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Patrimoine historique des luttes anticoloniales de l'Afrique: Une débâcle programmée

par R. N.

  «Le débat de plusieurs heures que les ministres africains des Affaires étrangères viennent d'avoir sur la question controversée du statut d'observateur accordé à Israël par Moussa Faki a mis en évidence une profonde division des États membres de l'Union africaine», a déclaré à partir d'Addis-Abeba le ministère des Affaires étrangères et de la Communauté nationale à l'étranger, tout en faisant savoir que cette question est reportée au prochain sommet des chefs d'Etat de l'UA.

Ramtane Lamamra fait ainsi le constat d'effrayantes fissures au sein des rangs africains dans une conjoncture de morcellement programmé des Etats du continent, notamment ceux qui ont toujours constitué une avant-garde solide, sérieuse et efficace pour la défense des causes justes et des peuples opprimés.

C'est tard dans la soirée du vendredi que les MAE présents à la 39ème session du Comité exécutif dont les travaux se tiennent à Addis-Abeba depuis jeudi dernier, ont décidé de ce report de débat sur une question aussi épineuse. C'est surtout après de longues heures d'échanges entre les pour et les contre sur le dangereux entrisme de l'entité sioniste dans les rangs de l'UA, qu'ils ont opté pour ce renvoi à l'instance décisionnelle qu'est le sommet des chefs d'Etat membres de l'UA prévu pour février prochain. En fin de journée du vendredi, les MAE africains avaient posé sur la table de ces négociations trois positions, à savoir «suspendre la décision de l'octroi de ce statut pour plus de consultations», «soumettre la décision au vote des deux tiers des voix» et «soumettre la décision au sommet des chefs d'Etat de février prochain». Et aussi tout simplement «le gel de la décision» et c'était peine perdue pour ceux des pays comme l'Algérie qui tenaient à écarter cette intrusion programmée d'Israël dans la plus haute institution panafricaine.

Il n'y a donc pas eu d'accord. Ceci, même si, selon des sources diplomatiques à partir d'Addis-Abeba, «certains pays africains qui entretiennent pourtant des relations avec Israël, ont souligné dans leurs interventions que le fait d'avoir des relations diplomatiques ne confère pas le droit d'octroyer le statut d'observateur à un quelconque pays». Nos sources signalent également «les plaidoiries de l'Afrique du Sud et surtout de la République arabe sahraouie démocratique en faveur de la juste cause du peuple palestinien (...)».

Renvoi du bras de fer au Sommet des chefs d'Etat

Autrement dit, relèvent nos sources au passage, «la RASD soutient fermement la Palestine alors que les Palestiniens sont silencieux sur la lutte des Sahraouis». Il y a pire encore : «le Maroc soutient l'entité sioniste même au prix d'un désaveu et du rejet des principes et du patrimoine historique de l'Afrique et de ses luttes contre le colonialisme et l'apartheid», nous dit-on. D'Addis-Abeba, le bras de fer autour de la question est renvoyé au plus niveau institutionnel africain. Il faudra ainsi attendre février prochain pour que la question soit débattue par les chefs d'Etat africains dont 46 d'entre eux dont l'Egypte, le Soudan et le Maroc, sont officiellement liés à l'entité sioniste. C'est dire que la guerre sera difficile à gagner par Ramtane Lamamra et ses soutiens. Le MAECNE le dit clairement dans sa déclaration à l'issue du débat du vendredi.

Réputé pour ses positions incisives sur de nombreuses questions géostratégiques, le chef de la diplomatie algérienne a noté dans sa déclaration que «les nombreux pays qui, comme l'Algérie, se sont opposés à la décision malencontreuse et dangereuse du Président de la Commission ont défendu l'intérêt suprême de l'Afrique qui s'incarne dans son unité et celle de ses peuples». Il a affirmé alors qu'«il est donc regrettable que la proposition du Nigeria, élaborée avec l'Algérie, tendant à restaurer immédiatement le statu quo ante n'ait pas été acceptée par une minorité activiste représentée par le Maroc et quelques-uns de ses proches alliés dont la République démocratique du Congo qui a assuré une présidence particulièrement partiale de la séance». Plus tranchant encore, le ministre a souligné que «les plaidoiries de l'Afrique du Sud et de la République arabe sahraouie démocratique en faveur de la juste cause du peuple palestinien ont mis opportunément en perspective l'atteinte grave portée par la décision de Moussa Faki au patrimoine historique de lutte de l'Afrique contre le colonialisme et l'apartheid».

En définitive, a déclaré Lamamra, «les ministres du courant majoritaire qui ont conscience que la crise institutionnelle engendrée par la décision irresponsable de Moussa Faki tend à rendre irréversible la division du continent, ont accepté de soumettre la question au Sommet des chefs d'Etat de l'Union africaine prévu au mois de février prochain».

«Lamamra met tout le monde devant ses responsabilités»

Il fait presque une prière en concluant : «Il faut donc espérer que le Sommet marquera un sursaut salutaire d'une Afrique digne de son Histoire et ne cautionnera pas une cassure irrattrapable». Jugée «très significative» par des diplomates, «la déclaration de Lamamra met tout le monde devant ses responsabilités sur les risques sérieux d'une crise institutionnelle de l'UA, par suite des manœuvres du Maroc et ses alliés minoritaires dont la RDC (...), visant à octroyer le statut d'observateur à l'entité sioniste au sein de l'organisation panafricaine, même au prix d'une profonde division et de l'éclatement de l'unité des États au sein de l'UA».

Dans notre édition du mardi 10 août 2021, nous écrivions que Moussa Faki Mahamat ne s'est pas encombré d' «une mesure préalable de procédure quelconque» pour faire valoir «sa totale compétence» en faveur de l'accueil de l'entité sioniste au sein de l'UA depuis le 22 juillet dernier, jour où l'ambassadeur israélien Aleleign Admasu déjà en poste en Ethiopie, au Tchad et au Burundi, lui a présenté ses lettres de créances. «Suite à la décision d'accréditation du représentant de l'Etat d'Israël auprès de l'Union africaine, le Président de la Commission de l'Union africaine Moussa Faki Mahamat tient à rappeler que cette décision relève de sa totale compétence, sans être liée par une mesure préalable de procédure quelconque», a dit son communiqué rendu public à cette occasion. Moussa Faki, écrivions-nous encore, a justifié sa décision en rappelant «(...) la reconnaissance d'Israël et le rétablissement de relations diplomatiques par une majorité supérieure aux deux tiers des Etats membres de l'UA, et à la demande expresse d'un bon nombre de ceux-ci en ce sens». Nous rapportons ainsi que c'est donc un fait accompli que le président de la CUA a saupoudré d'un peu d'éthique en réitérant «(...) l'attachement indéfectible de l'organisation panafricaine aux droits fondamentaux du peuple palestinien, y compris son droit à la création d'un Etat national indépendant, ayant comme capitale Jérusalem Est, dans le cadre d'une paix globale, juste et définitive entre l'Etat d'Israël et l'Etat de Palestine». Comme écrit dans ces colonnes, face au déni, au reniement et à l'arrogance d'Israël à l'égard du peuple palestinien, la communauté internationale se contente à ce jour de se prêter à des discours hypocrites à l'image de celui contenu dans le communiqué du président de la CUA par lequel il «espère vivement que cette accréditation contribuera au renforcement du plaidoyer de l'UA pour la réalisation du principe des deux États et du rétablissement de la paix tant souhaitée entre les deux Etats et les deux peuples».

Rappels de faits têtus

Moussa Faki avait décidé d'inscrire la question du statut d'Israël sur demande de 7 pays arabes, l'Algérie, l'Egypte la Tunisie, la Libye, la Mauritanie, les Comores et Djibouti, qui l'avaient accusé d'avoir commis «un dépassement procédural politique inadmissible de par son pouvoir discrétionnaire». L'Afrique du Sud et le Niger se sont joints à ce groupe en plus de ceux qui lui ont été solidaires à savoir la Jordanie, le Qatar, le Yémen, le Koweït ainsi que la mission permanente de la Ligue des Etats arabes auprès de l'UA à Addis-Abeba. Tout de suite après la décision de Faki, Lamamra avait estimé, comme rapporté dans ces colonnes, que «l'acceptation d'Israël au sein de l'UA risque de conduire à la division de l'organisation continentale». Au titre de l'anticipation, nous écrivions en août dernier que «(...) le MAE doit savoir d'emblée que la tâche de déloger Israël des rangs de l'UA ne sera pas facile. Les batailles ou plutôt la guerre sera dure à mener au sein d'une organisation dont la majorité des membres soutiennent Israël. Il devra travailler inlassablement au renversement d'équilibre entre les pays pour et les pays contre au sein de l'UA et même ailleurs. Sa tournée en Afrique et dans des pays arabes dès sa prise de fonction précise sa conviction qu'un travail de proximité soutenu auprès des pays récalcitrants devrait ne pas être vain. Le MAE devra certainement s'engouffrer dans d'autres arcanes diplomatiques, institutionnels et géopolitiques pour pouvoir arracher d'autres soutiens. Ayant arpenté le dédale institutionnel international pendant longtemps, il aura besoin de tous ses réseaux pour tenter de déconstruire des états de faits et en (re)construire d'autres au milieu d'un monde qui refait ses équilibres et assure ses intérêts en décomposant les Etats et les peuples».

Les choses n'ont pas évolué depuis. Bien au contraire, le chef de la diplomatie algérienne se trouve aujourd'hui à nager à contre-courant, en plein dans ce magma diplomatique africain qui a troqué ses principes contre des positions politiques serviles à l'égard de l'entité sioniste.

Ce qui doit lui faire mal, c'est qu'il n'y a aujourd'hui plus aucun Algérien dans les rouages de l'UA alors que l'Algérie est son plus grand contributeur. En quittant son poste de Commissaire pour la paix, la sécurité et les affaires politiques pour cause de fin de mandat, Smaïl Chergui a laissé un vide sidéral derrière lui.

«On va souffrir avec le nouveau président de la RDC»

L'on a rappelé qu'à la clôture en février dernier, des candidatures pour le pourvoi des postes de commissaires à la tête des différentes commissions de l'UA, l'Algérie s'était abstenue d'en présenter des candidats. Nous le rapportions dans notre édition du mercredi 3 février 2021, en soulignant que la 34ème session ordinaire du Sommet des chefs d'Etat et de gouvernement de l'Union africaine a pris fin avec les élections des commissaires à la tête des différentes commissions pour lesquelles l'Algérie n'a présenté aucune candidature. C'est ce jour-là que le Président de la Commission exécutif de l'Union africaine, le Tchadien Moussa Faki, a été réélu par 51 voix sur les 55 des Etats membres avec comme vice-présidente Monique Nsanzabaganwa, la gouverneure adjointe de la Banque nationale du Rwanda. Et c'est notamment ce jour-là que Smaïl Chergui avait cédé son poste au Nigérian, l'ambassadeur Bankole Adegboyega Adeoye. Le nouveau CPS a été élu à l'unanimité (55 voix) après le retrait du candidat sud-africain. Le poste de Commissaire à l'agriculture, économie rurale et développement durable est revenu à l'Angolaise Josefa Leonel Correia SACKO, après qu'elle ait battu le candidat marocain. Le nouveau Commissaire au Développement économique est le Zambien Albert Muchanga. La Commission à l'infrastructure, à l'énergie, à la numérisation et au tourisme a gardé son Commissaire, l'Egyptienne Dr Amani Abou Zeid qui a succédé à elle-même. La session devait élire aussi des commissaires à l'éducation et aux sciences, au commerce et l'industrie, à la santé, aux affaires humanitaires.

Pour rappel, le Professeur Mohamed Belhocine est depuis la semaine dernière Commissaire à l'Education, aux sciences, à la technologie et à l'innovation.

Nous écrivions aussi que c'est en février dernier, qu'au nom du principe d'une présidence tournante annuelle, le président sud-africain Cyril Ramaphosa a cédé son siège au président de la République démocratique du Congo, Félix Tshisekedi dont la partialité vis-à-vis des Etats hostiles aux causes justes, ne fait plus aucun doute selon Lamamra qui le dit haut et fort et sans détours. En février déjà, nous rapportions le premier commentaire à chaud de diplomates algériens : «On va souffrir avec le nouveau président de la RDC».

«L'abstention de l'Algérie déroge à ses habitudes diplomatiques»

Nous écrivions alors, inquiétude fondée puisque la ministre d'Etat, ministre des Affaires étrangères de la RDC, Marie Tumba Nzeza, a inauguré le 19 décembre dernier aux côtés de son homologue marocain, Nasser Bourita, un consulat général à Dakhla, la ville sahraouie occupée». L'année prochaine, la partie risque d'être encore difficile pour l'Algérie parce que la présidence tournante de l'UA reviendra au Sénégal «qui entretient d'excellents rapports avec le Maroc», avaient noté nos sources. Le Tchadien Faki qui venait de décrocher son deuxième mandat de quatre ans à la tête de la commission exécutive de l'UA est issu du pays du président Idriss Deby «très proche des Marocains», affirmaient en outre nos sources. Autres inquiétudes de diplomates : «un Nigérian à la tête de la CPS pourra contredire les positions de l'Algérie parce que son pays a amorcé récemment un revirement de sa position sur le Sahara Occidental.

Le tout était de souligner, comme fait dans notre édition de février, que «le fait que l'Algérie n'ait présenté aucun candidat à aucun poste de commissaire, déroge à ses habitudes diplomatiques et notamment à sa prestance au sein de l'organisation panafricaine. Rien n'explique le choix d'une telle abstention surtout en ces temps de repositionnement des puissances du monde et de leurs tentatives de dislocation des pays qu'ils considèrent «damnés». Les diplomates redoutent une première grande dérive institutionnelle africaine qui pourrait se tramer derrière la nouvelle configuration des responsabilités au niveau de l'UA. «Avec ses alliés notamment à la tête de la commission Affaires politiques, Paix et Sécurité, le Maroc va chercher à amender la Charte de l'UA pour arriver à geler la participation de la RASD», avaient averti nos sources. Ils avaient noté que «les changements géopolitiques provoqués dans la région par les lobbys sionistes, les Etats-Unis, la France et les pays du Golfe, l'ampleur des enjeux, la complexité des défis obligent, aujourd'hui, les plus hautes autorités du pays à faire preuve du sens profond de l'Etat et des institutions légitimes pour préserver les intérêts stratégiques nationaux et au-delà se recréer une place diplomatique prépondérante au sein du continent».