendide plateau d'El Gaâda, à quelque 60 kilomètres au sud-ouest de Tiaret. Nos amis, guides de l'association « El Chifaâ » de Frenda, nous accueillent sur le parvis de l'annexe de la bibliothèque « Jacques Berque », enfant de la ville et célèbre islamologue et orientaliste français. A la sortie de la ville de Frenda, nous mettons le cap plein sud, vers le somptueux plateau d'El Gaâda. Un spectacle féerique et un océan de verdure s'offre à notre regard émerveillé.

Une quinzaine de kilomètres plus loin, nous abandonnons notre autobus pour entamer la longue et éreintante randonnée vers les célèbres grottes d'Ibn Khaldoun, le célèbre savant et père de la sociologie moderne. Abderrahmane Ibn Khaldoun, de son nom complet Abu Zayd ?Abd ar-Rahmân Ibn Muhammad Ibn Khâlid al-Hadramî, est né le 27 mai 1332 à Tunis et mort le 17 mars 1406 au Caire. Émerveillés par une nature tout en couleurs, les membres de l'expédition, invités par l'association de protection et de défense de la nature « Essalam El Akhdar », marchent d'un pas alerte, les plus vieux ou les plus fatigués, sont largués plusieurs dizaine de mètres derrière. Le Dr Benahmed Bahri, médecin de l'expédition, veille au grain et joue le rôle de voiture-balai, en s'assurant que personne ne manque à l'appel. De part et d'autre du sentier plus ou moins carrossable, la nature est en fête, les arbres de toutes essences et espèces, exhalent une odeur de paradis. Vannés, les randonneurs décident d'une pause au beau milieu d'un sous-bois pour se sustenter et se désaltérer surtout. Mais les choses sérieuses commencent à partir du petit barrage de Teth, en contrebas du village de Taoughazout, juché au sommet d'une montagne escarpé. L'ascension est dure et douloureuse pour tous les randonneurs. Si certains tirent la langue, d'autres se plaignent de petits bobos au niveau des jarrets surtout, soumis à rude épreuve, mais tout le monde arrive finalement au sommet, après une escalade digne des alpinistes de l'extrême au pays de l'Everest. Tel un geyser, une source d'eau, claire et limpide, épouse les contours du relief escarpé pour aller mourir, plusieurs dizaines de mètres plus bas, sur la plaine verdoyante accueillant le barrage de Teth. La belle musique de l'eau qui coule fait du bien aux membres de l'expédition. Alors que nous avions la première grotte dans notre champ de vision, après avoir traversé Aïn Sidi Khelfa et la région de « Jenine », des immondices en tous genres tapissent un flanc de montagne en contrebas du village de Kaâlat Beni Salama, gâchant la féérie du spectacle. Beaucoup parmi les randonneurs auront un gros pincement au cœur. Khlifa Mohamed, dit « l'œil du lynx », photographe professionnel, distingué même l'étranger, immortalise ses moments inoubliables. Noureddine, l'autre artiste de la photographie et bout en train de l'expédition, fait actionner le cliquetis de son appareil tout en prêtant assistance aux randonneurs en difficulté. Dans toutes les civilisations et les religions, à travers tous les temps, les grottes furent, par excellence, les lieux de révélation, de méditation, d'évasion et de création, à l'image du Prophète Mohamed (QSSSL) et « ghar hira », mais les grottes du célèbre savant arabe ne sont pas dans le meilleur des états. Les dynamiques militants de l'association « Chifâa » nous expliquent leurs efforts herculéens pour sauver ce patrimoine de portée universel, des agressions du temps et des hommes, mais lèvent les bras au ciel en guise d'impuissance.

Les colloques internationaux sur la pensée d'Ibn Khaldoun abandonnés

Ces cavités creusées dans la roche ont servi de refuge au célèbre historien Ibn Khaldoun, de 1375 à 1379 pour se consacrer à l'écriture de la Muqaddima (Prolégomènes), et écrire une partie de « Kitab El Ibar », deux œuvres majeures qui ont complètement bouleversé la pensée universelle, en matière de sciences sociales en particulier. Et même si ces grottes, plus ou moins bien conservées, sont classées depuis 1949 et reclassées en 1968, elles demeurent dans l'oubli, comme abandonnées dans un immense désert culturel. Quelques mètres plus loin, d'imposantes bâtisses, accompagnées de sortes de bungalows pour les convives, sont en ruines. Certaines de ces chambres d'hôtes ont été squattées par des familles en quête d'un toit pour s'abriter. Et dire que cet endroit a accueilli le premier colloque international sur la pensée d'Ibn Khaldoun en 1983 en présence du gotha scientifique mondial. Le deuxième en 1986 et le troisième en 1989 se sont tenus du temps Abdelmadjid Tebboune, alors wali de Tiaret. « Le wali Tebboune est venu plusieurs fois ici, c'est lui qui a créé le colloque international consacré à la pensée khaldounienne et qui devait être institutionnalisé, avant d'être malheureusement abandonné» se désole un militant de l'association «Chifaâ » qui se bat pour le retour de cette manifestation scientifique d'envergure internationale. La chose culturelle est mise sous le boisseau depuis belle lurette, dans une région, Frenda, qui a donné naissance à un autre géant de la pensée universelle et traducteur du Coran, Jacques Berque. Partout où il est passé, que ce soit en Andalousie, au Maghreb al Aqsa, le Maroc, au Maghreb al Adna, la Tunisie, en Turquie et en Égypte, son parcours est enregistré et conservé, mais le parcours du savant en Algérie est complètement éludé et personne ne sait pourquoi ?

Le centre d'études khaldouniennes, une coquille vide

En janvier 2004, pour un budget de près de huit milliards de centimes, les responsables du ministère de la Culture ont décidé de la création d'un centre d'études khaldouniennes dans la capitale du Sersou, avec une bibliothèque, des salles de conférences, des bureaux de recherche et des laboratoires. Si le projet a certes vu le jour, ses installations, censées réhabiliter la dimension civilisationnelle et universelle de l'auteur de «La Mouqadima», particulièrement la période du Maghreb central, sont aujourd'hui livrés aux pigeons et à la poussière. Quelques encablure plus loin, se trouve la zaouïa de « Sidi Khaled », un lieu de pèlerinage pour beaucoup d'hommes célèbres.

Les membres de l'expédition sont invités à un couscous royal par le mokadem de la zaouïa, propre et bien entretenue. Après une halte bienfaitrice, nous rebroussons chemin en direction d'un autre site archéologique de renom mondial : les monuments funéraires « les Djeddars ».

A l'entrée du site protégé, un agent, employé de l'office national des biens culturels, nous invite à nous acquitter du ticket d'entrée, 50 DA par tête de pipe. La propreté des lieux attire l'attention du visiteur. Âgés pour certains de plus de 16 siècles, ces somptueux édifices de pierre, situés dans la commune de Medroussa, au nombre de treize et érigés sur deux collines voisines dans le nord du pays, gardent encore de nombreux secrets à ce jour, jamais percés par les scientifiques. Édifiées à base carrée et élévation pyramidale, les treize sites funéraires sont uniques en Algérie et au Maghreb, construits entre le 4e et le 7e siècle. Il est déjà 17h passées quand nous décidons de rejoindre nos pénates. A l'entrée de la ville de Tiaret, nous sommes accueillis par des trombes d'eau ; le ciel venait d'éclater en sanglots, il pleuvait enfin sur les vastes plaines du Sersou !