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Éric, tu fais honte à tes anciens camarades

par Sid Lakhdar Boumédiene*

Il faut dire que quarante deux ans après, je n'avais plus aucun souvenir de ce garçon qui avait fréquenté avec nous les mêmes classes, les mêmes amphis, les mêmes TD et le même bistrot qui fait face à l'Institut d'Études Politiques de Paris, à cent mètres du boulevard Saint Germain.

C'est avec horreur que notre promotion doit se rendre compte qu'elle avait côtoyé un monstre en gestation. Et pourtant, tout souriait à ce jeune homme ambitieux, dans le bon sens du terme, postulant à l'ENA même s'il n'avait pas obtenu le concours.

Je savais que le personnage avait fait Sc Po Paris lorsqu'il avait commencé ses débats et chroniques sur la chaîne d'info qui l'avait fait connaître, LCI. Mais ce n'est que ces jours-ci que j'ai pris la peine de vérifier l'année de promotion. Avec stupéfaction, j'ai découvert que c'était la mienne. Je le pensais beaucoup plus jeune, c'est la chance de ceux qui ne blanchissent que très peu avec le temps.

De toute façon, je ne pouvais pas ignorer son passage dans cet Institut, il en faisait toujours référence, « Comme on disait à l'époque à Sciences Po, comme nous le disaient nos professeurs à Sciences Po, etc... ». Mais mieux encore, comme un ralliement de communauté, il employait très souvent deux expressions que nous ne pouvions ignorer, comme les francs-maçons qui font un geste et prononcent une phrase d'appel aux leurs. Ces deux expressions, nous nous en moquions car elles étaient désuètes, presque du siècle précédent, et étaient répétées dix fois dans chaque chapitre des polycopiés, « Mutatis mutandis » (ce qui devait être changé ayant été changé, alors...) et « Toute chose étant par ailleurs égale ».

Impossible de me souvenir de la majorité des camarades de promotion, quarante deux ans après. L'un d'entre eux, parmi les rares, m'a dit son souvenir et nous avions convenu que c'était bien lui.

Et c'est ainsi que, même s'il y a toujours un très léger doute (peu contradictoire avec l'analyse qui suit), je me souviens d'un jeune homme toujours souriant, vif et espiègle. Sans pourtant dire qu'il était de ceux qu'on remarque immédiatement et qui se démarquent par leur extravagance de paroles ou de comportement. Éric était un sourire, un perpétuel sourire que, d'ailleurs, je retrouve lorsqu'on veut bien séparer l'horreur des mots et le visage de ce personnage. Sans doute un très gentil garçon dont personne, absolument personne, ne pouvait se douter qu'il avait en lui les germes d'une monstruosité qui tourne le dos à l'humanité. Des germes de ceux des ligues fascistes des années trente ou d'un Charles Maurras dont il ne nie pas l'héritage des idées.

Je le tutoierai dans cet article pour deux raisons. La première est qu'il n'était pas d'usage de se vouvoyer à cet âge, entre camarades de promotion, pourquoi le ferais-je aujourd'hui ? La seconde raison est moins neutre car je souhaite le traiter comme l'un d'entre nous, seulement l'un d'entre nous, qui a pris un chemin sombre, celui qui mène aux ténèbres d'où l'on ne revient jamais. Éric, tu étais censé suivre l'exemple que nous ont donné nos prestigieux professeurs dont deux que je t'ai souvent entendu citer. La mort leur aura épargné la honte d'être cités en référence par une personne qui les aurait, à l'époque, horrifiés.

Éric, tu les fais retourner dans leur tombe

Nous avons eu George Vedel, grand constitutionnaliste, comme professeur de première année, celui par qui les fondamentaux de l'histoire constitutionnelle et politique bâtissent la trame solide de toute réflexion ultérieure de ceux qui sont passés dans cette institution. Il doit rougir de honte de te voir interpréter son enseignement d'une manière qui est totalement contraire aux objectifs de sa formation, celle à destination des futurs intellectuels humanistes qui rejettent tout extrémisme violent et vulgaire. Tu l'as tué une seconde fois, pourtant rien ne te prédestinait à rejoindre les horreurs de la pensée humaine détournée. Je ne me souviens plus qu'il y en eut comme toi dans cette grande école. Même les jeunes militants d'extrême droite, du GUD, paraîtraient aujourd'hui des modèles de vertu humaine en comparaison avec ton abominable discours. Et que dirait également le tombeau de Pierre Milza, professeur d'histoire, s'il venait à parler. Lui qui avait mis tellement de persuasion et de talent pour nous avertir de la terrible vague de fascisme qui se répandit en Europe, puis dans le monde, après la première guerre mondiale. Et nous, que dirions-nous, stupéfaits qu'un tel enseignement ait pu te mener vers les idées de la peste noire. Tu en étais certainement déjà infecté mais nous ne nous sommes rendu compte de rien. Comment un jeune camarade, à l'âge de la joie, de l'espoir et du rêve d'instruction, pouvait-il avoir un projet aussi exécrable ?

Avec Assia Djebar, tu as du étouffer

Si la chose n'était pas grave et ne se prêtait pas à la plaisanterie, je dirais que tu as du t'étouffer en apprenant la nomination de l'écrivaine Assia Djebar à l'Académie française, au siège du défunt....       George Vedel, notre grand professeur. Une Algérienne dans le prestigieux rôle de la sauvegarde de la langue française, c'était presque la crise cardiaque pour toi, non ? Assia, notre glorieuse aînée, comme je l'avais écrit dans un titre d'article, t'a prouvé que l'incompatibilité avec la culture française n'est pas une vérité et que c'est toi qui l'est avec tes idées immondes. C'est que tu n'avais rien compris aux enseignements et à l'éducation de l'humanisme et à la culture. Toutes les théories, concepts et développements historiques, tu les as arrangés à ta sauce. À celle qui pouvait dissimuler un profond malaise identitaire et psychologique.

La nation française, selon Zemmour

Eric a du lire les livres à l'envers, écouté les cours avec un traducteur automatique défectueux ou s'est tout simplement trompé de salles et de formation. Pour la licence en doctrine fasciste, ce n'était pas le bon endroit. C'est qu'Eric Zemmour traduit toutes les référence sur la nation française à sa convenance. Il a du oublier (ou fait exprès de l'oublier) ce célèbre discours d'Ernest Renan à la Sorbonne, en 1882, portant la définition que des générations de juristes, d'historiens et d'hommes politiques vont retenir comme définition la plus juste et la plus élaborée. Éric ne pouvait l'ignorer, à l'Institut d'Études Politiques. Ne pas connaître cette référence c'est comme si en médecine, un étudiant n'avait pas appris la place de la vessie dans le corps.

Et cette définition est à l'inverse absolu de ce que Zemmour déclare, à longueur de livres, d'articles et d'émissions de télévision ou de radio, absolument l'inverse. Il devrait d'ailleurs savoir que sans cet accord unanime de la définition d'Ernest Renan, une famille comme celle des Zemmour n'aurait jamais eu sa place en France. Et que dire, plus tard, avec la loi de 1905 qui l'a placé définitivement dans la citoyenneté, au regard de la religion familiale.

Vous écoutez ou vous lisez le discours de la nation de Zemmour et vous aurez l'inverse de ce que des générations d'intellectuels on bâtit, avec difficulté, combat et opiniâtreté. Et pourtant, avec culot, il s'en revendique.

Éric, tu t'es trompé de livres et de citations, ta définition est celle du national socialisme (la doctrine des nazis). Et puis, un Zemmour revendiquant la pureté de la lignée française, c'est comme un Kaddour revendiquant la descendance d'une Jeanne d'Arc. Il n'y a pas de pureté de la race, la race n'existe pas, il n'y a que des citoyens.

Ce n'est plus seulement dans une folle contradiction dans laquelle tu es, Éric, c'est une pièce pathétique et ridicule que tu joues. Un jour, bientôt, lorsque les lumières médiatiques s'éteindront, tu vivras le pire cauchemar de ta vie car les saltimbanques du fascisme, l'histoire a déjà donné et sait les remettre à leur place.

Éric et la vieille astuce de Sc. Po

Aujourd'hui, Eric est considéré comme un homme politique qui, enfin, maîtriserait les références historiques de la France. Dans le monde de ses supporters, il est adulé comme un intellectuel de grand talent et polémiste qui se repère toujours avec le passé, les grands hommes et les citations.

Il faut dire que ce public à la Donald Trump (pour la majorité des troupes) est aussi éloigné de la connaissance historique et culturelle de la France que je ne le suis de celle de la physique nucléaire. Quant aux vrais intellectuels qui le suivent et le supportent, ils ne sont pas dupes, c'est seulement qu'ils se servent de lui pour proférer des vulgarités que leur niveau d'éducation ne leur permet pas.

Attention, que le lecteur ne se méprenne pas, Éric Zemmour est certainement très intelligent et imprégné de l'histoire de France, cela ne fait aucun doute. Vu sa formation initiale et son parcours où l'écrit et les références sont indispensables, on ne pouvait en attendre moins de lui. Mais il faut gratter un peu plus pour trouver la supercherie, non pas de formation, elle est incontestable, mais de communication.

Nous n'étions pas dans la seule institution qui mettait cette méthode en avant mais elle était celle qui en faisait un socle d'apprentissage. Á un tel point qu'elle était caricaturée avec cette phrase moqueuse « Vous donnez n'importe quel sujet à un étudiant de Sc. Po, même sur la vie des paysans du Gatémala septentrional, pendant la période précolombienne, il vous en fera un exposé même s'il ne connaît rien au sujet ». En fait il y a un tout petit vrai mais, en même temps, un très grand malentendu. Ce qu'ils voulaient nous inculquer c'est la connaissance de quelques grandes références que nous devions connaître, car chacune trouvait sa place dans un développement argumentaire. C'est le boulot et la compétence qui devait faire le reste. Or Éric n'est pas historien, loin de là.

Il en est ainsi de Tocqueville, Max Weber, Machiavel et ainsi de suite, les références perpétuelles de Zemmour. C'est en fait une indispensable approche car cela permettait de fixer un sujet autour d'une référence solide, chaque sujet en ayant un, et pouvoir avoir ainsi une base qui permet de rechercher d'autres références. En fin de compte, ces fiches que nous confectionnons (il n'y avait ni Internet, ni Word ni clé USB) était l'équivalent d'une frise historique sur laquelle étaient marqués les principaux personnages, doctrines et dates. Rien de plus, mais rien d'aussi indispensable comme départ de réflexion.

Ainsi, Éric, nos professeurs n'étaient pas dupes et nous prévenaient que si ces connaissances étaient indispensables, ils ne pouvaient être sorties à tout paragraphe pour dissimuler le vide de connaissance et le manque de préparation.

Or, toi, face à un public équivalent à celui de Trump, ou à de vrais intellectuels que tu arranges pour dire ce qu'ils n'osent pas dire, tu uses et abuses de ces références, citations et noms de personnages historiques. Tu n'es pas un historien, seulement un maître de la communication avec une astuce pédagogique donnée par nos professeurs pour que nous ayons un point de départ. Cette astuce pour des jeunes étudiants est tellement caricaturale chez toi, pour berner ton public trumpiste, que je devine très souvent quelle référence tu vas utiliser. Et, bingo, cela ne rate que rarement, Philippe le Bel, Nicolas Fouquet, la bataille de Bouvines et ainsi de suite.

Je ne crois cependant jamais t'avoir entendu citer Hannah Arendt ou tellement peu que cela m'a échappé. C'est que tu n'oserais pas soutenir le regard de cette défunte grande dame, un reste de scrupule humain, car tu aurais tellement honte qu'un fils Zemmour puisse dire qu'Hitler a sauvé les juifs, ta plus épouvantable affirmation.

Et que dirait le général de Gaulle ?

Bien entendu, au premier plan des citations de Zemmour, le général de Gaulle, grand patriote qui ne peut que le conduire à des éloges constantes pour une France mythique, selon lui, celle qui se faisait respecter. Éric, tu ne peux pas faire cette immense erreur, avec ta formation, en cette question particulière de De Gaulle sinon avec l'objectif de manipulation et de contre-vérité. Mais il est vrai que, d'une part, tu connais le niveau abyssale de la plupart de tes supporters, celui de Donald Trump. D'autre part tu sais également que l'électorat de l'ancien RPR, les gaullistes, sont tentés de venir vers toi. Le mensonge ne les dérange pas.

Le général de Gaulle, dont tu prononces le nom cent fois par jour, était l'ennemi le plus grand de l'extrême droite dont tu es le représentant le plus zélé. Cette détestation est allée jusqu'à le condamner à mort et tenter de l'abattre au Petit Clamart.

J'étais très jeune mais j'avais déjà l'âge de lire les inscriptions sur les murs d'Oran, par l'OAS, et pas seulement, disant tout le mal qu'ils pensaient du général de Gaulle. Ton mouvement politique d'extrême droite a toujours condamné le général de Gaulle qui aurait été le traître, celui qui aurait livré la France au déclin, dans les années de décolonisation. Que tu le cites tellement pour légitimer ta position, cela fait de toi un héritier digne de Machiavel. Ton sourire, c'était donc un sourire de celui qui jurait de se venger de sa situation mal vécue. Mais pourquoi ? Personne n'avait émis le moindre doute sur ton attachement à ton pays ou sur tes compétences intellectuelles en raison du patronyme que tu portes. En conclusion , je te dirai que la famille Zemmour t'a donné le prénom d'Eric car c'était la contrepartie d'une assimilation rude et forcée. Les Zohra, Karim et Fatoumata ne te laisseront pas continuer à dire qu'il est anormal de porter des prénoms qui ne seraient pas français. Tes ascendants lointains ont tellement souffert, durant des siècles, de cette injustice, qu'il est honteux de te voir vautré dans cette doctrine immonde et de basses fosses. Les lumières s'éteindront, Éric, et lorsque la réalité te rattrapera, car tu as autant de chances d'être président que moi, reine de Saba, tu retrouveras les ténèbres silencieuses. Celles que tu as décidé qu'elles seraient ton monde.

*Enseignant